vendredi 13 novembre 2020

The Voice


Il était une voix.

François Gorin sur Frank Sinatra.

En 1952, Frank Sinatra est au fond du trou. Sa brillante carrière, en panne sèche. Les années 1940 ont fait de lui une star incontestée de la chanson, puis du cinéma. New York avait succombé à sa voix d'ange, Hollywood à ses yeux bleus, à sa prestance diabolique. Il était partout: à la radio, où ses émissions faisaient un tabac; à la télé, où son tempérament explosif devait en principe crever l'écran. Mais The Frank Sinatra Show est interrompu au bout de deux saisons, faute d'audience. Le film Meet Danny Wilson, où il joue l'ascension et la chute d'un jeune chanteur, fait un flop. Chez Columbia, sa maison de disques depuis 1943, les dissensions avec le directeur artistique Mitch Miller ont raison de sa patience. Las qu'on lui fasse "chanter n'importe quoi", Sinatra claque la porte après avoir enregistré Why Try to Change Me Now. 
A quoi bon le changer en effet? Après avoir beaucoup gagné, ce joueur dans l'âme s'est mis à perdre. George Evans, l'agent qui avait orchestré son triomphe, est mort en 1950, épuisé à la tâche. Coureur invétéré, Frankie belle gueule divorce l'année suivante de Nancy, avec qui il a eu trois enfants, pour convoler avec Ava Gardner, LA femme fatale hollywoodienne. La lune de miel est brève. Il se sent soudain seul. Tout en désapprouvant son peu de sens de la famille, ses "amis" de la Mafia lui procurent de rares engagements. Lui qui n'en avait jamais assez doit s'en contenter. Le grand public, qui l'admirait à défaut de l'aimer vraiment, ne le suit plus. Se revoyant au début de 1953, Sinatra dira: "J'étais un has been, assis à côté d'un téléphone qui refusait de sonner."

Dix ans plus tôt, il était la nouvelle coqueluche de l'Amérique. Depuis ses débuts avec l'orchestre de Harry James en 1939, puis celle de Tommy Dorsey, le "gamin maigre aux oreilles décollées(Dorsey dixit) captait l'attention. Bientôt, les collégiennes en socquettes blanches (bobbysoxers) se presseraient en foule au Paramount. Leurs cris feraient se retourner un Benny Goodman incrédule - "Qu'est-ce qui se passe ici?" La sinatramania a précédé de plus de vingt ans la beatlemania. Tout le monde n'était pas convaincu. Pour un journaliste anglais, The Voice (label inventé par George Evans) est "juste un baryton faiblard magnifié par le micro". N'importe, le kid de Hoboken (New Jersey), fils unique d'un couple d'émigrés italiens, chouchouté par une mère excessive, a démodé Bing Crosby. Avec l'introduction en 1924 des micros pour la scène, Crosby révolutionnait la chanson. Fini les mains en porte-voix: on peut susurrer à l'oreille, appuyé sur un swing léger. De ce style aérien, le jovial Bing est l'incarnation rassurante. En écoutant la radio, le petit Frank fredonne avec son idole. Poussant plus loin la notion de chanteur de charme - au point que le mot crooner semble avoir été inventé pour lui -, le jeune Sinatra va susciter un autre sentiment d'intimité. Il veut que chaque auditeur l'écoute exclusivement, et tant mieux si c'est une auditrice. Il a la voix pour, se sait doué. "Frank crée une atmosphère", résumait Crosby, assez fair-play. Les puristes ont toujours reproché à Sinatra un certain manque de naturel. Lui n'a jamais caché qu'il avait bossé comme un fou à mettre toutes les chances de son côté. Obsédé par l'hygiène et l'élégance vestimentaire, il se compose avec acharnement un personnage cool et décontracté, alors qu'à ses débuts son jeu de scène se résumait à écarter les bras. Son énergie déborde? Il enchaîne une séance pour Columbia, avec au programme une fournée de standards empruntés aux meilleurs musicals de Broadway; puis le tournage d'une comédie légère où il s'efforce de suivre le tempo et les pas de Gene Kelly (Escale à Hollywood ou Un jour à New York); puis encore un enregistrement de l'émission Your Hit Parade; un concert au Waldorf Astoria...

Chéri des foules, Sinatra a vu sa réputation entaillée par un premier coup de canif dès 1943, quand les jeunes gens de son âge partaient à la guerre, mais pas lui, accusé de lâcheté. Son excuse ? Un tympan perforé. 1946 est l'année de ses premiers 78-tours en petite formation, et il compte deux mille fan-clubs à sa dévotion. C'est aussi l'ouverture en fanfare du Flamingo, à Las Vegas, début d'une liaison mouvementée avec la capitale du jeu. Peu de temps après, Sinatra est vu à La Havane avec le parrain Lucky Luciano... Traqué par des journalistes qui ne demandent qu'à le coincer, et refilent parfois leurs tuyaux au FBI, le chanteur fait volontiers le coup de poing. Il voue à la presse une haine qu'il entretiendra toute sa vie. Guetté de toutes parts, envié, jalousé, Sinatra semblait cuirassé, à toute épreuve. Puis un soir de 1950, sans prévenir, sa voix le lâche lors d'un concert au Copa de New York. Faiblesse passagère ?
La renaissance du crooner déchu en 1953 est souvent symbolisée par le succès inespéré de Tant qu'il y aura des hommes. Le film de Fred Zinnemann est resté dans les mémoires pour la scène où Burt Lancaster et Deborah Kerr font des roulades au bord de l'eau. Mais Sinatra y donnait à l'écran une de ses quelques performances dignes d'intérêt, dans le rôle a priori ingrat d'un soldat victime des mœurs violentes de l'armée américaine. Il a fait des pieds et des mains pour l'obtenir - la rumeur parlera même d'une tête de cheval sanglante déposée dans le lit de Harry Cohn, le boss de la Columbia, scène fantasmée reprise plus tard dans le Parrain -, et sa conviction lui vaut un oscar du second rôle, sur les huit glanés par le film.

Son prestige hollywoodien retrouvé n'est pourtant rien à côté de la période musicale qui s'ouvre avec sa signature chez Capitol. Dans la décennie précédente, il a enregistré des chansons par douzaines, la plupart puisées aux bons auteurs: Cole Porter, George et Ira Gershwin, Richard Rodgers et Lorenz Hart... Sa voix encore juvénile et caressante faisait des merveilles, et certains spécialistes lui vouent encore leur préférence. Mais le Sinatra du milieu des années 1950 n'a plus le même timbre. Il est cassé, défait, un voile d'amertume, en plus des effets du tabac et de l'alcool consommés sans modération, donne à son chant un grain nouveau. The Voice est fêlée.
Si la fraîcheur de Songs for Young Lovers (1954) fait encore illusion, l'ombre d'Ava plane sur plusieurs de ses albums suivants, ceux des petites heures solitaires et des fins de nuit accoudé au bar, ceux où toute la tristesse du monde finit par s'envoler sur un tapis de violons — les plus beaux. In the Wee Small HoursClose to YouWhere Are You?Only the LonelyNo One Cares ne se contentent pas d'égrener les complaintes sophistiquées. Ici s'invente le concept album. Soit une douzaine de chansons glissant sur un même thème, avec des échos entre elles. De ces films sonores, Frank Sinatra est à la fois le scénariste et l'acteur. Il recycle des morceaux de musicals déjà visités, crée de nouveaux titres en sollicitant Sammy Cahn (pour les textes) et Jimmy Van Heusen (pour la musique), deux auteurs de sa bande. Capitol lui offre les meilleurs arrangeurs: à Billy May le swing hérité du son des big bands, à Gordon Jenkins les orchestrations satinées, et Nelson Riddle fait un peu tout ça et le reste, excellant dans les ambiances intimistes.

La discographie du Sinatra des fifties est un peu schizophrénique. Il y a les albums swung, avec ce mot dans le titre et des points d'exclamation (A Swingin' Affair!Come Swing with Me!, etc.)Parfaits pour démarrer la journée du bon pied. Mais c'est dans le registre assez paradoxal du pauvre type délaissé, rêveur et sentimental que le crooner est le plus touchant. A chaque disque un rôle, illustré par sa pochette. Les yeux clos, cravate gris perle, poing serré sur le micro. Visage grimé comme un clown, un trait rose dessinant une larme. En imper au comptoir, contemplant le fond du verre et l'idée d'en prendre un dernier pour la route. Au moment d'enregistrer No One Cares, en 1959, Frankie n'est plus le suicidaire de 1953. C'est de nouveau un homme puissant, braquant sur lui les feux de la gloire. Mais il chante la déprime avec un talent fou.
Sinatra n'a jamais été meilleur acteur que dans ses disques. Il y mettait d'ailleurs un soupçon de mise en scène, enregistrant en direct au milieu de l'orchestre, sans cloison ni cabine, en présence d'une coterie d'invités.Cravate dénouée, chapeau en arrière. C'est l'image un peu cliché mais assez classe qu'on aimerait garder de lui. Celle qui transcende en musique la trilogie "cigarettes, whisky et p'tites pépées". Celle que ce fichu caractère, frimeur, tyrannique, emporté, ne perdait pas une occasion d'abîmer par ses abus divers, en privé comme en public. Pâture idéale pour chroniqueurs en peine de sensation. Derrière le crooner suave s'agitait un gangster manqué, et dans la fascination pour le personnage entre ce côté canaille.

Sa face obscure prenait aussi la lumière. Certes il n'a pas cessé de faire des bons disques en quittant Capitol pour fonder son propre label, Reprise. Mais cette initiative partant d'un sentiment louable - octroyer plus de droits aux auteurs... et aux interprètes - trahissait un goût prononcé des affaires. De toute sorte, y compris la politique, à laquelle il n'entendait rien, et les casinos, dont il prenait des parts. Aveuglé par le pouvoir comme un lapin pris dans la lumière des phares, Sinatra s'est fait balader par le clan Kennedy, humilier par ses protecteurs mafieux.
Tout ce qu'il voulait, c'était être entouré, et que la fête ne s'arrête jamais. Avec ses comparses du Rat Pack, ce groupe d'amuseurs en smoking qui fit les folles nuits du Vegas des sixties, il était un grand frère ambigu. Admirant la désinvolture de Dean Martin en sachant que celui-ci ne lui ferait pas d'ombre. Accablant Sammy Davis Jr de blagues racistes après avoir parrainé son ascension depuis la misère de Harlem, en avocat précoce des droits civiques — un court métrage humaniste et un peu neuneu, The House I Live In, lui a valu dès 1945 d'être fiché pour sympathies communistes. Moins de trente ans après, on le retrouvera du côté de Nixon, puis de Reagan...

A mesure que se sont épaissis la silhouette de Sinatra et son dossier d'individu douteux, l'intérêt pour sa musique a fatalement diminué, secoué seulement par des soubresauts. Ainsi pour un enfant des années 60, il était le type assez ringard, chapeau sur la moumoute, qui faisait doubidoubidou à la fin de "Strangers in the Night". Cette scie que le chanteur détestait presque autant qu'il avait haï le rock'n'roll (traitant les chansons d'Elvis d'"aphrodisiaque au goût rance"), lui valut de dégommer du numéro 1 les Beatles aux Etats-Unis et les Rolling Stones en Angleterre. C'était en 1966. Trois ans plus tard voici "My Way", un kidnapping en règle du "Comme d'habitude" de Claude François. Devenu hymne viril à soi-même, ce credo grandiloquent est le morceau qu'on n'a plus cessé de lui associer. De ses premiers faux adieux à la scène, en juin 1971, jusqu'à l'extinction en avril 1998 d'un corps qui le lâchait de partout, les trois dernières décennies de Frank Sinatra se partagent entre l'autocélébration, la recherche d'un nouveau souffle et l'incurable appétit pour les excès. En septembre 1984, lors d'un gala de charité parisien au Moulin-Rouge, on pouvait le voir marmonner, comme en pilotage automatique, un chapelet de ses plus fameux standards. Le teint cireux, les gestes mesurés, on aurait dit un hologramme. Peu de temps auparavant, EMI avait eu la bonne idée de ressortir l'ensemble des albums Capitol, ruti­lants. Le crooner s'est fait enterrer avec une flasque de Jack Daniel's et un Zippo. Nous, on a gardé les disques. 

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