Centenaire oblige, 2020 fut l'année Rohmer. Et 2021? Il y a bien Chris Marker mais je préfère Satyajit Ray sur lequel je n'ai encore jamais écrit. Une anomalie que je compte corriger au plus vite. En attendant, un extrait (la conclusion) du livre que Charles Tesson a consacré au cinéaste:
"L'Idée qu'on mourra est plus cruelle que mourir,
mais moins que l'idée qu'un autre est mort"
Marcel Proust
Etrange roman que l'œuvre de Ray. Qui aurait dû commencer par un film, la Maison et le Monde, mais c'est Apu qui est venu à la place et l'a fait naître. Lorsque Ray revient beaucoup plus tard à ce projet initial, et pour de bon, c'est autre chose qui est au rendez-vous, non plus le vertige du commencement mais celui de la fin: son malaise cardiaque, la mort entrevue. Par quelle malédiction secrète ce qui a été provisoirement mis de côté pour que l'œuvre advienne, est revenu sous cette forme, sitôt réenvisagé, propulsant l'œuvre vers un autre commencement? Par quelle autre malédiction ce qu'il avait filmé dans Aparajito (cette vision de la mort, sur les ghats, dans l'attente de son épreuve) lui est revenu ainsi, dans sa vie?
Il me semble que Ray a dû à ce moment précis penser à ce qui était arrivé à son père [Sukumar Ray], qui avait vu sa mort, bien avant de la vivre. Terrible expérience. Ray a su, à travers elle, que cette image ne trompait pas. Le père de Satyajit Ray avait raconté cela dans une lettre à un ami. Ray n'a pas écrit mais il nous a adressé quelques films, entre la vie et la mort. De cet "extra-réel", entre ce qu'il avait vu et ce qu'il allait revoir, nous sont parvenus Ganashatru, les Branches de l'arbre, Agantuk, ainsi que le documentaire, Sukumar Ray.
Le père de Ray a eu cette vision, nette et précise, en 1920, à la fin de l'année. Sa mort est survenue en septembre 1923. C'est dans cet intervalle de temps, en mai 1921, qu'est né Satyajit Ray. A peu de choses près, Sukumar Ray, à un moment de sa vie, a vécu avec deux images. Une image de lui dans la mort et une image de lui dans la vie: la naissance de son fils. Cette oscillation originelle, entre la vie et la mort, l'image et le corps, je l'entends toujours dans les films de Ray, depuis Apu, et elle explique en partie l'attachement du cinéaste à Tagore dont la vie fut cette litanie. Je l'entends aussi dans ses nouvelles, dans ce faux détachement de soi qu'est une littérature pour enfants. Ces nouvelles, Ray, en toute simplicité, en parlait ainsi: "On y trouve des histoires que je dirais "naturalistes", mais aussi des contes qui font la part belle au fantastique et au surnaturel, domaines pour lesquels je ressens une fascination toute particulière". Nombre de ces nouvelles traduites en français — c'est frappant — ont pour thème l'incrédulité et mettent en scène, chose qu'on retrouve dans Agantuk, des gens qui savent mais ne croient à rien, des gens qui croient mais ne savent rien, puis ceux qui croient savoir et les autres, qui savent croire. Dans "Le Feu des projecteurs", peut-être la plus belle de toutes (Les Pièces d'or de Jahangir), un vieillard, qui dit avoir cent vingt-six ans, vole la vedette à une star de cinéma, en vacances dans le même village. En raison de son âge (certains y croient, d'autres pas), le vieil homme a rencontré autrefois Tagore, avec qui il a souvent discuté — ce dialogue avec les morts, qui se poursuit, là aussi. La belle idée de cette nouvelle autour de l'énigme de l'âge de ce vieil homme, est que seul le cinéma a pu le photographier. En effet, c'est en voyant un vieux film de 1924 — il y a un personnage de mauvais cinéphile dans la nouvelle, très incrédule — qu'on réalise que ce vieil homme était un acteur de cinéma et que, à travers son personnage, on apprend son âge réel. La simple vision de son image, qui revient de loin, traverse le temps, révèle tout de lui tandis que la proximité de son corps, sa présence réelle, l'éclipse. Ce serait donc entre l'image et le corps, le savoir et la croyance, qu'une vérité de l'autre finirait par se dire.
Serge Daney, à la fin de sa vie, parlait de son expérience de cinéphile en ces mots: "Le cinéma est le lieu du père, à condition qu'il n'y soit pas, même si on passe sa vie à le chercher dans le monde entier, dans toutes les langues et dans tous les films". Dans les films de Ray, j'entends aussi, réponse possible au "pourquoi filmez-vous?", l'écho de ce mouvement. Sauf que ce lieu que Ray a cherché sans le trouver en faisant des films, pour rien donc, juste pour voir, est peuplé d'une autre façon. Le père mais aussi être père, la mère, la nature de l'homme et l'amour de la femme, l'état d'enfance et l'enfant (vivre avec, après l'avoir été ou l'être encore), le monde de la famille et, plus discret, celui de l'amitié.
D'où viennent les images? Il est peut-être temps, pour conclure vraiment, de dire comment elles arrivent jusqu'à nous. De parler du style. "Si l'écrivain ne doit pas être éloigné de ce qu'il veut produire en paroles, ce n'est pas non plus quand il en est le plus rapproché qu'il trouve la meilleure forme poétique pour le décrire. Le pinceau d'élection pour poser la couleur juste en poésie, c'est la mémoire. La proximité immédiate du sujet a quelque chose d'impératif qui ne laisse pas l'imagination assez libre. Non seulement pour l'œuvre poétique, mais pour toute œuvre d'art, un certain recul est nécessaire à l'artiste pour contempler son sujet. La faculté créatrice doit conserver la maîtrise absolue. Si le sujet s'impose avec trop de force, il n'en résulte qu'une répétition de l'impression reçue, et non l'image de beauté que peut produire l'esprit de l'artiste lorsque cette impression se réfléchit en lui." (Rabindranath Tagore)
Le cinéma de Ray — je le reçois ainsi — est tissé de ces images et de ces sons qui nous viennent seulement après, réfléchis de l'intérieur par cette goutte de rosée de la pensée et de la mémoire qui est son lieu et son style. Loin de la fièvre ghatakienne, ses films, d'une immense pudeur, resteront ce qu'ils sont. Des figures apaisées, sereines et limpides, d'une beauté intérieure inoubliable.
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Savez-vous si Nicholas Ray et Satyajit Ray se sont connus ? Et Charles Tesson et Philippe Tesson ?
RépondreSupprimerSalut Buster, il sera publié où votre texte sur Satyajit Ray ? Dans les Cahiers ?
RépondreSupprimerArrêtez avec les Cahiers... je n'ai pas plus envie d'y écrire qu'eux de m'y voir écrire.
SupprimerDe toute façon c'est plusieurs textes que je compte écrire, et pour cela le blog me convient très bien. A venir un texte sur Tonnerres lointains, un de mes films préférés de Satyajit Ray.
Sinon vous avez pensé à Positif, cher Buster ? Vous êtes le bienvenu dans nos colonnes ! Surtout qu'on ne paie pas nos rédacteurs...
RépondreSupprimerEuh... non merci.
SupprimerC'est une revue comme La lettre du cinéma qu'il vous faudrait.
SupprimerAh oui, celle-là elle me manque...
SupprimerVous me manquez aussi, Buster...
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