jeudi 7 janvier 2021

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L’effet du discours capitaliste à la fin du XXe siècle est (...) de faire glisser le traitement de la jouissance du marché du travail à celui du marché du savoir. Ce qui est perdu au passage, du fait de la science, c’est la singularité de la vérité. Elle ne parle plus "je". Lacan nous dit qu’elle est devenue "sociale moyenne, abstraite" (1966). Autrement dit, elle est suspendue au conformisme social de la "foule solitaire" si bien portraiturée par David Riesman. Le règne du plus-de-jouir comme effet du marché du savoir va de pair avec cette "collectivisation" de la vérité. C’est ce qui fera dire à Lacan, à propos de "l’émoi de mai", que c’est bien là la "grève de la vérité". Il y a une équivoque sur la vérité dans la grève: s’agit-il de la défendre ou de l’immobiliser? Ce qui est sûr c’est qu’on perd le "je" et que le cri du prolétaire se perd comme vérité qui parle "je": 1968 sera un "nous" dans le discours! Et après nous aurons un "tous ensemble!" La génération Facebook va porter à un stade supérieur cette collectivisation de la vérité, sous la forme de la fausse vérité qui ne ment plus, faute d’avoir chance de dire vrai! L’internet est le lieu de la post-vérité et où le "je" qui parle s’efface devant le sujet que je suis pour les autres. Comme l’a montré Alain Supiot dans son livre sur La Gouvernance par les nombres (2015), cela va bien avec un retour de l’allégeance dans les rapports sociaux au dépens de la citoyenneté politique réelle. Facebook c’est le moment où le "je" devient un "il", celui que je suis pour les autres, dans le regard des autres. Lacan qui s’amuse souligne que la grève "est justement une sorte de rapport qui soude le collectif au travail". Le succès de la grève supplée la crise du travail! La vérité collective c’est aussi la connerie des vérités que mai 68 écrit sur les murs. Joseph Heath et Andrew Potter ont montré dans leur livre Révolte consommée (2005) que la contre-culture a produit les poncifs du mode de jouir marchand contemporain: "Pour que quelqu’un grimpe dans la hiérarchie du statut ou du cool, ou du style, appelez-le comme vous voudrez, il faut que quelqu’un d’autre soit rabaissé d’un échelon". Les nouveaux moyens de communication ont rendu la connerie de la vérité exponentielle. La béatitude contemporaine n’est pas venue brusquement. Daniel Cohen souligne dans son dernier livre Il faut dire que les temps ont changé (2018), que dès les années 50 du siècle dernier, Jean Fourastié annonçait que nous allions passer de la société de production qui avait succédé au monde agricole pour se vouer à la matière et non à la terre, à une société de formation où régnerait le marché du savoir!
Ce tournant était aussi celui de la "société du culte de soi-même" et des individus isolés dans une formation de l’ego. On voit donc que le capitalisme, en devenant plus qu’avant discours du capitalisme, était déjà en quelque sorte une "sortie" du capitalisme de production matérielle produite par le capitalisme. La crise sanitaire actuelle nous montre que cette mutation n’effaçait pas la production: elle l’exportait dans des pays supposés moins avancés comme la Chine.
Pour le Lacan de cette époque on se débarrasse au passage de la vérité, celle qui tenait à la parole du "je". Dans ce monde des dits et des dédits, ce qui va être la rareté, c’est le dire. (Philippe La Sagna, "Le discours comme sortie du capitalisme", La Cause du désir n°105, juin 2020)

2 commentaires:

  1. Je l'ai dit, je le redis : ceux qui n'apprécient pas les films de Tarantino sont des peine-à-jouir !

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