vendredi 20 novembre 2020

Bellamy


Bellamy de Claude Chabrol (2009).

On aurait dit que la maison entière baignait dans une eau tiède et limpide.
Georges Simenon

On sait l'admiration que portait Claude Chabrol à Georges Simenon. Elle s'est traduite, entre autres, par l'adaptation de deux de ses romans, les Fantômes du chapelier (1982) et Betty (1992), des "sans Maigret", qui appartiennent à la veine de ce qu'on appelle les "romans durs" de Simenon. Mais c'est peut-être avec son dernier film, Bellamy, un faux Simenon qui est aussi un faux Maigret, que Chabrol, avec l'aide d'Odile Barski, sa scénariste attitrée, a été le plus loin, libre de tout souci d'adaptation, en réinventant Simenon. La différence entre les deux premiers Simenon de Chabrol et le dernier qui donc n'en est pas un, pourrait paraître anecdotique. Il n'en est rien. On peut voir dans Bellamy une forme de synthèse:

— au sein même de l'univers Simenon, la synthèse qui permit à l'écrivain de délaisser progressivement le pittoresque de ses premiers romans pour quelque chose de plus neutre, de plus sec, cette quête de "l'homme nu" qu'il évoquait régulièrement: l'homme derrière les apparences et les conventions sociales, celui qui est seul devant sa glace, le matin, au moment de se raser...
Ce qui chez Chabrol, dont l'œuvre est plus hétérogène, reviendrait à comparer par exemple un personnage haut en couleur comme celui de Lavardin, incarné par Jean Poiret (Poulet au vinaigre, Inspecteur Lavardin et à la télévision Les Dossiers de l'inspecteur Lavardin), et le commissaire Bellamy, incarné par Gérard Depardieu, qui en est la version à la fois "maigretisée", un "Maigret" en vacances (vacances des plus ordinaires), et paradoxalement plus "gourmande", autrement dit plus chabrolienne encore, qui voit le personnage, véritable épicurien — c'est le mot "bonheur" qu'il inscrit au début sur sa grille de mots croisés —, se délecter aussi bien d'une pintade au chou, ou encore d'huîtres chaudes, que des "formes" de sa femme (Marie Bunel).

— synthèse au sens également où le nom Bellamy renvoie non seulement à un personnage de Simenon (le Dr Philippe Bellamy dans Les Vacances de Maigret, évidente source d'inspiration pour ce qui est de l'aspect simenonien du film, lequel se nourrit largement de l'affaire Dandonneau, un fait divers bien réel, comme les aime Chabrol, survenu en 1987 et qui, lui, s'inspirait du film de Wilder, Assurance sur la mort!), mais aussi au "Bel-Ami" de Maupassant, l'autre écrivain chéri de Chabrol, à qui ce dernier consacra d'ailleurs, à la même époque que Bellamy, deux téléfilms dans le cadre de la série Chez Maupassant, prolongés par deux polars adaptés d'Emile Gaboriau, le père du roman policier français, et de Gaston Leroux — manque Maurice Leblanc qui ici donne son nom à l'inspecteur en charge de l'enquête mais qu'on ne voit jamais); soit donc Simenon et Maupassant, peintres, chacun à sa manière, de ces apparences trompeuses qui cachent des vérités plus profondes, souvent terribles, concernant des personnages solitaires (prototype même de l'anti-héros chez Simenon) qui ne peuvent s'affirmer qu'à travers des actes criminels ou apparentés...

Voir ainsi Bellamy comme un mixte de Chabrol et de Simenon, mais plus Chabrol que Simenon, disons deux-tiers un-tiers, et non "fifty-fifty" comme dit Depardieu à Gamblin (personnage-miroir qui renvoie Paul Bellamy à sa propre culpabilité vis-à-vis de son demi-frère Jacques — Clovis Cornillac —, personnage renfrogné, aux allures de filou et porté sur la boisson, venu passer quelques jours chez lui), comme le dit donc Depardieu à propos des gens, mi-gentils (Gamblin, qui dans le film a plusieurs identités, se fait appeler Gentil) mi-salauds (son vrai nom est Leullet/"le laid"), un écart dans les proportions qu'on mettra sur le compte de Depardieu lui-même et ses 140 kilos (à l'époque), incroyable masse monopolisant par instants plus de la moitié de l'écran, comme s'il incorporait Chabrol avec lui — Bellamy est comme le cinéaste un bon vivant pantouflard qui n'aime pas les voyages —, auquel on ajoutera une pincée de Brassens (l'autre Georges du film) pour agrémenter l'ensemble, via le générique d'ouverture (la tombe du chanteur-poète au cimetière marin de Sète) et l'épilogue judiciaire (la plaidoirie de l'avocat de Leullet, sous la forme d'une chanson de Brassens (1), un air léger qu'on sifflote), contrepoint à la présence massive de Depardieu et incarné ici par les fluets Pauline et Rodolphe Pauly, les enfants d'Odile Barski, la famille Barski comme il y a la famille Chabrol (dans l'équipe technique), ce drôle de lien, naturel et très fort, qui unit des êtres, justifiant que l'on s'entraide mais qu'on vit parfois de façon oppressive, comme une charge insupportable. Ainsi Bellamy avec ce demi-frère, le petit frère qu'il était jadis censé protéger et qu'il voulut un jour étrangler, geste que par chance il ne put accomplir... cette chance qui l'a toujours accompagné (cf. la scène de la bouche d'égout dans laquelle il manque de tomber). Sauf que le geste a bien existé, provoquant ce sentiment de culpabilité, énorme lui aussi, qui depuis le poursuit mais qu'il arrivait à surmonter — par quel moyen?: "une forme de dignité à se mépriser soi-même" — jusqu'au jour où...

Jusqu'au jour où Bellamy rencontre Leullet alias Gentil, qui lui demande justement de le protéger, ce qui ne peut que faire remonter en lui les tourments d'hier. Les confrontations entre Depardieu et Gamblin sont les temps forts du film, où s'opposent d'un côté, on l'a vu, le mépris de soi (Depardieu), et de l'autre, un trait typique de l'anti-héros simenonien (analysé par Jean-Louis Dumortier, un spécialiste de Simenon), à savoir le besoin de reconnaissance (Gamblin) — et son corollaire: le manque de reconnaissance — qui voit chez Simenon nombre de ses personnages "hurler silencieusement la même souffrance d'avoir été ignorés ou rejetés par ceux dont ils désiraient des témoignages d'estime" (et d'amour dans le cas de Leullet). Cette question de la "reconnaissance", Chabrol la traite comme il se doit avec malice, par le biais des différents aspects physiques que prend dans le film Jacques Gamblin: celui de Gentil (passé par la chirurgie esthétique), ce qui correspond au vrai visage de Gamblin (un faux air au passage de deux autres Jacques: Anquetil et Dutronc), celui de Leullet (avant la chirurgie), soit pour Gamblin le recours à des postiches (faux nez et barbiche), enfin celui de Leprince, le SDF "suicidé?" dont Leullet s'était fait la tête, rendant Gamblin parfaitement hideux, bien que... reconnaissable. Trois visages comme autant de demandes adressées, aux seules fins de reconnaissance, à la femme (la femme au "sang chaud" ou celle qui représente le bonheur), et dont le refus précipite le geste criminel et/ou suicidaire. C'est ce que ressent Depardieu, de plus en plus fortement, au fil de ses échanges avec Gamblin, le confrontant à ce qu'il a lui-même vécu, lui dont l'adresse à la femme a été entendue (elle l'aime, même s'il déteste voyager et que par moments il l'emmerde), mais qui n'en a pas fini avec son passé, ce qui ne peut que le bouleverser, même si ce que raconte Gamblin il n'y croit qu'à moitié.

Il en est ainsi du film, dévoilant petit à petit son autre versant, sa face obscure, passage qui fait communiquer en douceur la lumière radieuse bien que pâle d'une ville du Sud (Nîmes) avec celle, plus crue mais sans "effets" (nulle noirceur poétique ici) d'une chambre de motel, de la même manière qu'on passe d'une douillette propriété de vacances (en même temps maison familiale, celle de l'épouse) au décor impersonnel d'un Bricomarché. Il y a là comme un tamisage, rejoignant la banalité à l'œuvre dans les Simenon d'après-guerre, conférant à Bellamy ce mélange de tiédeur et de limpidité cité en exergue. De sorte qu'à la fin, peu importe l'acquittement de Leullet, l'histoire s'est entièrement déplacée du côté de Bellamy et de son demi-frère, vu maintenant par son autre moitié, celle qui était cachée depuis toujours, faisant de ce demi-frère rudoyé un frère à part entière, ce que Bellamy se refusait de voir, ce lien fraternel, à l'image des deux bols à café "Paul" et "Jacques", qui, maintenant que ce dernier a, comme Leprince, disparu (accident ou suicide?) — déchirante scène de l'annonce de sa mort, avec le renversement, par un Bellamy sous le choc, des deux bols qui se fracassent sur le sol — va définitivement lui manquer, creusant encore un peu plus en lui cet effroyable sentiment de culpabilité dont on ne se débarrasse jamais...

"Il y a toujours une autre histoire, il y a plus que ce que l'œil peut saisir." 
(W.H. Auden)

(1) Dans l'affaire Dandonneau, il s'agissait de Dupond-Moretti, l'avocat de l'ex-compagne de la victime — un homme brillant devenu SDF —, qui, pour rendre hommage à la victime et parce que celle-ci en était fan, s'était mis à "chanter" du Brassens.

7 commentaires:

  1. Très beau texte ! dans quelle revue a-t-il été publié ?

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    1. Aucune... je l'ai écrit il y a trois jours après avoir revu le film.

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    2. Mais vous écrivez encore dans des revues ?

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  2. Salut Buster
    Vous n'avez pas l'impression comme nous que le film raconte l'histoire d'un impuissant ? Bellamy n'arrête pas de tripoter sa femme mais on ne les voit jamais faire l'amour.

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    1. Hé hé, c'est vrai que dans le film on voit plusieurs fois Depardieu peloter sa femme, du moins esquisser le geste, ce qui lui confère surtout un côté beauf. Et dans la scène où Marie Bunel est dans son bain, il vient carrément la doigter, j'y vois là le portrait d'un "bon gros jouisseur" qu'un rien excite, bien plus que l'image d'un impuissant.

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