L'Homme sans passé d'Aki Kaurismäki (2002).
L’œuvre de Kaurismäki n’a pas vocation à changer le monde (elle n’a rien de révolutionnaire), ni même à l’expliquer (elle n’est pas non plus didactique). Modestie de l’auteur. Sa vision du monde, c’est d’abord celle d’un pays, la Finlande, terre des humiliés et des laissés-pour-compte. Et si elle nous touche à ce point c’est qu’il arrive à faire émerger, au-delà du surlignage de ses formes, ce sentiment d’abandon qui est à la fois le propre de l’âme finnoise — celle d’un peuple historiquement "abandonné des dieux" — et le drame de l’homme "moderne", de plus en plus incapable de suivre le train de l’Histoire.
On parle souvent d’utopie à propos du (petit) monde créé par Kaurismäki dans ses films. Mais c’est quoi l’utopie? Est-ce une société dans laquelle personne, et encore moins les chiens, ne sont véritablement méchants, ou plutôt une société dans laquelle tout le monde serait heureux? Est-ce une société qui voit les plus indigents s’accommoder — avec philosophie — de leur condition, ou plutôt un idéal de société dans laquelle les intérêts de chacun seraient pris en compte? L’utopie est par définition optimiste, elle suppose toujours un devenir, une foi dans un monde meilleur, le meilleur des mondes possibles, ce qui sous-entend un refus non seulement du passé mais aussi du présent. Or c’est tout le contraire chez Kaurismäki. Son œuvre, hiératique, s’oppose à la dynamique de la modernité, de cette modernité qui va toujours de l’avant, sans se retourner sur ceux qu’elle abandonne en cours de route. L’Homme sans passé confirme cette position postmoderne du cinéaste, refusant le monde moderne, sa vitesse et son indifférence à l’égard des plus démunis, délaissés par l’Histoire comme les containers rouillés dans lesquels ils vivent. Chez Kaurismäki l’avenir n’est jamais idéalisé, il n’est que la répétition du présent. Le droit au bonheur n’est jamais revendiqué, il s’agit d’oublier l’idée même de bonheur. Nulle utopie là-dedans. Le regard de Kaurismäki est toujours aussi désenchanté. Et si l’"homme" refuse finalement son passé, il reste quand même attaché au passé. Car relier le passé au présent (l’homme en question est un ancien soudeur), c’est encore une façon de ne pas trop penser à l’avenir. Le personnage kaurismakien vit dans un monde "décalqué" du réel. Pas un monde irréel, allégorique, style Sunnyside de Chaplin; un monde, au contraire, bien réel, trop réel même, mais dans lequel la réalité serait comme déniée. D’où l’absence de tout pathos. A la place, un humour pince-sans-rire, inoxydable, résistant à toute épreuve. On vit comme si de rien n’était. Le vendredi, on va "manger dehors" — à la cantine de l’Armée du Salut — la "soupe" servie par Irma (Kati Outinen plus marmoréenne que jamais), comme d’autres vont dîner en ville. Quant aux problèmes de la vie quotidienne, ils se réduisent aux mêmes tracasseries (socio-économiques, bureaucratiques...) que celles des nantis. Ainsi ce SDF, véritable Diogène des temps modernes, qui habite une poubelle — dans la hiérarchie des sans-abri il est au bas de l’échelle — et s’inquiète de la grève des éboueurs, responsables de l’encombrement de son "logement"! Dans l’Homme sans passé, le minimalisme habituel de la mise en scène va de pair avec le dénuement du personnage principal. Mais si l’"homme" ne possède plus rien, ayant tout perdu même la mémoire, il n’en conserve pas moins sa dignité. Surtout il acquiert une véritable sagesse, "cultivant son jardin", tel Candide revenu de toutes les humiliations (il y a un côté voltairien dans le scepticisme de Kaurismäki); ou pêchant à la ligne au bord de la mer, tel un personnage d’Ozu (le dépouillement expressif n’est pas sans évoquer, outre l’esthétisme minimaliste du maître japonais — on pense à Herbes flottantes —, le repli intérieur des adeptes du zen). Finalement qui est cet homme sans nom, ressuscité par miracle? Il n’est pas l’incarnation du héros traditionnel (il n’y en a pas chez Kaurismäki), ni la représentation type du personnage kaurismakien (il ne boit pas). Est-ce une figure christique? Une "intervention divine"? Ou plus simplement un ange. Mais pas un ange descendu du ciel, apporter on ne sait quel bonheur sur terre. Non, un ange venu du passé (par le train), tel un fantôme, révéler ce plus de vie qui est enfoui dans les bas-fonds du réel, même les plus sordides. Derrière la résurrection du personnage, c’est bien le passé qui resurgit et non la promesse de jours meilleurs; le passé qui vient "agrémenter" le présent, à travers notamment la musique — le plus efficace des dérivatifs (avec l’amour bien sûr) pour accepter le néant du futur. Voir le juke-box dans la "maison" de l’inconnu. Un vrai sapin de Noël! A l’ère de la techno et du MP3, il a tout de la machine préhistorique. Il débite des "scies" démodées, permettant d’enchanter momentanément le réel par son pouvoir nostalgique. Le juke-box comme témoin d’une époque dépassée et pourtant pas si éloignée. Car c’est aussi de cela qu’il s’agit. Les "exclus" de Kaurismäki ne font que "revivre" la modernité d’hier. De l’art de recycler — et donc de réinventer — ce qui est passé de mode ou n’est plus fonctionnel. Suivant le principe (thermodynamique) bien connu qui veut que "rien ne se perd, rien ne se crée et tout se transforme", on peut avancer que rien n’est perdu dans l’Homme sans passé: tout est utilisé, réutilisé même, depuis le container "à usage d’habitation" jusqu’au... sachet de thé à infusions multiples. La musique elle-même se transforme, passant de la chanson édifiante à un rock revigorant. Plus généralement, c’est toute l’esthétique du film qui est sous le signe du "retraitement". Aki Kaurismäki est un grand — et merveilleux — recycleur de formes.
Cela dit, si l'art kaurismakien s'inscrit manifestement dans ce courant de la postmodernité qui privilégie la citation (Chaplin, Bresson, De Sica, Tati, Ozu...) et le recyclage des formes, il faut aller plus loin pour saisir l’importance d’une œuvre — au style parfaitement reconnaissable: les plans-vignettes, le laconisme des dialogues, l'impassibilité des personnages... — qui n'a jamais cédé aux effets de mode, suivant au contraire imperturbablement sa voie, ce qu’on aurait tort de prendre pour du rabâchage tant la répétition chez Kaurismäki participe du même mouvement, mélancolique, que ses personnages, tous ces laissés-pour-compte condamnés au surplace faute de pouvoir échapper à leur condition, et pourtant capables d’accrocher ici et là, dans la grisaille de leur vie, quelques bouts de ciel bleu, le temps d’une chanson, d'une cigarette, d'une bière ou d'une vodka (le "Kossu"), Au loin s'en vont les nuages, l’Homme sans passé et les Lumières du faubourg, qui composent la trilogie "Finlande", forment un triptyque non seulement d’une beauté sidérante (sidérale?) — la magie des couleurs chez Kaurismäki — mais surtout d’une profondeur d’âme rarement atteinte au cinéma (1).
(1) Ce qui manque en revanche à un film comme Le Havre, un havre de bons sentiments à la sauce poético-réaliste du cinéma français d'avant-guerre, film un peu trop flétri pour le coup, signe que Kaurismäki loin de ses bases — Helsinki — ce n'est plus tout à fait Kaurismäki.
Je me souviens de la critique de Le Havre par les Cahiers. Pour Tessé le film ne valait pas mieux que Amélie Poulain. Il le trouvait même abject dans sa représentation des migrants, des clandestins qu'on voyait sortir tout beaux tout propres d'un conteneur.
RépondreSupprimerJe me souviens aussi. Mais si Le Havre ne m'avait pas convaincu, j'étais loin de partager le ton méprisant de Tessé... Sinon qui êtes-vous Fausto? Vous me parlez toujours des Cahiers.
SupprimerTout à fait d'accord avec vous, Buster. Je n'ai pas revu L'Homme sans passé depuis sa sortie, mais j'avais trouvé cela prodigieux. J'aimerais bien le revoir. Le Havre, en revanche, est raté, moins crédible ou plus forcé sur un plan humain à force de surlignements et de catégorisations (d'un côté les justes, de l'autre les injustes).
RépondreSupprimerOui Le Havre est raté... Un échec qui s'explique peut-être par le fait que Kaurismäki maîtrisait mal la langue française, ce qui donnait au film un côté plaqué, l'aspect humaniste se trouvant pour le coup lourdement signifié (dans la Vie de bohème, l'autre film de Kaurismäki réalisé en France, ça fonctionnait mieux, parce que le thème y était plus léger, plus musical, en accord avec la mélancolie du cinéaste). Cela dit je reconnais quand même au film un certain charme, notamment dans sa partie finale (Kati Outinen dans sa robe jaune...), et surtout ce qui reste d'ozuien au niveau des décors: les petites maisons construites par Wouter Zoon, le dernier plan avec le cerisier en fleurs... printemps (hélas trop) tardif.
SupprimerJe préfère vous le dire tout de suite : je ne suis pas Fausto.
RépondreSupprimer(Oups !)
Tout le monde sait que Fausto est un sous-marin du sous-commandant Marcos.
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