Eloge du rien.
Tout ce que je peux dire au sujet des œufs, et encore avec une marge d'incertitude, c'est qu'ils avaient été pondus entre le 31 mars, date de ma précédente visite, et le 12 avril, date à laquelle je les ai remarqués pour la première fois: quant à la marge d'incertitude, c'est dans la mesure où rien ne garantit que le cygne vu le 31 mars installé sur son nid n'était pas déjà en train de couver quelque chose. Tout d'abord, les œufs ne furent que deux, d'un blanc légèrement teinté de bleu. Puis, progressivement, il y en eut jusqu'à cinq. L'incubation, d'après le site oiseau.net, durant "environ 36 à 38 jours" - selon d'autres sources, de 34 à 45 jours -, l'éclosion des œufs, si la date de leur ponte coïncidait à peu près avec celle de ma première observation, pouvait être envisagée lors de la troisième semaine du mois de mai. Le 12 avril, j'avais pu voir les œufs en profitant d'un moment où le cygne qui couvait s'était levé du nid et se tenait debout à côté de celui-ci, fourrageant de son bec dans les plumes de son poitrail avec la même fureur que s'il avait été rongé par la vermine: ce que rendait plausible, malheureusement, l'envahissement de la berge, dans la proximité du nid, par les détritus de toutes sortes. C'est le même jour, celui de la découverte des œufs, que j'ai marché sur la rive droite de la Seine jusqu'à Argenteuil, et que dans cette ville, après avoir traversé l'autoroute A 15 à trois reprises, deux fois par en dessous puis une fois par au-dessus, j'ai fait l'ascension de la butte d'Orgemont, jusqu'au moulin qui en marque le point culminant.
Avant d'y parvenir, et sitôt sorti de Saint-Denis pour entrer dans Epinay, j'avais exploré le terrain vague, de dimensions modestes, qui occupe une partie laissée en friche de l'ancien fort de la Briche, comme semble l'attester ce fragment de mur portant les deux dates de 1870 et 1872 (dans l'intervalle, la France avait été défaite, Paris assiégée par les Prussiens et la Commune écrasée dans le sang). Ce qui invitait à le visiter, ce terrain vague, c'était le grillage que l'on avait tendu en travers de la brèche permettant d'y accéder, et que de précédents visiteurs s'étaient chargés d'aplatir. A tels ou tels de ces visiteurs était également imputable la présence d'une paire de gants de boxe, de couleur rouge, dont la taille indiquait qu'ils étaient destinés à un enfant, et celle de deux petits singes en peluche, tout cela éparpillé autour d'un cercle de cendre marquant l'emplacement d'un feu (à mes yeux, la présence énigmatique de ces objets, à elle seule, justifiait que je me sois introduit sur ce terrain, piétinant à mon tour le grillage préalablement aplati: et lors d'une visite suivante, les gants rouges avaient disparu mais non les deux petits singes, à moins que ce ne soit l'inverse).
Peut-être cette journée était-elle placée sous le signe de la transgression de clôtures - sinon du bris de ces dernières - et de la découverte d'objets insolites, deux activités plus ou moins consubstantielles, il est vrai, à la démarche que j'avais adoptée. Sous le pont que forme l'autoroute A 15 au-dessus de la Seine et du port de Gennevilliers, une moto tout-terrain, apparemment en état de marche, était suspendue au ras de l'eau par un système de sangles, comme si son propriétaire n'avait rien trouvé de mieux pour la mettre à l'abri d'un vol, cependant qu'en retrait de la berge, dans l'herbe, une moto du même type achevait de rouiller, debout sur sa béquille et amputée de la plupart de ses organes. Quant aux clôtures, j'ai encore contourné ce jour-là, successivement, celle qui au-delà du pont autoroutier délimitait le terrain d'une énième entreprise de sable et graviers, puis celle, faite de planches épaisses et déjà vandalisée lorsque je l'atteignis, qui obstruait le tunnel pratiqué sous les voies du chemin de fer afin de relier le quai Saint-Denis à la rue Claude-Monet à Argenteuil. Et parmi toutes les rues que, de là, il faut emprunter pour atteindre l'escalier gravissant la butte d'Orgemont, ou l'allée qui fait la même chose de façon moins abrupte, il en est une qui porte le nom de rue des Cas-Rouges, dont on ne sait s'il se réfère à une maladie ou à une page glorieuse de l'histoire du prolétariat. (Jean Rolin, Le Pont de Bezons, 2020)
Vous n'auriez pas été mao ou coco ou gaucho dans une ancienne vie, Buster ? (une intuition comme ça...)
RépondreSupprimerQui sait... comme les frères Rolin? Mais pas à la même époque.
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