lundi 8 novembre 2021

The French Dispatch

The French Dispatch de Wes Anderson (2021).

Wes France.

Soit donc la maquette d'un magazine, style The New Yorker, comme charpente du film, au même titre que l'agencement d'un orchestre symphonique, l'architecture d'un grand hôtel ou la structure d'une usine de recyclage... Une maquette pour confectionner le dernier numéro d'une revue, plus précisément son supplément week-end dont le rédacteur en chef (Bill Murray) vient de mourir. Le siège de la revue (The Liberty, Kansas Evening Sun) est située au fin fond de l'Amérique, exactement au "centre" ou presque (cf. la note précédente), mais le supplément, "The French Dispatch" consacré à la vie culturelle française, est lui basé en France, à Ennui-sur-Blasé (un nom de ville comme on en trouve dans les BD, le film a d'ailleurs été tourné à Angoulême, capitale de la bande dessinée) (1), rédigé par des expatriés, à l'image de Wes Anderson qui habite une bonne partie de l'année à Paris. Après le Japon dans Isle of Dogs, une histoire de chiens contaminés et déportés sur une île-poubelle, où l'on trouvait, comme greffés sur l'histoire, les stéréotypes — ici très réussis — qui touchent à la culture japonaise (le taiko, le sumo, les sushis...), c'est la France, en tant qu'écrin culturel, qui prend le relais, via un double numéro (hommage au chef défunt), constitué d'un prologue et de trois récits: les trois meilleurs jadis publiés par la revue, où l'on retrouve, là aussi, les clichés propres au regard qu'un étranger porte sur tout pays qui n'est pas le sien, mais des clichés davantage intégrés au récit puisqu'il s'agit d'expatriés et que le regard, qui n'a plus rien de touristique, y est celui de l'exilé, avec ce que cela suppose de mélancolique.

Voilà pour le décor. Voyons ce qu'il en est du film proprement dit où, comme toujours chez Wes Anderson (et peut-être plus encore aujourd'hui) les références abondent, les citations aussi... D'autant qu'ici ça touche d'emblée à la composition du film, qui fait correspondre maquette journalistique et film à sketches: c'est le côté italien (le film a episodi) de The French Dispatch auquel renvoient la musique de Morricone (L'ultima volta) et le personnage de Zeffirelli (l'étudiant "complexé par ses nouveaux muscles" que joue Timothée Chalamet) dont le choix du nom interroge, écho non pas à l'œuvre pour le moins académique du réalisateur de Roméo et Juliette, mais — c'est une hypothèse — à son enfance, pour le moins atypique (Franco Zeffirelli était orphelin comme le sont la plupart des petits héros d'Anderson: Sam, Zero, Atari, voire le Zeffirelli du film dont les parents — adoptifs? — se nomment B.). De toutes les citations, c'est d'ailleurs la citation cinéphile qui est la plus présente dans The French Dispatch. Il y a bien sûr la citation littéraire, concernant les journalistes du magazine dont il est possible pour chacun d'entre eux de trouver celui ou celle du New Yorker qui lui correspond (le générique de fin les cite: de Harold Ross à James Baldwin, en passant par Rosamond Bernier, S.N. Behrman, Mavis Gallant, etc. — cf. l'interview de Wes Anderson dans... The New Yorker), mais c'est bien le fil cinéphile qui court tout le long de The French Dispatch, sans que pour autant le film se transforme en quizz (c'était le danger et si le film y échappe c'est parce que la gourmandise d'Anderson en matière de récit, comme son indéfectible croyance aux pouvoirs des images, cette capacité d'émerveillement toujours intacte chez lui — nulle roublardise —, font passer le côté quizz largement au second plan). On évoquera donc, sans s'y attarder, Tati (pour la description d'Ennui-sur-Blasé, le clin d'œil à la maison de M. Hulot dans Mon oncle), Renoir (pour le côté anarchisant du peintre psychopathe), Godard bien sûr (pour l'épisode sur Mai 68 — en fait le Mouvement du 22 mars), Clouzot (pour le personnage du commissaire joué par Amalric, décalque de celui qu'incarne Jouvet dans Quai des Orfèvres), et puis Truffaut, Vigo, plein d'autres encore... sachant que dresser la liste n'a aucun intérêt, pas plus en tout cas que de repérer les endroits d'Angoulême qu'on a transformés pour faire parisiens et que ça rappelle le Paris des années 50-60...

Parce que s'arrêter aux décors comme aux références, c'est prêter le flanc aux anti-andersoniens, toujours prompts à nous servir le couplet habituel sur Wes Anderson: cinéma sous verre et sans vie, plans-vignettes sur-cadrés et submergés de détails, récit tarabiscoté et toujours trop long. OK, encore faudrait-il regarder les films au lieu de regarder sa montre. Le récit, parlons-en justement. On remarquera parmi ceux qui n'ont aimé qu'une seule des trois histoires qu'ils ont rarement aimé la même: pour certains, c'est la première et après le film se perd; pour d'autres, c'est la troisième mais qui arrive trop tard; et pour d'autres encore, c'est la deuxième qui rend le film boiteux. Cette absence d'unanimité, sur ce qu'on a aimé ou qu'on n'a pas aimé dans le film, est symptomatique du paradoxe andersonien, système a priori fermé, marqué par le repli, qui voit l'auteur, indécrottablement fidèle à ses principes (esthétiques), ne pas chercher à plaire, du moins à tout le monde, et en même temps, d'une totale liberté, marqué par l'aventure narrative, de sorte que pour un certain nombre la séduction, quoique incertaine, restera toujours possible, en fonction de ce qui leur est raconté, et, ajouterons-nous, quelle que soit la forme. Cette opposition entre repli et liberté parcourt tout le cinéma de Wes Anderson, à travers notamment ce qui oppose le renard au loup, les adultes aux enfants, le totalitarisme à l'art, les chiens fidèles aux chiens errants (et non les chiens aux chats)... Et dans The French Dispatch?

Pour répondre à la question, il faut d'abord mettre en avant ce qui court à l'intérieur même du film, d'un récit à l'autre. La première chose, évidente, outre que ça se passe dans la même ville, à Ennui-sur-Blasé (à prononcer avec l'accent américain), c'est que chaque récit (même le prologue) nous est rapporté par celui ou celle qui l'a écrit, qui joue ainsi le rôle de médiateur/médiatrice pour le spectateur, mais pas seulement puisqu'il ou elle est aussi acteur/actrice des événements racontés. Mieux: sur ces récits, nous avons à la fin le point de vue du rédacteur en chef, de sorte que le regard de l'exilé se double d'un regard critique, offrant une autre perspective, qui répond aux règles de rédaction du magazine (ne pas se répéter, rassembler l'essentiel, faire ressortir l'intention, donner l'impression que c'est écrit comme ça exprès...), autant de règles qu'il est difficile de ne pas rattacher à celles que — j'imagine — Wes Anderson s'applique à lui-même, ou aimerait s'appliquer, manière pour lui non pas de se justifier, mais d'aller plus loin dans sa façon de conduire un récit, quand l'auteur, débarrassé de la tentation nostalgique (prologue), s'affranchit de ses contraintes (récit 1), sans céder au narcissisme (récit 2), pour atteindre ce qu'il cherchait sans en être parfaitement conscient (récit 3), ce qui dans le dernier récit, se traduit — idée lumineuse — par la récupération du brouillon jeté un peu trop vite dans la corbeille à papier alors que c'était la meilleure partie de l'article. Tout ça pour dire que tout n'est pas réussi dans The French Dispatch, loin s'en faut, d'abord parce qu'un film à sketches, c'est par définition inégal, mais surtout parce que les films de Wes Anderson, à travers ce qu'ils mettent en jeu, au niveau des formes (beaucoup plus changeantes qu'on ne le dit), ne peuvent pas et ne pourront jamais être parfaits. Peu importe, l'essentiel est le mouvement d'ensemble, où se dégage cette volonté chez lui de dépassement (parler de ressassement c'est ne rien comprendre à son travail), ce besoin, vital artistiquement, de se lancer des nouveaux défis, toujours plus hauts, au risque de la complexité (justifiant qu'il faille voir les films deux fois surtout les derniers), et de perdre alors une partie de son public, pas forcément désireux de le suivre, mais aussi de moins en moins armé pour une telle entreprise. Celle-ci n'en reste pas moins admirable, d'autant que jusqu'à présent chacun de ces films, pris là aussi dans son ensemble, finit toujours par emporter le morceau.

(1) Pourquoi ce nom, Ennui-sur-Blasé? La vie n'y semble pas plus ennuyeuse qu'ailleurs et ses (rares) habitants n'ont pas l'air non plus spécialement blasé. Y voir alors l'équivalent toponymique du personnage impassible et désabusé que joue Bill Murray (lui-même toujours aussi droopyesque)... 

Bonus: Aline par Jarvis Cocker.

3 commentaires:

  1. Ennui-sur-Blasé, est-ce que ce serait un clin d'oeil à "La France s'ennuie" célèbre édito du Monde de mars 1968 ?
    Et "blasé", une pique (?) contre ceux qui se sont lassés du cinéma de Wes Anderson ?
    Et Tip-Top, un coup de coude à Bozon ?

    (Bon, c'est un peu infini ce jeu de références connivences).

    Merci pour ce très beau texte, en tous cas.

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    1. Hé hé... les blasés pour qui ce type de cinéma est d'un ennui mortel, j'en connais hélas.

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    2. Soyons honnête : Wes Anderson n'emmerde pas que les blasés, loin de là.

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