Cher Maurice Pialat,
"Ça y est", disait le Garçu juste avant de mourir. Ça y est, vous aussi la mort est venue vous chercher. Cette mort qui vous obséda toute votre vie et que vous n’avez cessé d’interroger de film en film. La mort sous toutes ses formes: la mort insupportable (le fils dans la Maison des bois), la mort indifférente (la mère dans la Gueule ouverte), la mort hallucinée (Mouchette et l’abbé Donissan dans Sous le soleil de Satan), la mort hébétée (Van Gogh dans le film éponyme), la mort réconciliée (le père dans le Garçu). Mais aussi la mort symbolique que représentent l’abandon pour un enfant (l’Enfance nue), les affres existentielles de l’adolescence (Passe ton bac d’abord, A nos amours) ou l’impossibilité d’aimer dans un couple (Nous ne vieillirons pas ensemble, Loulou, Police). Pourtant, rien de morbide chez vous. Au contraire, une soif d’amour, un désir de vie, par-delà les ravages que la vie justement réserve. Votre dernier film, le Garçu, que beaucoup qualifieront forcément de "testamentaire", m’avait toujours semblé, à l’inverse, le point de départ vers quelque chose de nouveau, une île à découvrir loin du continent tourmenté de vos films précédents: un film de transition/transmission, une œuvre de régénération, comme le lien renoué in extremis, sur un bout de papier, entre le père mourant et son fils. Après coup, il ne s’agissait peut-être que d’une postface à l’ensemble de votre œuvre. D’autant qu’avec Van Gogh, vous aviez commis l’irréparable, le chef-d’œuvre, le film de l’accomplissement artistique. Dans la grande scène du cabaret, vous aviez touché à ce que vous cherchiez depuis toujours: une scène magnifiquement "interminable" qui finisse par excéder le film tout entier, une scène en direct qui vous permettait de rejoindre non seulement Renoir, le patron, mais aussi Lumière, le père primitif, celui dont vous vous réclamiez si fort. Vous aviez réussi à saisir cette "vie sur le vif" qui définit le cinéma des origines et que jusque-là vous n’aviez fait qu’approcher — avant, c’était plutôt la "vie à vif". Votre croyance dans le plan-séquence, dans la prise tournée jusqu’à la fin de la bobine, comme au temps du Cinématographe, trouvait enfin sa raison d’être. Van Gogh pouvait mourir en paix. Et le Garçu aussi. La mission était accomplie. Mais pour vous, qu’en était-il? Depuis sept ans, on était sans nouvelles. Vous ne sembliez pas avoir de véritable projet si ce n’est celui de remonter le Garçu. N’aviez-vous plus rien à dire? Etiez-vous entré dans cette phase d'"assèchement" qui guette tout artiste vieillissant? Ou traversiez-vous une nouvelle période "dépressive", comme vous le disiez vous-même de ces moments d’inactivité qui suivaient la fin de vos films? Vous étiez malade, on le sait maintenant, mais peut-être aussi usé par tous ces tournages qui, chez vous, ressemblaient toujours à des champs de bataille.
Car la force de votre cinéma résidait dans l’affrontement. Dans le combat permanent que vous meniez contre le système; dans le corps à corps paroxystique de vos personnages, bousculant la structure du récit - jusqu’à détraquer la fiction - pour atteindre une puissance de réel, une vérité, sans égales dans le cinéma français. Ainsi ces fameuses "scènes de famille", si caractéristiques de votre style qu’elles étaient devenues à la fois votre marque de fabrique et une figure estampillée du cinéma d’auteur, la scène "à la Pialat". Des scènes qui étaient comme des points d’incandescence où venait se consumer la fiction. Des accidents de tournage, des problèmes techniques, des ratages, des ratures, que vous revendiquiez comme tels, sans pour autant les effacer; des fissures creusant encore plus le sillon thématique de votre œuvre, celui de l’échec. A cet égard, votre cinéma était certainement le plus bel exemple de cette modernité que cherchait Daney dans les films qui "racontent" leur tournage, ces "documentaires sur l’état du matériau à filmer". Mais votre œuvre se nourrissait également d’une autre tension, plus souterraine, plus ambivalente aussi: celle qui mêle l’autobiographie, dominée par une insatiable quête d’amour, ce besoin de sécurité affective que l’on retrouve dans tous ces personnages en proie au doute, agressifs, masochistes, et l’autoportrait proprement dit, l’image sans concession d’un artiste rongé par un profond sentiment d’amertume. Ce mélange d’angoisse "abandonnique" et de ressentiment a traversé toute votre œuvre; il définissait même le "personnage" Pialat, celui offert à la critique et au public: un personnage râleur, toujours insatisfait, "carrément méchant, jamais content", comme dirait Souchon. Une sorte d’Alceste dont la Célimène aurait été le cinéma: un art léger dont vous seriez tombé amoureux mais qui, lui aussi, vous aurait déçu. Il faut dire qu’ancien peintre, vous n’avez jamais ambitionné, à la différence d’un Bresson, d’élever votre cinéma au rang de la peinture. Vous apparteniez plutôt à cette grande famille de peintres contrariés, tel Gainsbourg, qui gardent toute leur vie la conviction que leur seconde activité artistique, celle dans laquelle ils ont réussi, ne peut être que mineure par rapport à un art - la peinture - pour lequel ils n’étaient pas assez doués. D’où une propension à relativiser systématiquement, sinon à dénigrer la qualité de leur travail.
On a souvent évoqué votre haine de la Nouvelle Vague dont vous avez été le contemporain - votre âge vous situait exactement entre Rohmer et Godard - mais jamais le compagnon de route. Voyageur de commerce pendant que d’autres s’exerçaient au court métrage, aiguisant votre regard sur des bouts de pellicule pendant que les mêmes tournaient leurs premiers longs métrages, vous n’avez accédé que tardivement à la reconnaissance. Faut-il y voir l’origine de cette rancœur tenace qui imprègne votre œuvre, de ce sentiment de jalousie maladive qui caractérise bon nombre de vos personnages? Or, cette haine de la Nouvelle Vague - et surtout de Godard, son principal héraut - ne repose sur aucun fondement esthétique. Si vous vous êtes toujours déclaré contre la Nouvelle Vague, au grand plaisir des détracteurs de celle-ci, trop heureux de récupérer à bon compte un auteur, on peut avancer, à la manière de Guitry parlant des femmes, que c’est tout contre que vous vous situiez artistiquement. En témoignent vos premiers films qui, loin d’être une réaction contre la Nouvelle Vague, en étaient plutôt la réactivation, sa réinscription à distance, une fois la vague passée. Comme une "puberté tardive", quand le corps se développe après celui des autres et si tardivement que le sujet ne peut en jouir pleinement. En fait, ce que vous avez détesté dans la Nouvelle Vague, ce n’est pas tant ses films que son succès, ce raz-de-marée qui nettoya le cinéma français de fond en comble et surtout auréola, du jour au lendemain, ses représentants les plus médiatiques. Voir a contrario l’attachement que vous portiez aux "marginaux" du mouvement comme Rozier et Eustache. Finalement, vous êtes arrivé à votre heure dans le cinéma français - celui des années 70 et de sa veine "anthropologique" -, mais vis-à-vis de vous-même, de vos exigences d’artiste, vous étiez sûrement en retard. Et vous en avez ragé. Mais il ne pouvait en être autrement, car le retard était vraiment constitutif chez vous. De l’homme comme de l’artiste. Dans vos films, aux tournages toujours désordonnés, tout était retard, attente, sursis, atermoiement. Vos personnages eux-mêmes n’étaient bien souvent que des "adolescents attardés". Vous étiez un cinéaste de l’immaturité. Et si les détours que vous avez suivis avant de tourner votre premier film - quand d’autres empruntaient des chemins plus directs - ont pu provoquer chez vous ressentiment et jalousie, ils n’ont fait qu’alimenter ce qui existait déjà au plus profond de vous.
Votre ressentiment venait donc d’ailleurs. Comme la jalousie qui l’accompagna. Certains ont parlé d’invidia dans votre œuvre. Mais c’est quoi l’invidia? C’est l’envie à l’état pur; celle qui, selon Lacan, est "provoquée par la possession de biens qui ne seraient, à celui qui envie, d’aucun usage, et dont il ne soupçonne même pas la véritable nature". Chez Lacan, la notion d’invidia s’appuie sur une observation de jalousie infantile rapportée par saint Augustin dans ses Confessions. Il s’agit d’un petit enfant regardant son frère pendu au sein de sa mère. "Il ne parlait pas encore et il fixait, pâle, d’un regard amer, son frère de lait", écrit saint Augustin. La scène, qui a tout d’une scène originaire - Lacan l’a d’abord assimilée à l’agressivité originelle puis à la naissance du désir -, n’existe évidemment pas, en tant que telle, dans vos films. Mais elle préexiste, en quelque sorte, à votre œuvre. Elle en est sa préhistoire, la scène qui précéderait l’Enfance nue et que l’on retrouvera plus tard à travers certains personnages (je pense, entre autres, à ceux de Jean Yanne et de Guy Marchand). C’est la "haine jalouse, celle qui jaillit de la jalouissance", mixte de jalousie et de jouissance, la jalousie de la jouissance de l’autre et la jouissance de sa propre jalousie. Mais c’est surtout le jaillissement de l’image à partir du regard. Car l’invidia, c’est d’abord le regard, nous rappelle Lacan - "invidia vient de videre" –, c’est le "mauvais œil", "l’œil plein de voracité" que viendraient nourrir la peinture et, pourquoi pas, le cinéma. Il y a là un "donner-à-voir" de l’art qui fonctionnerait comme "ressort apaisant, civilisateur et charmeur" puisqu’il fait pâlir le regard amer, l’œil maléfique, de l’invidia. Paradoxalement, les scènes les plus "violentes" de vos films - celles, chaotiques, qui agressaient le spectateur trop rompu au récit bien ficelé - pourraient participer de cette fonction "apaisante" décrite par Lacan. Elles feraient coexister en vous - et malgré vous - le cinéaste et le peintre. Au niveau du geste. Ce geste qui, à la différence de l’acte, est marqué par sa suspension dans le temps, son arrêt. Ce qui fait la touche même du peintre sur la toile: "le geste en tant que mouvement donné à voir". Chez vous aussi, le mouvement relevait du geste et non de l’acte, il ne s’achevait jamais. Des gestes violents, des gestes sexuels, mais pas d’actes à proprement parler. Or, ce qui arrête le geste, c’est justement le mauvais œil. Lacan, toujours, disait que "le mauvais œil, c’est le fascinum, c’est ce qui a pour effet d’arrêter le mouvement et littéralement de tuer la vie. Au moment où le sujet s’arrête suspendant son geste, il est mortifié. La fonction anti-vie, anti-mouvement, de ce point terminal, c’est le fascinum, et c’est précisément une des dimensions où s’exerce directement la puissance du regard". Le regard du spectateur, mais aussi votre regard. Car, à répéter que "la vérité d’un film, c’est le tournage", vous vous placiez aussi du côté du spectateur; spectateur privilégié, certes, mais spectateur quand même, de vos propres films en train de se faire. Les scènes de lit, et surtout de repas, étaient autant de scènes qui "nourrissaient" l’œil vorace du spectateur. Jusqu’à le faire pâlir. C’est ce qui vous rapprochait de Buñuel.
Au début de Van Gogh, on voyait le geste du peintre (était-ce votre main?, je ne l’ai jamais su) couvrir l’écran de bleu, le bleu de Van Gogh, bien sûr, peintre que vous n’aimiez pas beaucoup, paraît-il. Sûrement parce que vous en étiez trop proche, comme de la Nouvelle Vague. Mais c’est vrai que ce bleu m’a toujours évoqué autant le bleu azur de Van Gogh que le bleu matriciel de Cézanne ou encore celui, mélancolique, de Picasso. Quoi qu’il en soit, un bleu plein-champ qui ne pouvait que rassasier le regard. Dans la séquence du cabaret déjà citée, l’œil était à nouveau gavé par tous ces "temps d’arrêt" qui démultipliaient la scène. Le geste du cinéaste faisait écho au geste liminaire du peintre. Mais il y avait autre chose. Ici, le mouvement n’en finissait plus de s’arrêter. Subitement, ou plutôt à la longue, à prolonger indéfiniment la scène, le mauvais œil, plus que repu, finissait par rendre grâce. Comme un mauvais sort enfin conjuré. L’œil était désenvoûté et c’est la vie dans sa réalité qui jaillissait. Si la scène s’est un peu estompée dans ma mémoire, sa durée, d’une liberté inouïe, me hante encore aujourd’hui. A l’heure où l’accélération des images instaure le scanning (le balayage de l’écran par le regard) comme nouveau mode de perception, la temporalité si particulière de vos films, le forçage du regard qu’ils imposaient, vous rangent parmi les grands cinéastes de l'"obscénité" - de Stroheim à Cassavetes -, même si, au gros plan, vous avez toujours préféré le plan rapproché, cadré à hauteur d’épaules. L’obscénité au vrai sens du terme: celle qui conjugue à la fois l’ob-scène, ce qui est au-devant de la scène, offert à l’appétit de l’œil, et l’obscenus, ce qui relève du mauvais présage. Toujours le mauvais œil. Opposé à l’œil pornographique qui ne fait que dévorer une image sans devenir. L’obscénité comme jouissance à regarder, encore et toujours, pour mieux exorciser l’image de ses pouvoirs mensongers, les trompe-l’œil du dispositif. Il y avait vraiment chez vous un "malin plaisir" à filmer. Il me manque déjà.
Paris, le 18 janvier 2003
(La Lettre du cinéma n°23, été 2003)
C'était bien "La Lettre", surtout au début quand il y avait Julien Husson... Vous avez connu la 1ère équipe ?
RépondreSupprimerNon je n'ai débarqué qu'en 2003, la lettre à Pialat fut d'ailleurs mon premier texte.
SupprimerDites donc, mais vous êtes un copieur !
RépondreSupprimerAh bon, pourquoi?
SupprimerOups je viens de comprendre en cliquant sur votre nom. Eh bien non, pure coïncidence, je ne connaissais pas votre blog.
SupprimerSi vous avez commencé très tôt à lire les Cahiers, je ne sais pas, à 15 ou 16 ans en 1981, et que vous n'avez écrit votre premier texte qu'en 2003, qu'avez-vous donc fait pendant vingt ans ?
RépondreSupprimerBah j'ai regardé des films, le plus de films possible...
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