jeudi 2 février 2023

Conte d'été


Conte d'été d'Eric Rohmer (1996).

Je remets en ligne ce très beau texte de Dominique Marchais (le Temps des grâces, Nul homme n'est une île) sur Conte d'été de Rohmer, paru dans Les Inrocks.

A l'instar du Rayon vert, Conte d'été est un chef-d'œuvre océanique et solaire qui, longtemps, irradie le spectateur. Gaspard/Melvil Poupaud très classe, garycoopérissime, on tient enfin avec lui notre acteur américain, jeune matheux taciturne, est en vacance(s) à Dinard. Il arrive seul, mais avec le vif espoir d'y retrouver Lena, son égérie, qui lui a assuré qu'elle y passerait quelques jours chez ses cousins. Traînant sur les plages et les pontons sa silhouette de Corto Maltese anorexique, Gaspard fait le guet. Comme il est seul, il ne parle pas et il n'y a donc pas de dialogues pendant les dix premières minutes du film. Ce qui n'affecte personne et surtout pas lui, puisqu'il a emmené sa guitare et qu'il passe ses soirées à composer une chanson inspirée du folklore breton: "Fille de flibustière (...), fend la houle, fend la foule", quelque chose comme ça, en tout cas une très belle chanson (composée en fait par Rohmer lui-même). Cette chanson, initialement destinée à Lena (qui veut passer l'ENA: s'il faut absolument trouver un défaut à ce film, ce calembour en fera office), sera ensuite dédiée à la douce Margot (Amanda Langlet, ex-Pauline à la plage, ici au-dessus de tout) étudiante qui travaille dans une crêperie et qui se prendra d'une affection toute amicale pour cette tignasse ombrageuse, puis offerte à la pulpeuse Solène, rencontrée dans une discothèque.
Contrairement aux apparences, Gaspard n'est pas un séducteur: il est gauche et il se qualifie lui-même de "transparent". Il craint les groupes parce qu'il y perd toute identité: sujet à de trop multiples influences, il s'efface plutôt que d'imposer un ego, qu'il sait être, par essence, frauduleux. Plutôt que de mentir, il se tait et ainsi perd également tout sentiment d'existence. Il est néanmoins le centre du film et il est rare qu'un homme occupe pleinement cette place chez Rohmer (excepté Brialy dans le Genou de Claire, pervers, opaque et bien moins intéressant que Gaspard). Filmant les femmes, Rohmer ne peut s'empêcher de les surdéterminer, psychologiquement, socialement, ethnologiquement. Ce qui fait peut-être de beaux portraits, mais dont la justesse découle toujours d'un regard d'entomologiste, quasi scientifique, où l'on décèle un mélange compliqué de captation, de vampirisme, comme le déploiement d'une savante rhétorique de l'annexion.
Avec Gaspard, il fait exactement le contraire: homme sans qualités, sans tares ni atouts, beau mais sans charisme, non défini socialement, il est son alter ego parfait, celui à qui on a tout retranché, le vecteur qui permet à Rohmer de se recentrer sur son sujet ­la parole et la quête de l'identité ­et de pratiquer une psychologie d'autant plus pure qu'elle ne s'occupe de plus rien d'autre qu'elle-même. Son isolement altier est donc rompu par la curiosité de Margot qui va l'entraîner sur les pentes savonneuses de l'introspection. S'il déclare à Margot qu'il n'est vraiment lui-même qu'en sa compagnie ­tandis qu'avec Lena et Solène, personnalités fortes qui n'ont cure de scruter les circonvolutions de leurs âmes, il se sent étranger à lui-même, jouant un rôle, c'est que Margot et lui sont également barges, souffrant de la même maladie nommée égotisme et que Louis-René Des Forêts résume ainsi fort bien: "Sitôt que vous tentez de vous exprimer avec franchise, vous vous trouvez contraint de faire suivre chacune de vos phrases affirmatives d'une dubitative, ce qui équivaut le plus souvent à nier ce que vous venez d'affirmer, bref, impossible de se débarrasser du scrupule un peu horripilant de ne rien laisser dans l'ombre."
A ce mal, il existe plusieurs réponses: le mutisme, le cynisme (peu importe ce que je dis), la frivolité (idem), la logorrhée. Et l'on comprendra que c'est parce qu'il est plutôt porté sur le silence que Gaspard sombrera si facilement dans la logorrhée. On assiste alors à la balade de deux psychés qui s'empoignent calmement, dans une douce orgie de mots, une débauche badine de jugements définitifs et toujours remis en question. Et tout occupés à communiquer leur être véridique, ils s'illusionnent sur la vraie nature de leur relation. Car s'ils ne sont pas menteurs, ils n'en sont pas moins systématiquement dans le faux. Hypostasiant leur parole, qui devient l'unique référent, ils veulent fixer par les mots une réalité nécessairement mouvante et se rendent aveugles aux états de leur corps qui formulent mieux que les mots leur désir grandissant.
Et ce désir, Rohmer le cadre; il n'échappe donc pas au spectateur qui reconnaît dans des lapsus non verbaux, corporels, toute une gestuelle amoureuse, l'hilarante gêne de Gaspard surpris en compagnie de Solène par Margot, la jalousie de cette dernière, ses baisers ambigus bizarrement légitimés. Alors, il ne s'agit pas d'établir un primat de l'image sur les mots, d'affirmer sa capacité à capturer ce qui échappe aux mailles trop larges du discours, mais de remarquer dans leur contradiction mutuelle une tension, un échange, qui fait sens. L'expression a toujours un temps de retard sur la réalité qu'elle prétend exprimer et, du coup, le spectateur, voyant qui s'implique, a un temps d'avance sur les personnages, avance qui crée le plus beau des suspenses.
Aussi consomme-t-on ce film avec une avidité extrême, anxieusement, béatement. Grand film psychologique, Conte d'été inverse ses données de départ. Le ténébreux Gaspard du début n'en finit bientôt plus de parler. Lena qui, dans un premier temps, ne nous est connue que par les propos dithyrambiques de son amoureux transi comme la fille sérieuse par excellence, se révèle être inconséquente, capricieuse et infantile. Et c'est Solène, la supposée mangeuse d'hommes, qui incarne le mieux un stade éthique quasi marital. Si le cinéma de Rohmer est bavard, c'est parce qu'il fait de la parole, et de sa nécessaire inadéquation avec ce qu'elle cherche à exprimer, son unique objet. S'il apparaît banal, c'est qu'il a pour unique héros l'homme ordinaire. Et ce que l'on a souvent appelé "hasard" chez lui n'est rien d'autre qu'une extraordinaire confiance dans la diversité, la multiplicité, la profondeur de la vie. L'éthique qui en résulte est la valorisation d'un pragmatisme qui saurait composer avec des éléments sans cesse changeants. "Je ne cherche pas à conquérir à tout prix, à provoquer le hasard. Par contre, j'aime que ce soit le hasard qui me provoque", dit Gaspard qui n'est pas inerte, tout au plus indolent. Gaspard ne défie pas le fatum, il l'ignore, et c'est pourquoi il n'a pour soucis que ceux dont il se charge volontairement et qu'il peut maîtriser.
Lorsque, à la fin du film, il est dépassé par les événements et que ses copines le placent face à un choix qui le répugne, il est pendant un temps confronté au terrible dilemme: avec qui partir à Ouessant? Solène ou Lena? Debout dans sa chambre, se prenant la tête à deux mains, il hésite. Jusqu'à ce que le téléphone sonne et lui offre le prétexte attendu, le fameux hasard provocateur: une occase ridicule, une aubaine inepte (un magnéto 16-pistes pour pas cher) qu'il va immédiatement saisir pour se débiner. Gaspard n'est ni un couard ni un individualiste forcené adepte de la fuite; simplement, il esquive avec superbe un problème qu'il n'a pas voulu et dont il refuse les termes. N'ayant pas le goût de sacrifier sa vie et a fortiori ses vacances à l'autel du tragique, il s'adapte, se métamorphose et prouve par là qu'il est bien vivant. Les choses ne sont bien sûr jamais si simples, et il aura quand même droit à son coup de massue final lorsque, sur le quai, les adieux à Margot, alors bouleversante, seront beaucoup plus pathétiques que prévus. La caméra reste à quai et ce sont les regards émus de Margot que l'on voit. Comme dans les chansons de marins évoquées et chantées au cours du film, la femme reste à terre et assume la tristesse. Le grand philosophe Christophe n'a-t-il pas dit que "les choses les plus belles au fond restent toujours en suspension"? (Dominique Marchais, Les Inrockuptibles)

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