dimanche 3 janvier 2021

Quand l'art régnait...


Persona d'Ingmar Bergman (1966).

Le texte de Jean Narboni sur Persona de Bergman. Un texte décisif, comme on dit, et non définitif, ce qui ne veut rien dire, qui nous éclaire non seulement sur l'œuvre de Bergman mais également, sans que cela soit dit explicitement, sur les dangers du bergmanisme, le risque pour tout cinéaste se réclamant de Bergman de ne retenir de l'œuvre que les thèmes et autres obsessions de l'auteur (je pense bien sûr à Desplechin, cinéaste à "idées"), au détriment de la structure, alors que c'est dans l'agencement de tous ces éléments, mieux leur osmose, que réside la force du cinéma bergmanien:

Parler de Bergman ne peut aller sans un malaise dont la cause essentielle est celle-ci: à faire l’objet de causeries innombrables et périodiques, animées par l’admiration aussi bien que par la fureur, cet auteur semble aujourd’hui un auteur sans danger. Si l’urgence et la nécessité d’une œuvre tiennent au sens nouveaux qu’elle libère ou dénude, aux questions que suscitent ses propres questions au moins autant qu’à ces questions même, on doit convenir que celle de Bergman a été depuis longtemps soumise à un mouvement de neutralisation: que l’on se soit contenté de doubler ses interrogations d’un écho respectueux ou qu’on y ait glissé — à peine étaient-elles formulées — la figure rassurante d’une réponse, même si de désespoir. Or les films de Bergman — en cela d’une totale modernité — ne sont plus aujourd’hui hantés par la question: "de quoi parle-t-on?", mais par celle-ci: "qui parle?", ou, ce qui ne s’en écarte guère: "qui écoute?".
A la fin de la Prison déjà, un metteur en scène renonçait à faire un film sur l’Enfer, le silence de celui à qui poser les questions entraînant — selon lui — l’inutilité du projet: ignorant que toute parole trouve sa réponse — fût-ce celle d’un silence dévorant —, et que de ce silence Bergman allait faire son propos essentiel. Si dès ce film l’auteur introduit le cinéma dans le cinéma comme il le fera plus tard de la musique ou du théâtre, que l’on ne se méprenne pas: c’est pour s’interroger sur l’Art dans ses interférences avec la vie, sa fonction, ses effets ou ses figures, mais pas encore sur son être, vers quoi il s’efforce aujourd’hui.
"La création artistique s’est toujours manifestée pour moi comme une envie de manger (...) Maintenant, alors que ces derniers temps elle tend à s’apaiser et à se transformer en quelque chose d’autre, j’éprouve l’impérieuse nécessité de rechercher la cause de mon activité artistique." Il y aurait à rapprocher cette déclaration de Bergman ("La Peau du serpent", Cahiers n°188) d’une autre, assez proche, de Jean Renoir: "Je crois que dans un film, il ne faut rien de passif. Un seul personnage doit être passif et subir tout, et être uniquement une bouche avalant tout, un estomac ingérant tout, c’est l’auteur du film. Mais tous les éléments qu’il absorbe devraient être actifs: le décor, les personnages, tout ça, il faut que ce soit vivant; soit, il faut qu’on joue au mort — non, pas au mort, à l’endormi: on ouvre largement la bouche, et on absorbe tout, n’est-ce pas, et puis on le digère, on le rend d’une autre façon..." (Cahiers n°186).
Il n’est pas question que s’esquisse ici une comparaison entre Bergman et Renoir, non plus que de constituer en opposition le mode sur lequel, en tant qu’auteurs eux-mêmes, ils se comportent à l’égard de leur opinion de la création comme dévoration. Seulement d’indiquer que, par une phrase dans la déclaration du second, se voit précisée l’opinion du premier: "Il faut qu’on joue au mort — non, pas au mort, à l’endormi." Proposition capitale, par où s’explique la démarche des derniers films de Bergman. La trilogie, Toutes ses femmes et Persona constituent en effet une des interrogations les plus radicales auxquelles auteur de film se soit soumis et ait soumis son art, et ici encore, comme en bien d’autres points qu’il n’est pas lieu d’évoquer, la parenté entre Bergman et Godard apparaît frappante. La mauvaise conscience de l’artiste s’exprime d’agir par dépossession, dérobement de l’autre, vol de sa substance et assimilation à la sienne propre. Mais précisément, cette avidité ne met en jeu aucun effort à se satisfaire. L’artiste n’y est pas montré traquant ou poursuivant ses proies, mais "jouant" au mort, à l’endormi, ou aussi bien au silence; tapi, invisible ou inaperçu, faussement absent pour laisser ses créatures venir à lui. Il dispose d’elles à lui une aire d’appel, un espace de retrait, une zone d’attirance ou d’aimantation; elles, sitôt franchie la frontière, sont prisonnières, soumises dès lors au mécanisme et insensiblement acheminées vers lui, ramené à n’être que l’étape dernière et centrale de sa construction.
La toile d’araignée figure bien le jeu et la configuration d’un tel piège. Dès cette étape décisive, nous l’avons vu, que constitue pour lui la Prison, Bergman s’y référera: deux personnages se projettent dans un grenier un "slapstick" cahotant, où l’on voit apparaître, outre un squelette sortant d’un coffre et un homme réveillé par un voleur, une immense araignée suspendue à un fil. Slapstick qui ressurgira au début et à la fin de Persona (les plans n’y sont pas exactement les mêmes, mais semblables les personnages, comme s’il s’agissait d’un "remake", ou des chutes tardivement utilisées du premier). L’étape intermédiaire de cette métaphore arachnéenne est constituée par A travers le miroir avec le Dieu-araignée vampirique, dont s’épouvante Karen (on voit dès lors s’amorcer une chaîne de substitutions où figurent alternativement, et parfois en même temps, le père, l’artiste et le nom de la divinité). Quant à Toutes ses femmes, loin d’être un film aberrant ou marginal dans l’œuvre de Bergman, il s’inscrit directement dans la ligne de ce petit film: l’y apparentent en effet son mouvement grinçant et sa chorégraphie saccadée, certaine jovialité noire, l’outrance et la stylisation de ses figures. Les ensembles et tableaux que les créatures qui y évoluent reforment périodiquement autour du cercueil du maître évoquent ces mouvements d’offrande de soi auxquels se réduisent finalement et que précipitent les sursauts faussement libérateurs de victimes participant à leur piège.
Marquer cette gravitation affolée, autour d’un silence, d’une ou plusieurs victimes proches de s’abîmer, tel est désormais le propos de Bergman (Persona livrant même le mouvement de la chute). La réaction de Karen découvrant dans le journal de son père qu’il ne peut s’empêcher d’observer la détérioration de sa raison esquisse en mineur le mouvement de bascule qui affecte Persona au moment où Alma se voit révéler que l’actrice, derrière son silence, la guette et se repaît d’elle. Ces mariages dangereux, ces épanchements de l’être, ces jaillissements de paroles vives indispensables à la survie de l’autre, raccordent les films de Bergman au thème du vampirisme. Un silence y absorbe et résorbe une parole par où l’autre se vide et se défait en se livrant. On ne s’étonne plus dès lors de voir s’opérer d’étranges interférences entre les thèmes du vampirisme et du christianisme. Chez Bergman, Dieu est le Vampire suprême, celui qui a disséminé son sang et sa substance mais surtout qui a répandu sa parole par le monde, distribué ses germes nocifs dans un mouvement de générosité trompeuse et dont le pouvoir se réactive lors de la communion, quand les fidèles absorbent son corps et son sang. Encore ce stade de prise de possession n’est-il pas le plus pernicieux. La véritable épouvante a lieu lorsque la divinité se tait et quand les victimes contaminées ne retrouvent plus son goût, que se fait sentir le manque et la privation qui conduisent les fidèles à rechercher leur maître, à le suivre dans son retrait, à se perdre dans son aire de recul et de protection.
Mieux que l’allusion au Dieu-araignée dans A travers le miroir, ou que l’abandon désolé des Communiants, la fulgurance d’un plan d’enclouage au début de Persona apparie les deux grands thèmes mortels. Il faut poursuivre par la mise en garde qu’on ne prenne ce qui précède comme un catalogue ou un inventaire de thèmes et d’obsessions à l’approfondissement desquels Bergman se livrerait aujourd’hui. S’il en était seulement ainsi, si le vertige de la chute, l’absence, la perte et la dissipation y étaient seulement évoqués à l’entour de ses films, si même — redoutés ou subis par les personnages —, ils ne participaient pas de l’intimité du récit autant que de la leur propre, alors s’accréditerait sa réputation déplaisante de cinéaste à "idées". Or, Bergman s’inscrit contre ce cliché en ce que les forces de dépossession affectent structurellement ses derniers films. Non que s’y manifeste une abstraction de plus en plus marquée, ce dessèchement et ce goût des agencements mathématiques par lesquels une convention veut que se reconnaisse un auteur parvenu à la maturité. On ne perçoit, des premiers aux derniers films, aucune déperdition importante de substance, aucune désincarnation au profit d’un ordre strictement relationnel des figures ou d’une acuité graphique: que l’on songe, à la présence plénière et accablée des corps, à la chaleur et à la moiteur du Silence ou à l’accumulation des gênes et entraves physiques qui tourmentent les personnages des Communiants. Il semble seulement que l’espace et la lumière où se disposent les corps aient subi un changement. Comme si un univers sphérique, dense et saturé, resserré sur sa plénitude et sa pesanteur avait peu à peu été soumis à des forces de disjonction, creusé de lacunes, évidé, pénétré d’un pouvoir de dissolution, disposé en une sorte de concavité tournée vers nous, pris dans un mouvement ruineux qui aurait conservé intacte une seule paroi sur laquelle les créatures se disposeraient comme des fantômes. S’agitant en lisière de l’œuvre et désignant comme œuvre — comme sujet et danger même de l’œuvre — cette zone blanche où elles ne sont plus. Longtemps maintenus à la limite des films, les forces silencieuses et le pouvoir de faire le vide se sont insidieusement glissés dans leur texture même, dissipant les épaisseurs, estompant les contours, rendant moins aigus les reliefs et moins nettes les frontières.
L’on conçoit dès lors que des films dont le propos consiste à faire jouer en eux de telles menaces échappent à la certitude psychologique, et qu’ils subissent eux-mêmes cette "régression" qui occupe l’œuvre bergmanienne en sa totalité. Le silence, le mutisme n’y sont plus dévolus à quelqu’un comme pouvoir. La chaîne métaphorique où alternent les figures du père, de Dieu ou de l’artiste n’admet pas l’un de ses trois termes comme autorité supérieure (on a longtemps cru que la figure divine, ou son absence, était l’instance suprême de l’œuvre bergmanienne et sa transcendance). Aucune précellence n’est accordée à l’un des termes sur l’autre, chacun y apparaissant comme un accident passager ou la figuration momentanée d’une puissance plus profonde, neutre, impersonnelle, indifférenciée.
Si dans le Visage, l’illusionniste Vogler (nom qui est celui d’Elizabeth dans Persona) gardait le silence, c’était, avouait-il en fin de film, parce qu’il n’était pas sûr de ses pouvoirs de magicien. Depuis, le silence chez Bergman n’est plus désigné comme un pouvoir, un attribut dont quelqu’un disposerait à son gré, il excède la décision et le choix, devient cette puissance en laquelle celui qui en est affecté s’enfoncerait et régresserait lui-même. La même force d’appel et de retrait soumet à sa loi celui qui est muet et celui qui parle en face de lui. L’attitude de l’actrice dans Persona ne se motive pas. Les explications — du médecin par la volonté de ne pas déchoir dans un langage partagé avec un entourage médiocre —, autant que celles d’Alma par l’orgueil, relèvent du psychologisme. Et ce n’est pas le moindre piège de ce film que d’avoir feint de donner le silence d’Elizabeth comme relevant d’elle-même, silence décidé et gardé, survenu, parole bloquée, puis de réduire à néant cette interprétation, en le révélant comme ce que l’on ne garde pas, qui échappe et submerge, fuse de toutes parts, vers quoi l’on remonte comme à un amont de tout langage, silence avant toute parole.
Reportons-nous ici à un texte de Bergman où il raconte l’épouvante que lui causa, lors d’une maladie infantile, un store qui bougeait ("Qu’est-ce que faire des films", Cahiers n°61, p. 16): "C’était un store noir, du type le plus courant, que je voyais dans ma chambre d’enfant, à l’aurore ou au crépuscule, lorsque tout devient vivant et un peu effrayant... C’est sur la surface même que les choses se trouvaient: ni bonshommes, ni animaux, ni têtes, ni visages, mais des choses pour lesquelles il n’existe pas de nom!... Elles étaient impitoyables, impassibles et effrayantes..."
C’est à retrouver ces formes innommables, cette indistinction originaire où se résorbent toutes figures que s’efforce aujourd’hui l’auteur. Lieu terrorisant, foyer où se défont les significations, zone d’a-symbolie première. Le sans-figure, sans-visage, l’inqualifiable à proprement parler. Indifférenciation primitive qui n’est pas le retour à l’unité où tout viendrait se résoudre et se rassurer dans la plénitude de l’Unique — mais le sans-cohérence, sans-certitude. Les heures qu’affectionne Bergman, aurore et crépuscule, sont - outre celles propices à la formation et à la dissolution des vampires - celles où ne s’est pas encore effectué le partage des lumières, où aussi bien le jour tombe et la nuit se lève.
Restait au film, pour que le processus fût complet, de tendre à sa propre résorption. Travail en creux qui s’effectue à maint endroit de Persona: inscription du film dans une projection de film, invagination du récit en lui-même (le champ-contrechamp déjà célèbre où le même texte se trouve comme écouté par celle qui parle et dit par celle à qui il s’adresse), menace d’interruption marquée par la brûlure de la pellicule à l’exact milieu de son déroulement, l’œuvre esquissant alors le mouvement de s’abîmer dans sa propre béance. Moments où se confirme le rapport direct de Bergman à Murnau comme cinéaste de l’épouvante, mais cinéaste dont l’œuvre deviendrait d’elle-même la propre épouvante." (Jean Narboni, "Le festin de l’araignée", Cahiers du cinéma n°193, septembre 1967)

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