samedi 25 février 2023

Trois petits Buñuel


La Montée au ciel de Luis Buñuel (1952).

J'ai une tendresse particulière pour les films mexicains de Buñuel réalisés au début des années 50, notamment ceux que l’on considère comme mineurs parce que tournés dans un but purement commercial (je mets à part El et Archibald de la Cruz, qui sont de purs chefs-d'œuvre). Des films alimentaires, donc, sans véritable ambition, mais passionnants et, personnellement, plus attachants que ses futurs grands films tournés en France, toutes ces belles machines solitaires, si précises dans l’écriture, si maîtrisées dans la construction, mais un peu froides tant cette perfection d’agencement confine par moments à l’abstraction (une abstraction heureusement compensée par l’humour que Buñuel a toujours su injecter dans ses films). La réussite de ces petits mélos tient justement au fait que Buñuel les a traités comme tels, respectant les conventions du genre sans jouer au plus malin, les exacerbant même, de sorte qu’ils font écho à ce qui court habituellement dans son œuvre: la mécanique du désir, le sexe comme facteur de désordre social, familial, moral, etc. En un sens, ils annoncent, sous une forme encore brute, les grands films à venir; un côté fruste qui s’accorde idéalement avec la nature pulsionnelle du désir, sa part animale (le bestiaire bunuélien y est d’ailleurs plus présent), là où les futurs films "carriériens", plus sophistiqués, s’attacheront davantage à l’aspect disons cérébral du fantasme.

La vie au ranch.

Commençons par Susana (1951). Un vrai et beau mélo: une jeune fille s’échappe par une nuit d’orage (et par miracle) d’une maison de redressement, trouve refuge dans une hacienda, résiste (en partie) aux avances du contremaître qui sait d’où elle vient, séduit le fils de la famille, jusque-là préoccupé par ses études, puis le père qui, lui, est surtout préoccupé par la santé de sa jument, avant d’être démasquée par la mère, dont elle avait la confiance, et dénoncée par le contremaître avec qui elle ne voulait pas partir. C’est vrai que ça préfigure un peu Théorème de Pasolini, comme l’a souligné Bergala, que le personnage est comme un corps étranger au sein de la famille, un élément à la fois perturbateur et révélateur (quant au désir de chacun: la mère d’avoir une fille, le père de retrouver une seconde jeunesse, le fils de découvrir enfin l’amour), ce qui n’est pas le cas pour le contremaître qui, lui, joue sans trop se poser de questions son rôle de macho. Mais ce n’est pas tout à fait juste non plus. Susana n’est pas vraiment ce "trou noir" du film dont parle Bergala, qui provoquerait désirs et jalousies sans qu'on sache ce qu'il en est de son propre désir. Au contraire, tous ses efforts de séduction (marqués par le geste répété d’abaisser le haut de son corsage pour dévoiler ses épaules), dans le seul but de provoquer le désir des hommes (un désir que Buñuel fait circuler, Susana passant d’un homme à l’autre), témoignent, haut et fort, de son désir à elle, marqué par la volonté (outre celle d’échapper à sa condition sociale) de défier le machisme dominant, et ce jusqu’à vouloir prendre la place de la mère et devenir ainsi la nouvelle maîtresse des lieux (en cela il n’y a rien de "pervers" chez elle, contrairement à ce que suggère le titre français du film, d’autant que la perversion chez Buñuel serait plutôt du côté masculin — cf. entre autres El et Archibald de la Cruz). 
Mais l’important n’est pas là. Ce qui compte ici c’est cette ambivalence, propre au cinéma de Buñuel, qui permet au film d’être à la fois un pur mélodrame conventionnel et une œuvre typiquement bunuélienne. C’est ce qui fait sa force, le film se situant sur deux niveaux qu’on ne peut jamais totalement dissocier. Si on se place du côté du mélo et de ses conventions, il faut croire au miracle du début (l’apparition dans la prison — après que Susana, terrifiée par les rats et les chauves-souris, a supplié Dieu de lui rendre sa liberté — d’une énorme araignée traversant la croix formée sur le sol par l’ombre des barreaux, ce qui redouble sa peur et lui donne la force d’arracher les barreaux), et voir dans le personnage l’image même de la fille fatale, figure négative, sinon diabolique, qui à ce titre ne peut triompher de la figure positive représentée par la mère (d’où cette fin moralisatrice où Susana, qu’on ramène en prison, est traînée au sol sous les yeux de la famille réconciliée, mais une fin qui, par son côté plaqué, "en plus", sonne volontairement faux). Susana n’est pas ici le "trou noir" du film. Elle l’est sûrement pour les hommes du ranch qui ne voient en elle qu’un obscur objet de désir (pensons à la très belle scène nocturne où les trois hommes épient sous la pluie, et chacun de leur côté, Susana derrière sa fenêtre), elle l’est aussi pour la mère, longtemps aveuglée par sa position maternante, mais elle ne l’est pas pour la vieille domestique, qui d’emblée l’avait bien cernée ("même en tenue de carmélite, elle ne serait pas décente", avait-elle lancé), ni pour le spectateur s’il adhère aux conventions du genre (tous ces regards en biais et ces sourires en coin que, d’une certaine façon, lui adresse l'héroïne). Si on se place au contraire du côté de Buñuel et de ses obsessions, on peut douter du miracle inaugural, Susana n’est peut-être qu’un pur produit de l’imagination, une fantasmagorie, la matérialisation de désirs refoulés (à commencer par les amours ancillaires, fantasme bourgeois par excellence), jusqu'à ce que la raison et la loi reprennent le dessus (mais le film, on l’a vu, s’arrête probablement avant pour Buñuel, quand le père est prêt à chasser sa femme). En naviguant entre les deux niveaux, en les faisant dialoguer, les poncifs deviennent des motifs et certaines scènes, dignes des plus mauvais romans de gare, y trouvent une incroyable puissance suggestive. Je pense à la fameuse scène des œufs quand, dans la grange, le contremaître, en voulant étreindre Susana, écrase les œufs qu’elle porte dans son tablier. On voit alors, sous la jupe tachée, un liquide visqueux s’écouler le long de ses cuisses, métaphore de l’acte sexuel — un viol à n'en pas douter —, mais aussi, peut-être, l'image de l'échec pour l'homme, sous la forme d'une éjaculation précoce, ce qui, sans remettre en cause la réalité de l'agression, libérerait Susana du désir trop pressant de l’homme. Entre la croyance et le doute, nous ne sommes pas obligés de choisir. Et c’est ça qui est beau.

Le voyage de noces.

Poursuivons avec la Montée au ciel (1952). Un petit bijou dont le charme tient d’abord au caractère cheapé du film (l'argent manqua avant la fin du tournage), lui conférant par endroits un côté presque ulmérien. Un jeune homme dont la mère est mourante doit, le lendemain de ses noces, partir en bus pour la ville chercher un notaire afin que celui-ci s'occupe de l’héritage que convoitent avidement ses deux frères. Le mouvement du film est celui d’un suspense: notre héros reviendra-t-il à temps, avant que sa mère décède (ou que ses frères se partagent l'héritage)? C’est surtout le mouvement d’un "suspens", celui du désir bien sûr, puisque le mariage n’ayant pas été consommé (très belle scène au début, quand les mariés — partis rejoindre, selon la coutume locale, l’île où ils doivent passer leur nuit de noces — sont interceptés par l’un des frères venu les informer de l’état de santé de la mère et qu’ils doivent alors rentrer, la petite barque fleurie accrochée au bateau du frère avec la mariée seule à bord, tout entière à sa déception), il s’agit pour le jeune homme de revenir au plus vite conclure ce qu'il a laissé en plan. Le parcours ne sera pas sans embûches, ce qui donne aussi au film une petite touche picaresque, avec des personnages hauts en couleur: un chauffeur qui va dormir sur le toit de son bus pendant que le héros le remplace au volant, un candidat à la députation qui sort systématiquement son arme pour faire passer ses ordres, un vieux râleur à la jambe de bois, etc. Et puis évidemment, parmi les passagers, Raquel, le personnage central du film, venue là dans le seul but de séduire le marié et de griller ainsi la politesse à la mariée.
Il y a au milieu du film une célèbre scène de rêverie: le jeune homme, après avoir croqué le fruit offert par la belle tentatrice, s’imagine au fond du bus, soudain transformé en jardin d’Eden, embrasser la jeune femme qui s'est déshabillée. On voit alors une longue et gigantesque pelure sortir de sa bouche et serpenter, tel un ruban, jusqu'à sa mère en train d'éplucher le fruit! Inutile d’interpréter une telle scène tant les clés psychanalytiques y sont manifestes. Ce qui se dégage ici c’est moins la poésie surréaliste et gentiment désuète de la scène que l’érotisme même de l’actrice (à l'origine, une danseuse de rumba qu'on reverra dans les Hauts de Hurlevent et On a volé un tram), quelque part entre la Silvana Mangano de Riz amer et la Harriet Andersson de Monika (cf. la séquence de la rivière), une sorte de figure en creux mais bien en chair, de ce qui a longtemps nourri la cinéphilie et son fétichisme. Ce que je veux dire c’est qu’il y a là une forme pauvre (et donc moderne), au-delà de son aspect un peu kitsch, du cinéma de genre hollywoodien, parfois proche du cinéma bis, à l’image de cette séquence incroyable où l’on voit, dans un décor en carton-pâte, une petite maquette du bus en train de gravir le col qui donne son titre au film. Au-delà de la métaphore sexuelle (Raquel est parvenue à ses fins), c’est bien l’essence d’un certain cinéma qui est convoquée ici, la miniature renvoyant à Ulmer, on l'a dit, alors qu’au départ c’était la veine réaliste, quasi documentaire, du cinéma qui semblait convoquée. Et que cela ait été favorisé par des contraintes économiques ne change rien à l'affaire tant la mise en scène, on le sait, consiste avant tout à trouver des réponses aux inévitables contraintes d'un tournage. A ce titre, on ne peut que regretter que dans les années 40 Buñuel n’ait jamais pu tourner à Hollywood...

La bête humaine.

Finiassons avec El bruto (1953), un des moins connus des films de Buñuel, pourtant un de mes préférés. Cela aurait pu s’appeler "la Bonne, la Brute et le Truand". La brute, c’est l'ouvrier des abattoirs (ceux du Rastro à Mexico), aussi fort que rustre, engagé par un propriétaire sans scrupules (le truand) pour l’aider à chasser un groupe de locataires qui refusent d'être expulsés. Ne maîtrisant pas sa force, il tue le meneur, un vieil homme malade, puis se fait "déniaiser" (si l’on peut dire, la bêtise lui collant à la peau jusqu’à la fin du film) par la femme du propriétaire, avant de s’éprendre de la fille (la bonne) de celui qu’il a tué, ce qui suscite évidemment la jalousie de la première, qui révèle alors à la seconde que la brute est le meurtrier de son père puis, ayant échoué à le reconquérir, fait croire à son mari (le truand, ça va vous suivez?) qu’il a abusé d'elle, ce qui bien entendu entraîne une "explication" entre les deux hommes, avec à l’arrivée la mort du truand, la brute ne mesurant toujours pas sa force. La police débarque, la femme, dont la haine se lit sur le visage (j'ai pensé à Mercedes McCambridge dans Johnny Guitar), l’exhorte à tirer sur la brute ("Matalo! matalo!" crie-t-elle, hystérique) pendant que celui-ci cherche à fuir. Il est finalement abattu, au grand désespoir de la jeune fille, le film se terminant sur ce plan célèbre où la femme, complètement hagarde, comme si elle avait elle-même tué la brute, croise le regard d’un coq...
On a souvent comparé Buñuel à Stroheim, rapprochement un peu hasardeux (le naturalisme n’est jamais vraiment transfiguré chez Buñuel) mais qui trouve ici peut-être un semblant de justification à travers quelques éléments (une vision sans complaisance du monde, même ouvrier, le symbolisme de certaines scènes comme le parallèle entre les morceaux de viande vus à la boucherie et les corps des deux hommes tués par la brute, ou encore cet autre morceau de viande que l’on voit griller sur un feu pendant que la brute s’attaque en douceur et dans l’obscurité au "petit capital" de la jeune fille — très belle scène d’amour). En fait, c’est surtout le personnage de la brute qui donne au film son côté un peu stroheimien. Certes, il n’y a pas cette massivité dense que décrit Narboni à propos de Stroheim, il s’agit plus d’épaisseur mais une épaisseur que Buñuel arrive à affiner, sinon à adoucir, non pas comme chez Stroheim par quelques pointes de raffinement, voire de délicatesse, mais par cette forme d’ironie qui, on le sait, est sa marque de fabrique — l'ironie au sens voltairien du mot, qui n'a rien à voir avec l'humour tel qu'il apparaît dans le film à travers, par exemple, le personnage truculent du grand-père. A propos de ce film, Buñuel rappelait l’anecdote (ce sont surtout les anecdotes qui sont intéressantes dans les entretiens avec Buñuel) concernant l’acteur principal, Pedro Armendáriz, qui, sur le tournage, non seulement tirait régulièrement des coups de revolver à l'intérieur du studio, mais surtout refusait catégoriquement de porter des chemises à manches courtes ou encore de dire le mot "derrière" parce que ça faisait trop pédéraste. Je me demande si la réussite du film ne vient pas justement de la délectation toute ironique avec laquelle Buñuel s’amuse à écorner la virilité de l’acteur — et à travers lui le machisme en général — en accentuant, à la faveur d’une attitude ou d'un geste (on sait que la direction d’acteur chez Buñuel passe souvent par l’exécution de gestes précis, ce qui oblige l’acteur à se concentrer sur ce qu'il doit faire et ainsi à moins penser à son personnage), la préciosité, voire la féminité, qui existe chez le personnage et que l’on devine "derrière" son virilisme de surface. Si El bruto retrace la trajectoire sexuelle d’un grand béta (ce qui le rend finalement attachant), celle-ci ne peut être que vouée à l'échec puisque le personnage passe sans coup férir de l'enjôleuse (1), et son désir un peu trop vorace, à la pauvre oie blanche, et sa tendresse un peu trop mièvre, deux extrêmes qui loin de le satisfaire (dans le rapport actif/passif) lui rappellent au contraire l'irréductibilité du désir féminin à son propre désir. Sauf que là on ne sait pas vraiment si cet échec est à rattacher à son "manque de conversation", comme il est dit dans le film (comment séduire une femme quand on n'a pas les mots), ou à sa masculinité, toujours à contretemps, ce que je croirais plus volontiers.

(1) L'Enjôleuse est le titre français du film. On notera le déplacement par rapport au titre original, reportant la "faute" sur le personnage féminin, choix éminemment sexiste, comme pour le sous-titre de Susana: "la perverse" à la place de "carne y demonio".

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