Plus qu'hier, moins que demain de Laurent Achard (1999).
Le premier long métrage de Laurent Achard est aussi l'un des plus beaux films français des années 90. Et pour en rendre compte, le superbe texte de Frédéric Strauss paru à l'époque dans les Cahiers du cinéma:
Inquiétude.
Plus qu'hier, moins que demain tient magistralement les promesses des trois beaux courts métrages de Laurent Achard (Qu'en savent les morts?, Dimanche ou les fantômes, Une odeur de géranium). Ceci pour information, car le film parle d'autre chose. Pas de l'avancée et de la confirmation d'un jeune cinéaste soucieux d'imposer son style, son univers, de faire sa place d'auteur, mais d'un jeune cinéaste inquiet, et on le comprend, à l'idée d'exposer ses personnages, leurs sentiments, l'amour qu'il a pour eux et son propre amour du cinéma à ce grand risque: le cinéma. Plus qu'hier, moins que demain est parcouru par l'idée que le cinéma est capable du pire (broyer, caricaturer la vie, les sentiments, et même l'amour du cinéma) et qu'il lui faut l'attention, la précaution, la précision d'un regard inquiet pour être capable du meilleur (approcher et peut-être révéler la vérité d'une vie, d'un sentiment, d'un amour du cinéma). Cette idée impose immédiatement une tension à la mise en scène de Laurent Achard, et arrache l'histoire de Plus qu'hier, moins que demain à toute familiarité.
C'est saisissant, car on est justement en plein lieu commun (la province la plus quelconque), dans l'immobilisme d'un univers tellement reconnaissable à perte de vue que le cinéma n'y va plus voir, surtout pas le jeune, sans quelques munitions. Mais ici, pas un pressing à l'horizon — tout juste une... conserverie —, pas un bourgeois chabrolien pour corser la situation — mais de petites gens dans de petits pavillons — pas un accent local dépaysant, rien pour exciter l'imagination. Cette inertie, pourtant, anime radicalement le regard de Laurent Achard, qui insuffle à la banalité de toute chose une importance étrange, un peu comme lorsque Tsai Ming-liang dévoile la beauté mystérieuse de la vie en filmant un escalator, à cette différence que l'autorité du plan, et du temps, est plus souple et joue elle-même par invisibilté dans Plus qu'hier, moins que demain.
Passé les premières images du générique, choisies, découpées, prémices d'un sentiment d'opacité et de transparence inséparables qui ira grandissant, le film laisse tout venir à lui: Sonia, jeune femme de retour dans sa province familiale, avec son mari et leur bébé; sa mère, rude, en tablier; sa sœur, Françoise, qui hurle un refrain de Vanessa Paradis en sautant sur son lit, et Julien, son petit frère qui la regarde avec admiration; la morosité des papiers peints et les parpaings encore apparents de la maison; le jardin avec la niche du chien Kiki et la cabane de Karim, un immigré qui travaille au noir; le soleil écrasant sur la conserverie de l'oncle Maurice, qui fait couler le champagne pour fêter la modernisation des locaux, et présenter sa nouvelle femme par la même occasion; le père de Sonia, qui s'absente dans l'alcoolisme familier, et Bertrand, le fils de Maurice, qui aime Françoise possessivement. A chacun d'eux, Laurent Achard fait une place dans son film, de la façon la plus simple et en même temps la plus étonnante qui soit: il est avec Julien, dans son regard contemplatif, avec Françoise, dans ses rêves d'adolescente, avec Bertrand, dans sa fougue cassante, avec l'oncle Maurice, dans son idéal de confort matériel et conjugal... Dans le jeune cinéma français, souvent fermé sur sa propre génération, le lien que Laurent Achard noue avec tous ces personnages (aidé par des acteurs d'une justesse égale) n'est pas seulement le signe d'une générosité rare. Cette place donnée à chacun permet que soit révélée, sans cruauté, une vérité cruelle: chacun a une place malheureuse.
Plus qu'hier, moins que demain dit la noblesse de son petit univers, sa beauté nue, sa tenue, et dit en même temps combien il est atroce, mortellement. De ce qui pourrait être un jeu de massacre facile, Laurent Achard fait un appel au cinéma, une mise à l'épreuve de la subtilité dont seul le cinéma est capable. C'est une robe jaune que Sonia retrouve, et qui éclaire soudain son visage d'une lumière nouvelle, intrigante. C'est une bague qui passe de mains en mains, ouvrant un mouvement secret dans ce monde immobile. Comme Sonia, qui "fugue" sans cesse (un détour par les bureaux de la conserverie, une promenade on ne sait où, et cette scène fascinante où elle disparaît derrière le mur de ce qu'on découvrira être un cimetière, pendant que Julien l'attend), le film s'ouvre peu à peu à un espace inconnu, à une autre respiration, d'abord étouffée, suggérant que si cet univers est petit, c'est parce que quelque chose de grand n'y trouve pas sa place.
Quelque chose comme un grand amour: quatre ans plus tôt, Sonia a aimé son oncle Maurice, elle a porté leur enfant, qui est mort rapidement, et la femme de Maurice est morte aussi, de longue maladie, puis Sonia est partie à Paris. Tragédie grecque étouffée par la honte ordinaire provinciale, drame à la Tennessee Williams ramené à l'échelle de la morne tradition des secrets de famille, l'histoire de Sonia n'a pas sa place dans le monde de Plus qu'hier, moins que demain: c'est un fantôme qui y rôde, ombre de mort et de passion. Pour Laurent Achard, cette histoire n'est pas une matière romanesque (une fiction à l'échelle du cinéma français), c'est une matière de cinéma: un émoi muet qui transparaît dans chaque plan, un inconfort et une inquiétude qui font surgir, dans l'assurance d'une mise en scène jamais hâtive, l'élan pressant des sentiments enterrés, interdits, et toujours violents.
Ce mouvement intérieur se déploie dans la dernière partie du film, où tous les personnages de Achard ont soudain, dans le sillage de Sonia, la possibilité d'une échappée hors d'une vie qui s'est figée. Parce que c'est dimanche et que le temps est idéal pour pique-niquer au bord de la rivière en attendant la compétition de nageurs, le monde s'ouvre à eux. La forêt est immense, comme le temps qui s'arrête, la circulation timide des objets (la robe, la bague) s'élargit aux personnages, la mise en scène étend encore sa portée et tout prend une autre mesure. Mais Achard, qui sait comme personne regarder ensemble une chose et son contraire, montre alors aussi que rien ne bouge et rien ne change. Et si le monde extérieur (la vraie vie) est plus proche, c'est comme un mirage d'une plus grande intensité. Ainsi, l'inquiétude diffuse qui parcourait le film jusque-là devient une terreur indéfinissable, entraînant l'idée que tout est soudain possible pour les personnages, que tout peut leur arriver, surtout le pire innommable. Cette angoisse sourde et irrationnelle culmine dans la scène du baiser qu'impose Bertrand à Françoise, devant une grotte d'où Julien surgira comme un fantôme, scène d'une efficacité quasi hitchcockienne prouvant que les craintes de Laurent Achard (le cinéma est un outil explosif à manier avec mesure et circonspection) ne fondent pas une stratégie de repli, mais un désir de mettre minutieusement, profondément, en alerte le spectateur.
Le dimanche au grand air de Plus qu'hier, moins que demain est en vérité une journée oppressante tout au long de laquelle chacun étouffe un peu mieux à la mauvaise place qui est la sienne. Sonia à celle de l'amour impossible, orphelin, dont sa furtive rencontre avec Karim réactive la fatalité. Karim à celle de l'Arabe sans papiers, désormais recherché par la police. Le père à celle du mort (plan solennel, terrassant, sur son corps "reposant" à l'arrière de la voiture pendant la sieste). Julien, personnage magnifique dont le regard direct et pénétrant est le passeur idéal de celui d'Achard, à celle de l'enfant où il est déjà à l'étroit: d'abord fait prisonnier et "torturé" par Bertrand et ses copains dans la forêt, et finalement abandonné seul à ses parents, dans le pavillon que Françoise réussit à quitter, pour partir à Paris avec Sonia. Et pour revenir un jour, comme Sonia, le temps d'un week-end où elle retrouvera ce petit monde, et sa place plus petite qu'hier, et moins que demain. S'il y a une lueur d'espoir, c'est du côté du chien Kiki qu'il faut la chercher: celui-là a fui sa niche avant qu'on ait pu le voir, et ne reviendra pas. Pour Julien, qui s'inquiète de sa disparition, la mère trouve les mots: "S'il est parti, c'est qu'il avait ses raisons... Si tu l'aimes, il faut comprendre." Cette mère gardienne de l'ordre et du silence (sa mauvaise place à elle), qui parle du chien pour (ne pas) parler de Françoise, donne un bocal de tomates à Sonia pour (ne pas) lui dire qu'elle l'aime malgré tout, devient l'allégorie de ce monde où l'on se retient, derrière des mots, derrière des rôles, pour (ne pas) vivre. Et le langage de la mère, c'est aussi celui de Laurent Achard quand il filme une bague ou une robe jaune. Un langage qui n'est pas celui de la poésie, de la métaphore, mais d'un monde concret où la beauté du cinéma, seule respiration possible, est cette juste inquiétude: une question de vie ou de mort. (Cahiers du cinéma n°532, février 1999)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire