vendredi 15 janvier 2021

La trilogie d'Apu


Le Monde d'Apu [Apur Sansar] de Satyajit Ray (1959).

"La trilogie de Satyajit Ray": un beau texte signé Frédéric El Guedj, qui fut critique de cinéma dans les années 80 à la revue Cinématographe. Ce texte y fut d'ailleurs son premier, complété par un entretien avec Shyam Benegal (Ankur, Bhumika...), cinéaste indien - de Bombay, lui, pas de Calcutta -, plus connu en Inde, comme beaucoup d'autres cinéastes indiens, que son "illustre" aîné - "Ray, rappelle Benegal, ne fait pas partie de la tradition du cinéma indien, ni même de celle du spectacle indien" -, qu'il considérait néanmoins comme le plus grand de tous (les jeunes cinéastes indiens auraient tendance, eux, à privilégier Ritwik Ghatak), parce que, dit-il encore: "Satyajit Ray, dès son premier film, m'a littéralement frappé entre les deux yeux"! Il lui a consacré un documentaire, Satyajit Ray (1984), dont on peut voir un extrait ici.

Le texte de Frédéric El Guedj:

Un art de la fugue.

La trilogie est peu fréquente au cinéma. Il y a eu Donskoï et Gorki; il y a Satyajit Ray et Banerjee. Le roman russe ou balzacien, la coulée épique ou dynastique, excède par son ampleur, le temps d'un film.
Ray raconte l'histoire d'une famille pauvre (le père célèbre des offices religieux à la demande, c'est un lecteur), de son exode vers la ville, et, par la mort successive de ses membres, sa réduction à deux individus: Apu, que l'on voit naître dans Pather Panchali, et son fils Kajal, réunis pour la première fois à la fin du Monde d'Apu. Pather Panchali et Aparajito sont tirés des deux volumes de Banerjee, mais le Monde d'Apu est un scénario original qui prolonge le parcours d'initiation au-delà de l'adolescence. Le film a généré sa fin propre, la trilogie se clôt sur une greffe, celle d'un script sur une œuvre littéraire. Une image signe cette fugue de Ray: Apu, adulte et virtuel écrivain, lâche dans le vent tiède les pages du roman qu'il abandonne [en fait, le script d'Apur Sansar est basé sur la seconde partie d'Aparijito que le film de Satyajit Ray ne traitait pas].
C'est une famille, mais Ray ne la filme jamais en bloc. Pas de scènes de repas ni de funérailles, et la seule séquence "familiale", celle du mariage avorté, met très rapidement en scène les préparatifs de l'épouse, vite découragés par la crise de folie du fiancé, introduite par des cornemuses coloniales aux accents de "For He's a Jolly Good Fellow". Enfants et adultes portent d'abord des noms et leurs titres de parenté ne sont presque jamais évoqués, comme s'il s'agissait de filmer des êtres guettés par l'isolement, qui tentent de maintenir, dans l'inquiétude ou l'insouciance, un lien qui fuit comme du sable entre les doigts. Au lieu d'un groupe régi par des lois stables, fondé sur une généalogie, trempé dans l'épreuve, Ray, juste après la vogue néo-réaliste, ne montre que des enveloppes individuelles et se fie plus à une joue collée contre une pierre, à un visage contracté par le silence, qu'à un lourd bagage social dont les seuls échos seront ici des cris d'étudiants derrière une porte.
Ni pathos familial, ni parabole sociale: Ray est limpide, et lorsqu'il veut peser, il lui suffit d'assombrir. Si le premier volet du triptyque penche vers l'impressionnisme, son lyrisme laconique s'épanouit au long des plans-séquences que viennent cueillir de rares plans de coupe. Il y place des figures d'une désolation sèche: le départ d'Apu sur le chemin, de dos, à la fin d'Aparajito; le coup de poing à la face du messager qui n'ose pas lui dire que sa femme est morte en couches.
La mort gouverne cette histoire, c'est elle qui, entre les séquences de vie, provoque tous les choix: le départ à la ville, le retour à la campagne, l'abandon de l'université, la dispersion du livre. Et la façon dont la caméra saisit la mort, vertèbre les trois films. Celle de la sœur ne se voit qu'à une immobilité et la réaction ne vient que plus tard, lorsque le père rentre avec des cadeaux pour elle. Celle du père, en revanche, est annoncée par le leitmotiv de la disparition, un essaim de cordes de sitar frottées. La mère d'Apu et ensuite sa femme meurent hors-champ, à distance. Perte après perte, il n'y a pas crescendo, mais diminuendo. C'est pour cela que la mort de la jeune épouse est peut-être la plus poignante, car elle transforme le hasard (Apu a "remplacé" le mari fou à la dernière minute, pour sauver la jeune fille du célibat à vie) en destin (alors qu'il commençait de choisir vraiment cette femme, la mort le précède). Cette mort apprise et non pas vue, c'est le fond du gouffre, qui est là, en creux. Et ce dernier choc, défalqué, évite la lassitude d'une surenchère et sape toute redondance. De plus, Apu, n'ayant pas vu sa femme disparaître, en conserve l'image intacte, ce qui introduit parfaitement l'errance morbide où il va tomber.
Dans le même sens, il n'y a pas à proprement parler de progression dramatique, mais plutôt des variations: un art de la fugue plus qu'un opéra. Le temps est fluide, inapparent. Il est tranché par la mort et, à l'inverse, se mesure aux métamorphoses d'Apu. La fin de la trilogie rend bien cet aspect d'épure: les décors deviennent abstraits, mythologiques.
La dérive d'Apu après la mort de sa femme n'est pas un exode, il n'y a plus de route, mais un espace indéfini de plaines et de montagnes, qui se resserre, lors des ternes retrouvailles avec son seul ami, dans un décor fermé, une forêt coupée et des bancs d'alluvions qui font penser à Rashomon.
Au-delà de la mort, thème majeur, qui rappelle aussi Bergman, des images jouent comme des symboles, entre autres celles du train. Train merveilleux sur la ligne d'horizon du couchant et qui fait accourir les enfants, train machine de l'adolescence, train magique qui emmène Apu vers la maison vide, et, le dernier de tous, un jouet, condensé ironique, qu'Apu offre à son fils Kajal et que celui-ci lance contre un mur. Cet objet à plusieurs faces, soudain, n'en a plus aucune. De même, le père est un inconnu, un imposteur qui a cherché à se faire reconnaître par une supercherie. Marquant la place vide de la mère et la violence de l'abandon, l'enfant, avec ses yeux lumineux et son front buté, repousse son père d'un geste qui évoque le couple plutôt que la filiation. Et lorsqu'enfin il court se blottir dans ses bras, ce n'est pas un signe de reconnaissance narcissique, c'est la naissance bouleversante d'un double, la ruée amoureuse vers un père qu'il touche pour la première fois. (Cinématographe n°92, septembre-octobre 1983)

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