vendredi 8 janvier 2021

S. Ray par S. Daney, 1992


Satyajit Ray et Serge Daney sont morts à quelques semaines d'intervalle, au printemps 1992. Le premier le 23 avril, le second le 12 juin. Ils s'étaient rencontrés dix ans plus tôt à Calcutta, dans le cadre de ce que Daney appelait "le cinéma voyagé". C'est donc en toute logique que, à la mort de Ray, ce fut Daney qui, dans Libé, se chargea de lui rendre hommage:

A la fin d'une projection des Branches de l'arbre, son dernier film sorti en France [Agantuk, l'ultime film de Ray est sorti après sa mort, et celle de Daney, en août 1992], et à peine les lumières rallumées, la direction d'une salle de l'Odéon crut bon de diffuser une musique assez guillerette pour accompagner le public vers la sortie. Mais celui-ci, sonné par le film, les larmes aux yeux et encore sous le coup de l'émotion, protesta carrément devant cette muzak inopportune. Rien n'était donc perdu.
Les Branches de l'arbre était un film entre vie et mort, dans l'étrange lumière enfantine de ce qu'on ne veut toujours pas voir ou d'un ciel qui se dégage enfin, et Satyajit Ray était ce cinéaste finalement très vivant, malade depuis des années, à qui nous nous étions habitués à rendre visite, chez lui, à Calcutta, où il filmait assis des histoires de plus en plus épurées. Sa mort, hélas, ne nous surprend pas, comme si, depuis des années, il ne continuait que sous la perfusion du regard mondial des amoureux du cinéma. Comme si nous ne savions que trop à quel point un phénomène comme Ray — ou son contemporain méconnu, l'immense Ritwik Ghatak — ne se produirait qu'une fois. Les grands artistes ont l'intelligence de leur niche écologique et de ce qui leur est donné par leur moment d'histoire. L'intelligence de Ray, c'est d'être allé à la conquête de la reconnaissance mondiale sans jamais se départir de son premier point: il est bengali. Il est bengali comme fut bengalie la grande culture du début du siècle, celle de Tagore, et comme fut bengali le meilleur cinéma indien. Mais ce point fort est également une limitation: le grand public indien, rassasié par ses "all India films", n'a pas su que Ray existait et l'establishment du cinéma commercial l'a détesté. Quant au débat né avec le coup d'éclat de sa trilogie de départ (Pather Panchali, Aparajito, Apur Sansar), ses termes en sont intacts: en Inde, le réalisme est contre nature. Pourquoi cet effet de perfusion-protection? Parce qu'il y eut une illusion d'optique, un pari généreux sur l'avenir auquel, peu à peu, nous avons dû — et Ray aussi — renoncer. Son œuvre n'était pas, en effet, le coup de tonnerre prémonitoire qui obligeait le cinéma indien à devenir adulte, mais il lui arrivait ce qui arrive à toute grande œuvre: elle s'est mise à briller dans une solitude très originale, n'annonçant rien qu'elle-même, faisant volontiers — comme dans le sublime Salon de musique — les questions et les réponses.
Ray était un grand seigneur humaniste, un peu comme Renoir, qu'il assista, jeune homme, pour le Fleuve. Etrangement, c'est à cet homme, au sentiment inné de sa supériorité, de sa grandeur (Ray était un géant, dominant tout le monde d'une tête et s'exprimant dans un anglais digne de Chesterton), de son refus de toute démagogie, de son féminisme discret, de son sentiment bouleversant du temps et du rêve éveillé, que nous devons cette image de l'Inde dans le siècle, l'une des rares dont nous disposions — et d'autant plus précieuse. (Serge Daney, "Un phénomène qui n'existe qu'une fois", Libération, 24 avril 1992)

Bonus:

Soumitra Chatterjee, décédé il y a quelques semaines à l'âge de 85 ans, n'était pas qu'un acteur, le grand acteur qu'on connaît, notamment chez Satyajit Ray [au passage, Ray se prononce "rail" et non "ré", même si prononcer "rail" ça fait snob, comme disait Daney], il fut aussi auteur et metteur en scène de théâtre, aimait peindre et adorait le cricket (il était un fervent supporter des KKR, une franchise de Calcutta, sa ville — comme l'était également Calcutta pour Satyajit Ray). Mais, plus que tout, il avait une passion pour la poésie, qu'il aimait réciter en public, lui-même écrivant des poèmes depuis qu'il était adolescent.

Voir Gaach (1998), le beau documentaire que lui a consacré Catherine Berge.

Ci-dessous: six poèmes de Soumitra Chatterjee, traduits (en anglais) par Amitava Nag, critique de cinéma, éditeur de la revue Silhouette et auteur de plusieurs livres sur le cinéma, dont Beyond Apu - 20 Favourite Film Roles of Soumitra Chatterjee et plus récemment Satyajit Ray's Heroes & Heroines (sur lequel je reviendrai). Les poèmes sont extraits du livre Walking through the Mist, publié en 2020. Doit sortir prochainement (le 19 janvier, pour ce qui aurait dû être les 86 ans de Chatterjee) Murmurs: Moments with Soumitra Chatterjee, un résumé des nombreux échanges qu'ont eu dans le passé Amitava Nag et Soumitra Chatterjee. Cf.  sur le site de Silhouette.

Some days

Some days
A river wakes up in this body,
Breaks down the banks,
All that were safe
Flow away in torrents,

Some days
Love raises tidal waves in the mind
Markets
Offices
Shops
Wash away in the tsunami,

Some days
Wailing for beauty
Fills up the sky and wind,
Songs of spring

Some days
A river awakened beats the drum,
To wake you up from your sleep
Spring songs try to assure you – all that is no more
May need not be lost,

Some days memories become real,
Memories turn into truth.

Captive, are you awake

There is no custom to thank one for dreaming,
Humans are relieved
When dreams break,
For the man without dreams
Sleeplessness is personal,
The profound night calls out loud
Holding the iron grills of the window –
‘Captive, are you awake?’

Moon silently stepping into insomnia,
Ferries the difficult path
Dreamless eyes wide open in the dark
Look out for someone to thank,
Deep night, intense
Calls out loud holding the iron grills of the window –
‘Captive, are you awake?’

Sorrow, for a long time

For a long time
Sadness resided in my heart cage,
Today, at dawn
I will open the door to let it fly away,
Like a floating cloud in a turquoise spring sky

As the evening beckons
For the bird to return on his own
I will keep the cage open,
Let him fly in
With wings caressed by the soft lunar light – blue.

Days afflicted with toil,
Groans of exhaustion,
Pain of futility – all have been drowned now,
When that love bird returns to sing
A ballad of all six seasons stitched along,
My pain will extinguish sorrows
Reserved for long, in my heart cage.

Prayer for your health
(dedicate to Satyajit Ray)

Wishing your recovery since you are the bridge –
Between us and sanity,
We, the humans, have not returned to mother nature
With our debts, not even art,
Thirsty and lost we have so long followed
Shiny mirages, but in vain.
You are the road I yearn for,
I come to you endlessly with the dividends of my dreams, you keep well
Please.
In the map of existence,
You are always, my pathway to beauty.

And quiet flows Kopai

The khalasi is cleaning a truck in Kopai,
The water of the river
Drips and drains away pain.
A day will come I am no longer here,
A different khalasi greets Kopai anew.

(A khalasi is a helper of a truck-driver who runs all the small errands)

Walking trough this mist

May be if I walk through this mist
I will reach near your loneliness, or
Never ever.
In this sluggish, post-summer afternoon
I can remember, once my day was over
When I was in the midst of my work, and many other,
Oh, even beyond the length of my longest work,
I could see the pained look in your eyes, but
I could never touch your solitude.
Now, in the mist I search
For the times lost
Between you and me.

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