Memoria d'Apichatpong Weerasethakul (2021).
A Sound Odyssey.
Rappel: Notes sur Oncle Boonmee.
Comme toujours, plusieurs mémoires opèrent dans le dernier film de Weerasethakul. Et d'abord la mémoire cinéphile, celle bien sûr des précédents films du cinéaste, car si Weerasethakul cherche ici à expérimenter autre chose, le cadre où cela se passe (la Colombie) ne diffère pas vraiment de son cadre habituel, la Thaïlande; mémoire cinéphile qui voit également surgir d'autres films que ceux d'AW. On évoque à juste titre Vaudou de Tourneur — le Tourneur lewtonien — sur la base déjà du nom de l'héroïne Jessica Holland (Tilda Swinton) et parce que le film de Tourneur imprègne toute la seconde partie du film, alors que la première ferait plutôt écho au Blow Out de De Palma, version "sonore" du Blow Up d'Antonioni, une détonation à la place d'un agrandissement photo. D'ailleurs, puisque Memoria démarre par un gros Bang, perçu uniquement de Jessica, et qu'il se poursuit dans la deuxième partie sous forme de traces, que l'héroïne essaie de retrouver et dont elle finit par se rapprocher, écho lointain de ce qui aurait suivi le Bang du début — on pense au rayonnement fossile —, cela confère au film une dimension cosmogonique, avec tout ce que cela suppose de paradoxes et autres singularités, la première d'entre elles étant certainement cette drôle de vision apparaissant à la fin et dont on peut dire, sans rien dévoiler, qu'elle range définitivement les films de Weerasethakul dans la catégorie des "objets filmiques non identifiés". Sauf qu'une fois dit ça, on a évidemment rien dit. Il faut repartir de l'avant, et en arrière, pour mieux resituer Memoria.
Il y a donc Vaudou. Soit la rencontre de deux mondes fondamentalement opposés: d'un côté, le monde du rationalisme et de la science; de l'autre, le monde des croyances et du surnaturel. Et Jessica Holland, à la fois occidentale et zombie, pour faire communiquer les deux. Dans Memoria, communiquer, c'est passer de la reconstruction technologique d'un son (proprement "inouï", qu'on avait jamais entendu) aux mystères (pour longtemps encore, inexpliqués) de son origine. Première surprise: le passage ne s'accompagne pas du gain d'émotion espéré. C'est même tout le contraire. La plus belle séquence du film est celle qui se passe dans la salle de mixage, quand Jessica tente d'expliquer les caractéristiques physiques du son qu'elle a entendu à Hernán 1, lequel les restitue petit à petit jusqu'à recréer le son en question. Séquence admirable et d'autant plus que c'est la seule vraiment émouvante du film. Si la seconde partie de Memoria n'est pas aussi forte, émotionnellement parlant, c'est peut-être qu'elle apparaît un peu trop attendue, dans ce qui doit être le grand moment du film, cette expérience sensorielle qui chez Weerasethakul repose souvent sur un défi esthétique dont l'enjeu est le temps: la durée d'une séquence qu'on étire au-delà du possible afin que, surpassant l'ennui, quelque chose arrive, qui redistribue les cartes. C'est le défi de l'art contemporain et ça relève du tout ou rien. Soit ça marche, soit ça ne marche pas. Et dans cette partie du film, en pleine nature, plus près de la jungle que de la ville, eh bien, on ne peut pas dire que ça fonctionne vraiment. Vous avez d'un côté Jessica, la voyageuse, qui souffre donc de parasomnie (le "syndrome de la tête qui explose", un grand "boum" et non un petit "pop" comme le pense la doctor locale qui lui recommande Jésus comme traitement), et de l'autre Hernán 2 (une réincarnation du premier? disparu du jour au lendemain), "l'homme qui ne se souvient pas de ses rêves" mais de tout le reste, ce qui le contraint, pour ne pas encombrer sa mémoire, à ne jamais voyager... L'idée est belle, concernant chaque personnage, mais la réaction (alchimique) entre les deux: l'échange de souvenirs, entre l'homme qui en est plein et de toutes sortes, comme l'oncle Boonmee, et la femme malade qui cherche une réponse, plus rationnelle, elle, quant à l'origine du bruit qu'elle a dans la tête... cette réaction ne provoque rien sinon une profonde envie de dormir. Comme si le sommeil auquel ne pouvait accéder Jessica finissait par gagner le film... Peut-être, à moins d'y voir autre chose.
Revenons à Blow Out. Si on parle beaucoup de Vaudou, c'est à cause de Jessica Holland. Or le nom de Holland n'est jamais cité dans le film. On ne le connaît que parce qu'il apparaît au générique. Il en est de même de l'autre grand personnage du film: Hernán Bedoya. Qui est Hernán Bedoya? C'est un nom assez répandu, mais son choix pour le film n'est sûrement pas le fruit du hasard, pas plus en tout cas que ne l'est celui de Jessica Holland. Et s'il existe un Hernán Bedoya, auteur d'une nouvelle de science-fiction, Discovery (Time Lost) — l'histoire d'un homme luttant pour protéger sa planète et qui au dernier moment, alors que tout semble perdu, découvre "quelque chose d'autre" qui justifie de poursuivre la lutte, histoire qui fait écho au film —, il existe un autre Hernán Bedoya, qui pourrait être le même tant ce qu'il a vécu fait également écho à ce que raconte la nouvelle — soit deux Hernán comme dans le film; quoi qu'il en soit un second Hernán auquel a nécessairement pensé Weerasethakul. Il s'agit d'un activiste colombien de la région de Chocó où il vivait en tant que fermier et qui, après avoir été expulsé plusieurs fois de ses terres par des groupes paramilitaires, s'y réinstalla pour fonder "Mi Tierra", une zone de biodiversité qui protège les terres de la communauté afro-colombienne du Chocó contre les compagnies agro-industrielles (celles notamment qui exploitent l'huile de palme). Longtemps menacé de mort et sans véritable protection de la part du gouvernement, il fut assassiné en 2017, abattu d'une quinzaine de balles par un groupe néo-paramilitaire associé au Clan du Golfe, le cartel de la drogue le plus puissant de Colombie. Je m'avance peut-être mais j'ai du mal à ne pas voir dans la mort de cet Hernán Bedoya-là le motif caché de Memoria. D'où Blow Out, dont on sait qu'il s'inspire non seulement de Blow Up mais aussi de Conversation secrète de Coppola, un autre des films préférés de Weerasethakul... On tend à l'oublier mais derrière la poésie envoûtante du cinéma d'AW, il y a souvent un aspect politique, qui toucherait ici à l'idée de crime organisé pour éliminer celui qui gêne. Ainsi le son qu'entend Jessica serait-il également, de façon métaphorique, le son amplifié de la terrible décharge qui un jour tua Hernán Bedoya. Le syndrome de la tête qui explose, dont Weerasethakul dit avoir souffert (mais c'est peut-être pour mieux brouiller les pistes), c'est aussi l'image par excellence — originelle ("kennedienne" pourrait-on dire) — de l'attentat politique. De sorte que la séquence où Hernán 2 s'endort allongé sur l'herbe ne serait rien d'autre qu'une métaphore de la mort du vrai Hernán Bedoya (c'est d'ailleurs pour ça qu'il ne rêve pas), justifiant l'extrême longueur de la séquence. Et ainsi voir dans cette seconde partie, à la limite de l'ennui et/ou de l'endormissement (critère hautement subjectif, comme l'est la notion d'envoûtement qu'on y oppose), autre chose que les tribulations "vaudouesques" d'une horticultrice écossaise. (Au final, bien qu'il se nomme Jessica Holland, le personnage que joue Tilda Swinton évoque davantage Betsy, l'autre femme de Vaudou, l'infirmière canadienne.) Vaudou est bien là dans le film, mais si on y ajoute Blow Out, cela donne une autre image de Memoria. Le "rayonnement fossile" du film renverrait à quelque chose d'ancestral qui, pour le coup, permettrait encore mieux, du moins plus profondément, de faire communiquer le film de Weerasethakul avec celui de Tourneur. Effaçons les rapprochements trop faciles (il y a "we erase" dans Weerasethakul), pour découvrir ce qui s'y cache dessous. Un même drame. Chez Tourneur, celui du peuple caribéen. Chez Weerasethakul, celui du peuple afro-colombien. C'est de cette mémoire-là dont il est aussi question dans Memoria, sauvant finalement le film de l'ennui — celui qui n'est pas productif — pour le rendre (rétrospectivement) passionnant.
PS. Si la seconde partie achoppe c'est aussi que le Son, le "son mystère", celui que Jessica est la seule à entendre, est le vrai héros du film. C'est lui qui concentre toute l'attention du spectateur dans la première partie. En disparaissant des radars (si on peut dire) durant de très longues minutes, ce qui correspond à la partie "soporifique" du film, c'est la matière même du film qui semble disparaître, créant une sorte de béance que le personnage, mystérieux lui aussi, d'Hernán Bedoya (le second Hernán) ne saurait combler. Car quand bien même celui-ci serait une représentation du vrai Hernán Bedoya, ce qui en ferait l'autre héros — mais caché — du film, son incarnation pour le moins flottante souffre de la comparaison avec la puissance, esthétique aussi bien que fictionnelle, dégagée par le Son.
Y'a un drame enfoui quelque part, et donc hop, c'est "passionnant" ? Il vous en faut peu.
RépondreSupprimerIl a pas tort l'anonyme, vous passez un peu vite d'ennuyeux à passionnant, non ?
RépondreSupprimerNon parce que si vous aviez lu mon texte correctement, vous auriez compris que ennuyeux et passionnant renvoient à deux choses différentes... ce qui relève de l'ennui c'est le film dans sa forme, surtout la seconde partie, alors que ce qui est passionnant c'est la lecture qu'on peut faire de ce qu'il raconte. J'ai écrit "passionnant" au sens d'excitant, qui présente un intérêt très vif.
SupprimerComment peut-on s'ennuyer devant un film dont la "lecture" "présente un intérêt très vif" ? Vous ne faites que répéter la contradiction sans l'expliquer... ni la reconnaître !
SupprimerCe sont deux temps différents... L'ennui c'est ce qu'on éprouve au moment où l'on regarde le film, parce qu'il est trop lent ou qu'on ne comprend pas suffisamment ce qu'il raconte, ça n'empêche pas d'être intrigué, d'y repenser par la suite, de se dire qu'on est peut-être passé à côté de certaines choses... le film continue de (vous) travailler et l'intérêt que vous y portez peut devenir très fort et corriger le sentiment d'ennui (de toute façon très relatif) que vous avez éprouvé en le regardant.
Supprimer"parce qu'il est trop lent ou qu'on ne comprend pas suffisamment ce qu'il raconte"... ou bien qu'il est complaisant, idiot et mal foutu !
SupprimerMal foutu, oui d'une certaine façon mais ça ne me gêne pas, idiot, je dirais plutôt naïf, complaisant, je ne crois pas... mais bon, vous avez détesté le film, on n'est plus dans l'ennui, au contraire même, ça vous a tellement énervé qu'au moins vous ne risquiez pas de vous endormir
SupprimerEt vous Buster, vous avez aimé ou non le film ? A vous lire on ne sait plus.
RépondreSupprimerHé hé... moi non plus je ne sais pas. En fait si, j'ai bien aimé mais je ne crie pas au chef-d'oeuvre comme certains... je trouve le film un cran au-dessous de Boonmee qui lui-même était au-dessous de Blissfully Yours et Tropical Malady. La part enchanteresse du cinéma d'AW tend à se réduire mais peut-être parce qu'on s'y est habitué. En revanche j'ai été sensible à l'aspect concret du film, le son mystère...
SupprimerPour conclure je rappelle que l'ennui n'est pas chez moi un critère disqualifiant quand il s'agit d'oeuvre un peu exigeante (comme on dit)... la question est de savoir si c'est productif ou pas, ce qui est souvent l'enjeu des oeuvres d'art contemporain, dont je ne raffole pas soit dit en passant. Et pour ce qui est de Memoria, disons que je n'ai pas été convaincu par la seconde partie, au sens où l'ennui distillé ne produisait rien. Après, en m'interrogeant sur ce que racontait le film, j'ai découvert cette histoire d'Hernan Bedoya. Elle ne remplace pas le sentiment d'ennui ressenti (ce qui est fait est fait), mais elle éclaire rétrospectivement le film et donc, si c'est la mort qui est signifiée, comme je le crois, dans la longue scène où le personnage dort immobile, alors cette longueur me paraît justifiée et l'ennui éprouvé moins stérile. Bon d'accord tout ça, ce ne sont que des constructions de l'esprit, mais je ne prétends à aucune vérité, je ne fais que rendre compte d'une expérience, celle qu'on fait avec ce genre de film, rien d'autre.
RépondreSupprimerNon, vous rendez compte de 2 moments d'une expérience, et on ne voit pas bien pourquoi le 2ème moment (le montage dans votre tête avec l'histoire d'Hernan Bedoya) devrait modérer la portée du 1er (l'ennui). Comme vous dites, ce qui est fait est fait : Memoria vous a emmerdé. Aucune analyse rétrospective n'y changera rien... sauf si vous vous accrochez à une politique de cet Auteur. Mais, à ce jeu-là, on trouve toujours quelque chose pour défendre n'importe quoi, cf. Positif (bisou Michel).
SupprimerJe savais pas qu'il y avait deux types d'ennui.
SupprimerEh oui c'est comme le cholestérol, il y a le bon et le mauvais...
SupprimerIl n'y a qu'un seul type d'ennui, c'est quand on s'emmerde devant un film et que le temps paraît interminable, un point c'est tout.
SupprimerOui ça c'est l'ennui auquel on ne cesse de me ramener, l'ennui que tout le monde ressent devant un film où rien ne semble se passer, où forme et contenu semblent tourner à vide... "semblent" car c'est de l'ordre du subjectif. Moi je parle de l'ennui en tant que principe esthétique, ce que l'auteur ne reconnaîtra jamais comme tel (trop suicidaire commercialement parlant) mais qui consiste à travailler cette impression de répétition, de surplace, de temps suspendu, etc, avec le risque que ça ne produise rien chez le spectateur autre que de l'ennui justement... mais parfois au contraire, ça fonctionne (penser à Tsai Ming-liang, ces longs plans vides, des fois ça marche des fois ça ne marche pas).
Supprimer(oui je me répète, ça devient... chiant, d'autant que j'ai l'impression de parler à un mur)
Rien à voir avec Straub chez qui la plupart du temps le surplace ou l'immobilité sont les moyens d'une détente ou au contraire d'une tension augmentée, parce que Straub travaille du texte, c'est-à-dire du sens, qui accompagne, redouble et approfondit l'image, sans parler du son direct qui densifie la perception, au lieu que chez Weerasathekul on n'a pas de son direct (ou alors sur-trafiqué) ni texte à déplier mentalement. On attend, mais sans rien avoir à se mettre sous la dent, résultat : on ne s'ennuie pas, on s'emmerde.
SupprimerOK (pour Straub)
SupprimerJe ne crois pas du tout à l'interprétation que vous faites du personnage d'Hernan Bedoya.
RépondreSupprimerVous avez raison.
SupprimerEn fait vous défendez Memoria, comme Tre piani, The French Dispatch, Tralala parce que les Cahiers les ont défendus .
RépondreSupprimerPas du tout, je me fous de ce que les Cahiers aiment ou n'aiment pas... il y a un goût commun pour certains films, ce qui ne m'étonne pas vu ceux qui y écrivent, mais ça s'arrête là, et puis Memoria j'ai des réserves, Annette je n'ai pas du tout aimé... deux films qu'on devrait pourtant retrouver en tête de leur top annuel, en tous les cas en bonne place
SupprimerJe viens de voir Memoria, je me suis ennuyé comme un rat mort, c'est nul
RépondreSupprimerEn parlant de navet, vous avez vu le dernier Eastwood ?
RépondreSupprimerNon pas vu, c'était prévu mais le projecteur a rendu l'âme à l'instant même où je prenais mon billet...
SupprimerEn parlant de bouse, vous avez vu le Campion ?
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