mercredi 10 novembre 2021

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Oncle Boonmee d'Apichatpong Weerasethakul (2010).

En attendant Memoria...

Immemory. Notes sur Oncle Boonmee.

1) Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures d’Apichatpong Weerasethakul est un grand film (est-ce le meilleur de AW? Pas sûr, Blissfully Yours et Tropical Malady m'avaient semble-t-il procuré une plus forte émotion, mais peu importe) dont il n'est pas facile de parler, d'abord parce que c'est le genre de film sur lequel on n'a pas grand-chose à dire (comme tout film qui joue sur les sensations), ensuite parce que ce qu'on pourrait en dire, eh bien, tout le monde l'a déjà dit (plus ou moins). Redisons-le, quand même, mais rapidement. Et pour commencer, un rappel sur la polémique née à Cannes après l'attribution à Weerasethakul de la Palme d'or, entre ceux pour qui Oncle Boonmee distillerait un ennui profond (Oncle Boonmee, il ne décolle jamais) et ceux pour qui, au contraire, le film serait un pur enchantement, au sens d'envoûtement (Boonmee, un goût de paradis), polémique un brin stérile quand on sait la frontière plutôt étroite qui existe entre l'ennui et l'envoûtement (Weerasethakul cite parmi ses films préférés non seulement ceux de Naomi Kawase, mais surtout Empire d'Andy Warhol qui dure huit heures et Sátántangó de Béla Tarr qui, lui, dure sept heures trente). 

2) Oncle Boonmee est un film où se télescopent (comme toujours chez AW) plusieurs régimes d'images: le quotidien dans son aspect le plus prosaïque (des soins médicaux, la vie à la campagne, une chambre d'hôtel...), mais parfois transfiguré (les plans d'ouverture sur le buffle); des fantasmagories diverses dont on retiendra la plus étonnante: au pied d'une cascade, un poisson-chat frétillant entre les cuisses d'une princesse; des fantômes, ceux familiers d'êtres chers venus rendre visite à l'oncle en question — un apiculteur souffrant d'insuffisance rénale et qui vit ses derniers jours — sous une forme soit humaine (l'épouse s'incrustant littéralement au cours d'un repas), soit animale (un neveu réincarné en grand singe aux yeux rouges phosphorescents et s'invitant lui aussi à la table); des métaphores: la jungle, ici irréelle (un vrai rêve de cinéma), comme champ des possibles en matière de récit (même si cela reste à l'état brut); la grotte, lieu par excellence du regressus ad uterum cher à Eliade; l'eau dans laquelle on se mire, des reflets forcément trompeurs...

3) Si Oncle Boonmee est un objet filmique inclassable, de par ce travail d'hybridation (un peu trop poussé parfois: ainsi ces photos de tournage que Weerasethakul a intégré à son film bien qu'elles n’en soient pas issues — elles sont tirées des autres films qui composent "Primitive", l'exposition dont fait partie Oncle Boonmee, une façon donc de faire le lien entre tous ces éléments), il l'est davantage et plus encore que dans les précédents films de AW, notamment Syndromes and a Century, par l'extraordinaire alchimie à laquelle se livre le cinéaste pour entrecroiser les différentes temporalités du film. Avec au centre une question, quasi obsédante chez lui, celle de la mémoire, qu'il s'agisse de la mémoire populaire (la croyance aux fantômes), de la mémoire du cinéma (autre croyance aux fantômes, de la pellicule ceux-là: Oncle Boonmee a été tourné en 16 mm et les trucages y sont volontairement archaïques) et de sa propre mémoire (la région où se déroule le film est celle de son enfance, les films auxquels l'œuvre fait écho sont des téléfilms locaux vus également dans l'enfance, mais aussi les autres films de AW, via la récurrence des thèmes et le recours aux mêmes acteurs...). On évoque souvent Lynch ou Tourneur à propos de Weerasethakul, ici on penserait plus à Marker. Le cinéma de AW est un art du temps, mieux de l'espace-temps, dans lequel passé, présent et futur proche semblent communiquer en permanence, à travers les esprits mais aussi la métamorphose des corps, selon un circuit que l'on qualifiera d'extra-corporel, si on se réfère aux séances de dialyse prodiguées à l'oncle. Une telle conception du temps renvoie bien sûr à toute une culture qui nous est étrangère, mais sur le plan purement esthétique il y a là quelque chose de commun, en tous les cas d'assez bergsonien (Deleuze aurait aimé), qui rend Oncle Boonmee, et le cinéma de AW en général, moins "exotique" qu'on le dit. Etant entendu que ce qui nous fascine, voire nous fait peur, chez l'autre, c'est moins l'inconnu que ce qu'on perçoit de familier en lui (cf. Clément Rosset).

4) Car si l'animisme est bien au cœur d'Oncle Boonmee, il est clair que ce n'est pas ça qui fait l'intrigante originalité du film. Il y a un peu plus de cinquante ans, Rivette, dans un texte devenu célèbre sur Mizoguchi, se posait déjà la question de ces films "qui, en une langue inconnue, nous content des histoires totalement étrangères à nos mœurs ou habitudes" et qui pourtant "nous parlent un langage familier", langage qui n'est autre que "celui de la mise en scène". Paraphrasant Rivette, on pourrait dire que si la mise en scène est, comme la musique, idiome universel, c'est bien celui-ci qu'il faut apprendre pour comprendre "le Weerasethakul". Sans vouloir comparer l'incomparable (le cinéma de Mizoguchi est certainement celui qui, plus que tout autre, a su toucher au sublime), il n'est pas exclu de penser que AW est un des rares cinéastes actuels, peut-être même le seul, qui "puisse prétendre à la véritable universalité, celle de l'individu". Allons plus loin. Si, toujours selon Rivette, chez Mizoguchi "tout survient dans un temps pur, qui est celui de l'éternel présent (temps passé, temps futur y mêlent souvent leurs eaux, une même durée les parcourt tous)", chez Weerasethakul, le temps y est plus impur (ne serait-ce déjà par le caractère très expérimental de son cinéma), et c'est par là aussi qu'il nous est familier, tant on y retrouve cette "viscosité de la durée" dont parle Bachelard à propos du bergsonisme, "cette solidarité entre le passé et l'avenir, qui fait que l'instant présent n'est jamais que le phénomène du passé". Non pas un art de la modulation, comme chez Mizoguchi, mais un art de la compacité.

5) Chez AW aussi l'âme semble irrémédiablement fixée au temps.

(notes rédigées en septembre 2010)

Bonus: le trailer de Cemetery of Splendour (2015).

6 commentaires:

  1. Bref, vous aimez les films les plus chiants du monde.

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    1. Le film chiant c’est le film qui se veut divertissant, distrayant, mais qui rate son but... là c’est différent, c’est l’ennui comme concept esthétique qui est propre à l’art contemporain auquel on peut rattacher Weerasethakul, l’ennui dont il s’agit de faire ressortir l’idée (et là c’est raccord, ça donne des oeuvres d'un ennui mortel), ou au contraire qu’on cherche à conjurer en déplaçant l’intérêt de l’oeuvre (au départ proche de zéro) sur quelque chose d’autre. Je parle d’envoûtement, comme antidote à l’ennui, dans le cas de AW... mais c’est de fascination qu’il faudrait parler dans le cadre plus général de l’art contemporain et de ses dispositifs. Pour Memoria je ne sais pas, je ne l’ai pas encore vu, je ne sais même pas de quoi ça parle.

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  2. Bonjour Buster, avez-vous lu le dossier Weerasethakul dans le dernier numéro des Cahiers ? Je vous le conseille.

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    1. Bonjour, non pas lu mais j'ai vu la couverture (très jolie), inspirée de l'affiche de Cemetery of Splendour...

      Jessica Holland, hé hé je me demandais pourquoi... sans être surpris, Tourneur chez AW ce n'est pas nouveau (cf Tropical Malady entre autres)... j'ai compris en découvrant le casting du film, le personnage de Tilda Swinton, Vaudou, etc. mais bon je ne veux pas en savoir plus

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    2. Vaudou est un des films préférés d'Apichatpong Weerasethakul et de Marcos Uzal.

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