lundi 15 novembre 2021

Playtimes

Mulholland Drive de David Lynch (2001).

Un texte publié sur Balloonatic en mai 2008.

Voir successivement Mulholland Drive de David Lynch et Femme fatale de Brian De Palma est une expérience doublement passionnante. D’abord parce que les deux films renouvellent, chacun à leur manière et avec une réussite diverse le même territoire, celui archi-fréquenté des frontières entre fiction et réalité; ensuite parce qu’ils présentent d’indéfectibles liens, comme des traits de parenté, qui font que par instants ils semblent même communiquer entre eux. On ne s’attardera pas sur le fait qu’au départ le film de Lynch devait servir de matériau à l’"ouverture cannoise" du film de De Palma, si ce n'est pour regretter le vertige que n’aurait pas manqué de créer un tel emboîtement. De même, nous n’insisterons pas sur la citation wilderienne, Sunset Boulevard dans le film de Lynch, Double Indemnity dans celui de De Palma, sauf à rappeler le caractère "rétrospectif" des deux films de Wilder puisque, si dans le premier c’est un mort qui nous raconte l’histoire, dans le second c’est la confession du coupable, juste avant de mourir, qui organise le récit. Simple sésame cinéphile (sur le temps de la narration) permettant d’entrouvrir une des nombreuses portes — en l’occurrence la première — que doit franchir le spectateur s’il veut accéder au secret du film. Mais de ce secret, là aussi, nous n’en dirons rien. Non pas qu’il soit plus inaccessible qu’ailleurs, mais parce qu’il nous paraît secondaire en regard de ce qui se trame en amont, au niveau de la fiction et des formes qu’elle produit. Pour le dire autrement: si la jouissance féminine peut bien être ce fameux secret, identique dans les deux films — à travers la troisième femme, mystérieuse, qui dit "silencio" chez Lynch ou qui recèle les diamants chez De Palma —, c’est une autre jouissance qui s’exprime avec force dans Mulholland Dr. et Femme fatale: la jouissance de l'artiste, dans l'acte même de créer. Inutile alors de s’arrêter sur le contenu d’un coffret bleu ou le reflet d’un pendentif, sinon par réflexe interprétatif, tant il est vrai qu’interpréter est une façon de lutter contre l’égarement quand des films bousculent à ce point votre rationalisme. Mais à l’inverse, se laisser simplement porter par l’œuvre, la déclarer ouverte à tous les possibles et ne voir dans les méandres du film de Lynch que l’univers fantasmatique d’une actrice de cinéma, ou dans les ressacs du film de De Palma que les coups de force du rêve (ou du destin), c'est céder un peu trop vite à la fonction, disons, déréalisante du cinéma. Non, ce qui compte dans Mulholland Dr. et Femme fatale, ce ne sont pas les zones d’ombre que les deux films abandonnent malicieusement à l’imagination du spectateur, mais au contraire ce qu’ils ont de plus lumineux en eux, leur extraordinaire puissance fictionnelle et formelle; l’agencement de la fiction, le déploiement des formes, l’énergie bouillonnante qui en découle. Et par là, le plaisir que procure un tel jeu, car c'est bien d'un jeu qu'il s'agit ici.
Potentiel de fiction, liberté d’action (dans un cadre délimité et suivant certaines règles), dimension autarcique: on peut voir Mulholland Dr. et Femme fatale comme deux grands films-jeux. Où il s’agirait, dans le premier, de jouer à "faire semblant", à la manière de ces jeux qui ont structuré notre enfance, et dans le second, d’élaborer une stratégie, comme dans tous les jeux où intervient le hasard. Où il s’agirait d’éprouver l’exaltation des jeux de vertige: vertige de la perdition dans Mulholland Dr., vertige de la "chute" dans Femme fatale (homologue à l’ivresse de la vitesse qui gagnait Mission: Impossible). Où il s’agirait de saisir la tension qui existe chez le cinéaste-joueur entre le besoin élémentaire de jouer et le ludisme proprement dit; entre la pulsion ludique et ce que Roger Caillois nomme le ludus, ce "plaisir qu’on éprouve à résoudre une difficulté créée à dessein, telle que le fait d’en venir à bout n’apporte aucun autre avantage que le contentement intime de l’avoir résolue". Voir ainsi chez Lynch, ce besoin irréfrénable de déplier pour mieux replier la matière de ses films. Et chez De Palma, ce plaisir tout aussi "libidinal" à découper les images pour mieux les recoller. Entre jubilation et jouissance...
Mais si Mulholland Dr. et Femme fatale sont des jeux, quelle en est la règle? A quelle loi interne répond leur construction? On pourrait l’énoncer par une autre question: si l’œuvre est toujours une lutte symbolique contre la mort, une course contre le temps, comment retarder celui-ci? Par quels subterfuges différer le plus longtemps possible la fin de l’œuvre? Ou encore: comment "prolonger" l’œuvre sans la maintenir en état de perpétuel inachèvement, de work in progress permanent? D’abord rompre avec la linéarité. Du récit comme du temps. Trafiquer avec le temps. Jouer sur la mémoire. De l’amnésie dans Mulholland Dr. à l’impression de déjà-vu dans Femme fatale, c’est toujours la mémoire qui déraille. Et le film avec. Des raccords manquent ou se répètent. On peut y voir les "ratés" de l’inconscient mais il y a autre chose. Ce temps qui s’enroule, s’inverse ou recommence n’a plus rien de commun avec les flashbacks de Wilder. C’est un temps différent que le spectateur perçoit, un temps affranchi de sa dramaturgie classique, un temps toujours dramatisé, mais dans lequel le drame se jouerait ailleurs. Non plus dans la réactualisation d’un événement passé (principe du flashback) mais dans une sorte de spasme temporel où viendraient se télescoper fantômes du passé et illusions de l'avenir. Pas le temps bergsonien qui nie la réalité de l’instant. Moins abstrait. Ni le temps barthésien, celui du "ça-a-été" photographique. Moins intuitif. Un temps de l’entre-deux, instable, oscillant entre une remémoration fragmentée — le cinéma moderne est de plus en plus proustien — et une reconstruction labyrinthique — le cinéma moderne est aussi borgésien. Entre mélancolie (l’origine d’une image) et inquiétude (son devenir). Où tout se condenserait dans le "présent" de la fiction. Pluralité d’instants à la chronologie incertaine dans Mulholland Dr.; dilatation du temps (à 15h33) ou sa concentration (deux fois sept ans) dans Femme fatale. Un temps différent donc, mais pas nécessairement nouveau. Simplement un temps définitivement débarrassé des règles classiques de la narration. Le temps de la fiction où il ne s’agit plus d’enchaîner les événements de façon rationnelle mais de les ré-agencer de telle sorte que l’œuvre elle-même crée du temps. Qu’elle puisse ralentir le Temps en créant sa propre temporalité. Un temps virtuel, gratuit: un temps pour jouer (a time to play), jouer à gagner du temps (to play for time). Le temps de la ré-création (playtime).
Dans Mulholland Dr., Lynch conglomère toutes les potentialités du récit dans une sorte de pelote fictionnelle qu’il faudrait dérouler pour saisir le fil conducteur. Soit un labyrinthe où la peur de rester prisonnier (le réel de l’amour et/ou de la folie) se mêle au plaisir de s’égarer (l’imaginaire de la passion). Où il s’avère que le plaisir n’est pas tant de trouver la solution (la "sortie" du labyrinthe) que de la chercher indéfiniment. Dans Femme fatale, De Palma réorganise la chaîne des événements à partir d’une situation présente (la scène de la baignoire) pour déterminer un futur (récupérer l’argent du butin) qui ne dépende plus du passé (le vol des diamants). Un tel agencement fait intervenir de multiples facteurs, tous aléatoires, depuis le suicide "manqué" du sosie jusqu’à l’éblouissement du camionneur. Car si la survie du "double" conditionne toute la suite, d’autres événements sont nécessaires pour que l’héroïne efface son passé. Surtout il faut que chaque événement dépende uniquement de celui qui le précède. Comme dans une chaîne de Markov. Or le récit est incomplet. La chaîne est cassée en plusieurs points, isolant des blocs narratifs, forçant les événements à se succéder brutalement, sans lien manifeste. Des "lacunes" qui rendent le film de De Palma invraisemblable — ce qui n’est pas un défaut — alors que celui de Lynch serait plutôt hermétique (le fil est si enchevêtré qu’on ne sait plus ce qu’il raccorde). La fragmentation du récit dans Femme fatale contraint le spectateur à combler lui-même les "trous". Mais les connexions rétablies n’en sont pas moins grossières — la ficelle est d’autant plus grosse que l’histoire est invraisemblable — car les événements qu’il relie ne sont jamais réellement contigus. Il manque toujours des maillons dans la chaîne, des micro-événements indispensables pour arriver à la "logique" du plan final. Où le plaisir du film consiste, là encore, moins à reconstruire la chaîne du récit qu’à prolonger l’état de perplexité — to puzzle veut dire "rendre perplexe" — provoqué par tous les chaînons manquants. La jouissance de Mulholland Dr. et de Femme fatale réside bien dans cette poétique de l’égarement qui voit l’œuvre, soit emprunter des chemins de traverse (l’incongruité de certains plans, résidus de la série télé avortée, qui ponctuent le film de Lynch), soit rebrousser chemin pour mieux repartir (la répétition des signes — les horloges arrêtées à la même heure, l’affiche "Déjà Vue"... — qui jalonnent le film de De Palma comme dans un jeu de piste). Pas tant d’ailleurs pour égarer le spectateur que pour ralentir le temps, retarder au maximum l’apparition du mot "Fin".

NB. Le fait que le film de De Palma se révèle au bout du compte très inférieur à celui de Lynch n’a ici aucune importance.

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