samedi 28 novembre 2020

De Perec à Perrin



Belleville blues.

"Nous vivions à Paris, dans le 20e arrondissement, rue Vilin; c'est une petite rue qui part de la rue des Couronnes, et qui monte, en esquissant vaguement la forme d'un S, jusqu'à des escaliers abrupts qui mènent à la rue du Transvaal et à la rue Olivier Metra (c'est de ce carrefour, l'un des derniers points de vue d'où l'on puisse, au niveau du sol, découvrir Paris tout entier, que j'ai tourné en juillet 1973, avec Bernard Queysanne, le plan final du film Un homme qui dort). [ndr: Perec se trompe à propos de la rue Olivier Métra qu’il confond avec la rue des Envierges] La rue Vilin est aujourd’hui aux trois quarts détruite. Plus de la moitié des maisons ont été abattues, laissant place à des terrains vagues où s’entassent des détritus, de vieilles cuisinières et des carcasses de voitures; la plupart des maisons encore debout n’offrent plus que des façades aveugles. Il y a un an, la maison de mes parents, au numéro 24, et celle des mes grands-parents maternels, où habitait aussi ma tante Fanny, au numéro 1, étaient encore à peu près intactes. On voyait même au numéro 24, donnant sur la rue, une porte de bois condamnée au-dessus de laquelle l'inscription COIFFURE DAMES était encore à peu près lisible. ll me semble qu'à l'époque de ma petite enfance, la rue était pavée en bois. Peut-être même y avait-il, quelque part, un gros tas de pavés de bois joliment cubiques dont nous faisions des fortins ou des automobiles comme les personnages de L'Ile rose de Charles Vildrac." 
(Georges Perec, W ou le souvenir d'enfance, 1975)

Dernier plan de Un homme qui dort, le même qui ouvrait le film. La pluie a cessé de tomber. L’homme a quitté sa chambre et redescend la rue Vilin. Il n’était pas mort, il n’était pas devenu fou. Le temps sans durée du film n’était que le temps oublié de l’enfance, de cette enfance passée à Belleville et dont Perec disait n’avoir aucun souvenir. Un homme qui dort: un film de disparition, appelé lui-même à disparaître progressivement dans les années 80, à mesure que se dégraderont les trois seules copies qui existaient du film, jusqu’à devenir ruines à leur tour, à l’image des souvenirs d’enfance de Perec, à l’image du quartier de Belleville — l’ilot insalubre n°7 — à la fin des années 70. 

BonusEn remontant la rue Vilin de Robert Bober (1992). Documentaire-puzzle construit à partir d’anciennes photographies et de toutes ces descriptions faites par Perec des lieux de son enfance et de leur transformation.

De Perec à Perrin.


1977: année punk. Laurent Perrin tourne Scopitone, son premier court-métrage. Les lieux sont les mêmes mais l’esprit a changé. Exit les souvenirs perdus de l’enfance qui sous-tendaient douloureusement Un homme qui dort, Scopitone respire l’air du temps. La petite chambre sous les toits a disparu; à la place, un immeuble promis à la démolition, squatté par quelques jeunes. Alors que Georges Perec a dorénavant le regard tourné vers l’Amérique, prêt à partir, avec son ami Robert Bober, sur les traces des émigrants européens du début du siècle (Récits d’Ellis Island, histoires d’errance et d’espoir), prolongeant ainsi sa quête des origines, Laurent Perrin enregistre les battements new wave d’une génération sans repères, perdue dans les décombres, vivotant, traficotant, menacée en permanence d’expulsion, telle une nouvelle vague d'"immigrés".
Au noir et blanc magnifié de Un homme qui dort, qui conférait au film une dimension à la fois mélancolique et intemporel, succèdent ici les couleurs un peu fades des années 70, celles du désenchantement (l’après-68), sauf que chez Perrin c’est plus profond encore, le désenchantement s’inscrivant au cœur même de son œuvre, comme on le découvrira par la suite, de Jimmy jazz (1982), son second court-métrage, à 30 ans (2000), son dernier film de fiction, en passant par ce qui restera ses deux plus beaux films: le nocturne (bleu nuit) Passage secret (1985) et le diurne (vert marine) Buisson ardent (1987). De sorte que si Scopitone est un film de son temps, c’est d’abord parce que ce côté désabusé du cinéma de Perrin se trouve en phase avec le désœuvrement d’une certaine jeunesse de l’époque: drôle de jeunesse, déclassée, exilée, loin de l’utopie post-soixante-huitarde (seul persiste l’idéal communautaire), se contentant de vivre le présent, au jour le jour.




Scopitone sort à Paris le 9 avril 1980. On y découvre — sur fond d’idylle impossible entre un mécanicien magouilleur et une libraire trop sérieuse — un Belleville totalement dévasté, comme si la ville avait été bombardée. Belleville année zéro. A la fin du film, Didier Sauvegrain, le personnage principal, échappe aux flics en dévalant la rue Vilin, parcourant ainsi le même trajet que Jacques Spiesser dans Un homme qui dort. Par ce mouvement, très musical, qui conjugue la reprise et la fuite, Scopitone vient non seulement signifier la mort du vieux Belleville, de ce qui en faisait l’âme, en même temps qu’un lieu de mémoire, notamment de l’immigration, il marque aussi la fin d’une époque, celle que le film "caché" de Perec incarnait, soit la Nouvelle vague et l’onde qui suivit, avant le ressac des années 80. Car c’est un fait: les premiers travaux de rénovation de Belleville ont coïncidé avec l’avènement de la Nouvelle vague, comme si le quartier symbolisait à lui seul tout un pan du cinéma français, du réalisme poétique d’avant-guerre à la "Qualité française" des années 50. Et de voir dans Belleville rasée l’image du "cinéma de papa", cinéma de studio, ainsi mis au rebut.

De Scopitone à Jimmy jazz.

Dans Scopitone, il n’y a pas de scopitone. Et pour cause: apparu au début des années 60, contemporain donc, lui aussi, de la Nouvelle vague, le scopitone n’a pas survécu à la décennie. Trop rhinocéros. Il n’en reste pas moins l’ancêtre du vidéo-clip qui, lui, s’est surtout développé dans les années 80. Entre les deux, entre scopitone et vidéo-clip, c’est le vieux jukebox, présent dans le film, qui d’une certaine façon assure la permanence, jusqu’à ce qu’il disparaisse à son tour. C’est lui qui diffuse la musique à Belleville, une musique délicieusement désuète, à l’image du quartier. Pour écouter de la musique plus jeune, punk en l’occurrence, il faut changer de quartier, aller à Montmartre, au dancing "La Boule noire", où jouent les Go-Go Pigalle. Reste que la vie n’y est pas plus colorée. La seule lumière du film est, comme le soulignait Daney, celle du flipper: le fameux Night Rider de Bally, symbole de l’Amérique des années 70 (gros camion, serveuse sexy et voiture de police), mais dont les couleurs, à la fois nocturnes et rutilantes, annoncent déjà, bien plus que le jukebox, l’esthétique des années 80, une époque qui verra aussi le retour des décors en studio, conjointement à la reconstruction de certains secteurs de Belleville. Si le cinéma de Laurent Perrin est un cinéma de passages — entre deux, voire plusieurs, périodes de la vie —, Scopitone marque, lui, le passage d’un temps révolu (les années 60 et l’héritage post-68) à un temps — les années 80 — dont on ne perçoit encore que les prémices. Comme de petits spots lumineux, clignotant au milieu des vestiges.
C’est deux ans plus tard, avec Jimmy jazz, que Laurent Perrin entre de plain-pied dans les années 80, passant de Belleville à Saint-Ambroise, de la rue Vilin à la rue des Bleuets. La musique, elle, se joue toujours du côté de Montmartre, à la "Nouvelle Eve", le célèbre cabaret, ou chez une comtesse excentrique, aux allures steiniennes. Jazz et blues: une musique d’hier — on y entend même "Nobody knows you when you’re down and out" de Jimmie Cox — et pourtant en accord avec l’esprit postmoderne de l’époque. Si le titre Jimmy jazz fait référence à une chanson des Clash, présente sur l’album London Calling (sorti au début des années 80), c’est parce que cet album, le meilleur de la décennie pour la revue Rolling Stone, exalte la fusion des genres (du jazz à la musique caribéenne) en même temps qu’un retour aux sources (loin du punk, jugé déjà sur le déclin), ce qu’on retrouve dans le film à travers la boutique de disques (Debs Musique) où travaille le personnage de Luchini. Jimmy jazz se déroule essentiellement la nuit dans des décors à dominante rouge. Entre Fabrice Luchini, très rohmérien, et Bruce Grant, le musicien de jazz qu’il admire, vient s’inscrire un troisième personnage, à la fois objet du désir de l’Autre (Pascal Bonitzer a coécrit le scénario) et figure eighties par excellence puisque incarnée par Caroline Loeb, ancienne styliste de Mondino et future "reine de la ouate". Au milieu du film, lors d’une séance pour le moins houleuse d’enregistrement, Loeb et Luchini s’échappent du studio pour aller jouer non pas au flipper mais à un jeu vidéo d’arcade, un dérivé de Space Invaders, jeu pour lequel Luchini, acteur post-NV s’il en est, se montre particulièrement peu doué, au contraire de sa partenaire. Celle-ci, pour le coup, l’envoie aux "chiottes" lire sur la porte la plus belle déclaration d’amour qu’elle ait vue: "J’aurai ta peau ordure!". Difficile de ne pas voir dans cette déclaration la réponse (passionnée) du cinéma des années 80 — cinéma pas encore numérique mais cultivant déjà l’art de la "belle image" — au laisser-aller esthétique de la Nouvelle Vague et de sa descendance.

Fin des années 80. La rue Vilin est "recouverte" par le parc de Belleville. Le S de la rue s’est transformé en allées verdoyantes. Le flipper va peu à peu disparaître des cafés et le jeu vidéo rejoindre la sphère domestique.

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