Tre piani de Nanni Moretti (2021).
Ce qui suit est né d'une double lecture: la première concerne le texte particulièrement stimulant de Nicolas Pariser ("Nanni Mosaïque") publié dans les Cahiers du cinéma à propos du dernier Moretti, Tre piani, film victime du traditionnel malentendu sur les œuvres tardives des grands cinéastes ("c'est platement filmé, naïf, assagi, raté, voire embarrassant..."), ce que corrige Pariser, expliquant que si "Tre piani se présente à nous comme un film assez ingrat visuellement, austère dans le ton, sans aucune flamboyance stylistique ou narrative", il y apparaît "pourtant, très vite, un fort sentiment d'étrangeté (qui) efface la première impression (...) Quelque chose ne fonctionne pas, comme si rien ni personne n'était tout à fait à sa place." Cette étrangeté tient au fait que "Tre piani est un film italien qui n'est ni un film de gauche ni un film chrétien (...) mais un film juif... même radicalement juif...", qu'il s'agisse des situations du film, trouvant leur source dans l'Ancien Testament (et non dans le Nouveau), ou des comportements névrotiques des personnages (crédibles si on les rattache à la psyché juive)... D'où la bizarrerie ("voir des personnages manifestement juifs interprétés par ce qui, en théorie, s'en éloigne le plus — littéralement des Romains"), et surtout le trouble qu'un tel récit provoque: l'impression de voir pour la première fois un film juif sans le folklore qui d'ordinaire le parasite.
Le film, à la fois sec et harmonieux — un modèle d'écriture — est magnifique. Un des plus beaux Moretti indéniablement. Sur le caractère juif du film, via la prégnance très forte des sentiments d'angoisse et de culpabilité qui l'imprègnent (le roman d'origine est israélien et se passe à Tel Aviv), j'ajouterai que Moretti le laisse entendre de façon assez nette quand même, pas tant à travers la configuration freudienne de l'immeuble (le ça au premier niveau où l'on suspecte des abus sexuels, le moi au-dessus, en proie au morcellement, le surmoi au dernier étage: la Loi incarnée par le Juge, Moretti himself, et son épouse Dora) — c'est censé être universel — que par le personnage de Monica (Alba Rohrwacher), personnage central, même s'il est fuyant, puisque c'est le Ich du film, à la fois le Moi, le Je et "l'être avec" (en hébreu), qui occupe le cœur de l'immeuble et que Moretti représente sous les traits d'une Lilith à la longue chevelure rousse (je passe sur l'image du corbeau qui lui est associée, à la symbolique un peu trop appuyée), sachant la prédisposition (génétique, culturelle, historique: post-Shoah) des Juifs ashkénazes à la dépression et aux troubles schizo-affectifs. Une judéité que Moretti revendique donc pour son film, indépendamment du roman qu'il adapte (une première pour lui), mais dont il s'écarte dans les dernières minutes, ou plutôt à laquelle il apporte un complément, "cinq ans après" un premier "cinq ans après", une sorte de post-scriptum chrétien, via la séquence de la milonga (écho possible au Moretti d'antan) puis ce qui apparaît comme l'amorce d'une réconciliation entre Dora et son fils, conférant au finale de Tre piani une dimension plus judéo-chrétienne, mais au sens moderne du mot: la façon dont l'humanisme athée de Moretti interprète la pensée juive.
L'autre lecture, plus anecdotique, renvoie à des articles (là et là) consacrés au dernier Wes Anderson (The French Dispatch), dans lesquels le journaliste recense, via les acteurs du film mais surtout les personnages et les grandes figures du magazine The New Yorker qui les ont inspirés, tout ce qui ferait de The French Dispatch "le film le plus juif" du cinéaste. L'intérêt d'une telle démarche est limité, sauf à considérer tous ces apports juifs sous un autre angle. Si l'on s'en tient à la seule référence journalistique, on s'aperçoit (aidé en cela par ce que dit Anderson lui-même dans l'interview qu'il a accordée au New Yorker) que de nombreux personnages du film se nourrissent non pas d'une seule influence mais de plusieurs, parfois de façon paradoxale (que ne peut ou ne veut expliquer Wes Anderson), et que si ce mélange d'influences va bien avec le côté mashup du film (qu'illustre le prologue raconté par Herbsaint Sazerac/Owen Wilson, dont le nom, Sazerac, est celui d'un cocktail américain à base de whisky, sauf qu'à l'origine c'était du cognac fabriqué près d'... Angoulême, capitale de la BD), il s'avère que la plupart des personnages s'inspirent de personnalités juives et non juives.
Ainsi par exemple:
— Arthur Howitzer Jr (Bill Murray) = AJ Liebling + Harold Ross
— JKL Berensen (Tilda Swinton) = Rosamond Bernier (née Rosenbaum) + Janet Flanner
— Julian Cadazio (Adrien Brody) = Joseph Duveen
— Moses Rosenthaler (Benicio del Toro): pas de référence précise, le personnage du peintre étant présenté comme le fils d'un éleveur de chevaux juif mexicain, mais au niveau de son art une sorte de Pollock en plus torturé (voire le Frenhofer de Balzac et sa "muraille de peinture")
— Lucinda Krementz (Frances McDormand) = Lilian Ross (née Rosovsky — aucun lien avec Harold Ross) + Mavis Gallant
— Zeffirelli (Timothée Chalamet) = Daniel Cohn-Bendit (mais la coiffure évoque plutôt le Rimbaud peint par Fantin-Latour)
— Roebuck Wright (Jeffrey Wright) = AJ Liebling (pour son goût de la bonne chère) + bien sûr James Baldwin
L'exception à la règle c'est Joe Mitchell qui a inspiré à la fois le personnage de Herbsaint Sazerac (Mitchell privilégiait dans ses reportages les bas-fonds de New-York et toute sa pléiade de marginaux) et celui du "cherry writer" qui n'a jamais pu écrire une ligne (Mitchell a souffert par la suite du syndrome de la page blanche).
Tout ça pour dire que The French Dispatch n'est pas à proprement parler "un film juif" sous prétexte qu'on y trouve pas mal de personnages possiblement juifs (du fait des références, car le seul qui l'est de façon sûre c'est le peintre Rosenthaler). Ici rien de la "pensée juive", plutôt l'hommage de Wes Anderson à un milieu (littéraire, journalistique, artistique) dans lequel il est de tradition de rencontrer des personnalités juives ou d'origine juive. Le fait qu'Anderson ne les retienne pas comme références exclusives (à part Duveen peut-être) pour portraiturer ses personnages, en accord avec son goût des assemblages, témoigne outre le plaisir très dandy chez lui à créer des caractères nouveaux et uniques, d'une forme de "judéo-christianisme" mais au sens cette fois littéral du mot: qui mêle sans distinction judaïsme et christianisme, et ainsi les confonde. Le meilleur exemple de cette "confusion" est bien le personnage d'Howitzer que Wes Anderson dit avoir imaginé à partir d'Harold Ross (un pur presbytérien) mais avec la tête de Liebling (une "tête d'obus"? d'où le nom Howitzer?). A l'arrivée, des personnages pas vraiment juifs (en tous les cas qui ne sont pas salingeriens comme dans The Royal Tenenbaums ou zweigiens comme dans The Grand Budapest Hotel), et encore moins WASP (comme dans Moonrise Kingdom), sans religion précise pourrait-on dire, parce qu'ici le petit monde wes-andersonien s'apparente plus que jamais à un système clos, "plein comme un œuf" (pour citer Barthes parlant de Jules Verne), un monde sans hors-champ, parce que l'englobant tout entier, où tout est là qui s'additionne, que cela touche à l'art (cf. par ailleurs l'exposition conçue par Wes Anderson et sa compagne Juman Malouf), la religion ou la politique, expliquant que l'épisode central de The French Dispatch renvoie moins aux événements de Mai 68 qu'au mouvement étudiant du 22 Mars: les grèves à Nanterre pour obtenir, entre autres, le libre accès des garçons aux dortoirs des filles — puisque l'inverse était autorisé —, où se trouvaient, encore mêlés à l'époque, gauchistes divers et catholiques de gauche, mais aussi ceux qui n'avaient jamais fait de politique auparavant, de simples jeunes en rupture de ban ("les enfants grognons"), soit le mixte idéal pour Wes Anderson, comme l'est cette histoire de manifeste (révolutionnaire) "rectifiée" par une journaliste américaine! Chez Anderson, c'est l'aspect pluraliste qui prime, de sorte que ce que raconte son film, sans que l'auteur l'ait vécu (hormis ce même regard d'exilé que celui des journalistes qu'il met en scène) n'est rien d'autre qu'un livre-mémoires où Wes Anderson s'invente dans la peau d'un ancien rédacteur en chef du plus sophistiqué des magazines américains (et non de l'ancienne réceptionniste dudit magazine: Janet Groth — il aurait fallu pour cela confier le rôle principal à Scarlett Johansson). Et que s'il fallait dégager une seule figure parmi toutes celles qu'Anderson convoque, la figure dans laquelle il pourrait lui-même s'identifier, ce serait je crois celle de James Thurber, écrivain à l'imagination débordante, l'auteur de La Vie secrète de Walter Mitty, auteur également d'une biographie d'Harold Ross, qui vécut plusieurs fois en France et qui, pour le New Yorker, écrivit non seulement de nombreuses histoires mais fut aussi un extraordinaire illustrateur. On est loin du "film juif".
A suivre: C'est quoi un film juif (2): les derniers films de Manoel de Oliveira.
Vous êtes juif Buster ?
RépondreSupprimerMoi non mais on m'a parlé dans ma famille d'une arrière-arrière-grand-tante qui s'appelait Avignon, et comme on dit que les gens qui portent le nom d'une ville sont souvent d'origine juive, alors...
SupprimerC'est quoi un blog juif ?
RépondreSupprimerC'est quoi un polémiste anti-musulmans ?
SupprimerC'est quoi un film gay ?
RépondreSupprimerc'est vrai que Scarlet Johansson ressemble beaucoup à Janet Groth quand on regarde la couverture du livre
RépondreSupprimerAlors ça y est, vous relisez les Cahiers ;)
RépondreSupprimerPas systématiquement mais oui, quand quelque chose m'intéresse.
SupprimerTout à fait. Et en Belgique les Liégeois ont sûrement des origines juives quelques part. Il y a même un Davignon.
RépondreSupprimerSinon je trouve l'article de Pariser assez inepte. Cela fait penser aux délires essentialiste de Nancy et Lacoue-Labarthe dans la Panique Politique
C'est quoi un film chiant ?
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