mardi 21 février 2023

Achab Lincoln


Lincoln de Steven Spielberg (2012).

Demain sort The Fabelmans, le dernier Spielberg. L'occasion pour moi de republier un texte écrit il y a tout juste dix ans (que j'ai complété par endroits) à propos de Lincoln...

Après Tintin et Cheval de guerre, Spielberg reprend son souffle, pour nous offrir un film gigantesque et magnifiquement traînard, à l’image de son héros, qui paraît-il été atteint du syndrome de Marfan, ce qui expliquerait sa grande taille, ses longues mains — d’où sa difficulté à enfiler des gants, qu’ils soient blancs ou noirs — sa maigreur, sa démarche voutée, etc., bref sa lenteur... tout ça n'a pas grand intérêt, c'est juste pour expliquer le jeu monolithique de Daniel Day-Lewis, mais aussi peut-être que, dans cette histoire, Lincoln semble à la fois empressé et posé. Grand film, donc, sur le génie politique d’un homme et son pari insensé (que d'autres jugeront machiavélique): faire voter à tout prix, c’est-à-dire par tous les moyens (disons "acceptables", même si moralement...), l’abolition de l’esclavage avant la fin de la guerre civile, pourtant imminente, seule façon pour lui d'obtenir le nombre de voix nécessaire — il lui en manque vingt au départ, à récupérer dans le camp des démocrates, sous réserve que tous les républicains le soutiennent, ce qui est loin d'être acquis — sans compromettre les chances de paix (et de permettre aussi, par la même occasion, au fils aîné fraîchement engagé de ne pas risquer sa vie trop longtemps).
D’où cette bataille politique, à la Chambre et surtout dans les coulisses, génialement rendue par Spielberg, en lieu et place de ce qui se passe au-dehors, sur les vrais champs de bataille, entrevus seulement au début (une boucherie entre les confédérés et un régiment noir) et à la fin (un paysage désolé après le siège de Petersburg). Alors oui, esthétiquement parlant, ce n’est pas toujours du meilleur goût, même si les dominantes gris (sudiste) et bleu (nordiste) justifient le chromatisme du film: Spielberg abuse des contre-plongées pour magnifier Lincoln, et la musique de John Williams, un rien pompeuse, est assez pénible. Mais ça passe et même admirablement... Pourquoi? D'abord parce que c’est en accord avec le goût officiel, académique, d'une nation, qui est aussi le goût de Spielberg, proche en cela de la peinture réaliste américaine de l’époque. Mais surtout parce que Spielberg crée et maintient une tension de tous les instants, à l’égal des meilleurs films d’aventures, qui alimente le récit, de l’espace public à la sphère privée (où Lincoln se révèle moins glorieux, forcément), jusqu’au point d’orgue que constitue la séance du vote, avec en montage parallèle Lincoln à la Maison Blanche, jouant avec son jeune fils dans l’attente du résultat. Puis, comme il se doit après un climax, le mouvement de relâche, magnifique, qui voit Tommy Lee Jones (Thaddeus Stevens, le plus convaincu des anti-esclavagistes — mais qui aura dû se résoudre à ce que "la plus grande mesure du XIXe siècle soit adoptée par la corruption, elle-même aidée et encouragée par l'homme le plus pur d'Amérique" — récupérer l'acte officiel du vote et rentrer chez lui pour l'offrir à sa domestique noire qui se révèle être sa compagne. Et, point final: la mort de Lincoln, vécue off dans un autre théâtre, déclenchant les cris du fils (bah oui, le fils et le père, comme toujours chez Spielberg, analyse sans fin...). En termes d'émotion, il est difficile de faire plus fort.
Si Lincoln est un grand film, c'est bien par la puissance de son récit qui compense, voire efface, les habituels défauts du cinéaste (la sentimentalité, incarnée ici par Sally Field, un certain pompiérisme...). A un moment du film, Lincoln compare son combat à celui d'un baleinier, écho au rêve du début où il apparaissait à la proue d'un navire, fixant l'horizon... Impossible de ne pas penser à Moby Dick — comme dans Jaws d'ailleurs —, d'autant que dans le film qu'en a tiré Huston, Gregory Peck a la tête de Lincoln. Juste retour des choses (même si cette référence est peut-être davantage due à Tony Kushner, le scénariste du film). Ici l'horizon n'est plus Moby Dick (qu'il faut terrasser) mais l'Union (qu'il faut sauver). La grosse masse blanche n'est plus celle d'une baleine, représentant une forme d'Absolu, qu'on poursuit sans relâche, tout en sachant l'entreprise quelque part impossible, mais, plus prosaïquement, celle des Etats du Sud, avec pour harpon le 13e amendement, qui doit absolument être voté, dans un délai très particulier, court mais pas trop, ce qui au départ relève là aussi de l'impossible... Le film, c'est ça: Lincoln à la fois fonçant à travers les flots, ceux de l'Histoire, et naviguant en des eaux plus troubles, qui sont celles de la politique (sauf que c'est lui qu'il les a troublées, car il y a aussi de The Confidence-Man, le dernier roman de Melville, dans cet aspect du film), pour atteindre l'objectif prodigieux qu'il s'est fixé. Lincoln? Un grand film melvillien.

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