Tonnerres lointains de Satyajit Ray (1973).
Si loin, si proche.
Tonnerres lointains (Ashani Sanket) compte assurément parmi les plus beaux films de Satyajit Ray — avec le Salon de musique,la Déesse,Charulata, les Joueurs d'échecs et bien sûr la "trilogie d'Apu", que Tonnerres lointains prolonge d'une certaine façon, via l'écrivain B. Banerjee, auteur de Pather Panchali et Aparajito ainsi que d'Ashani Sanket, via également Soumitra Chatterjee (décédé récemment), l'acteur fétiche de Satyajit Ray — une quinzaine de films ensemble —, qui avait débuté dans le Monde d'Apu, le troisième volet de la trilogie, où il incarnait Apu adulte...
Ashani Sanket, littéralement "la foudre en tant que signal": ce qui annonce le tonnerre, plus que le tonnerre par lui-même (il s'agirait alors de l'éclair); ou mieux, pour s'en tenir à la métaphore: ce qui relève du mauvais présage, soit les avions de chasse qui traversent le ciel au début du film, assimilés par Ananga (la femme du brahmane), en train de se baigner dans la rivière, à un vol de grues ("c'est beau", dit-elle), mais dont les "grondements" (entendus régulièrement par la suite) viennent témoigner qu'une catastrophe est en cours: la grande famine qui en 1943 au Bengale allait tuer cinq millions de personnes, "fléau causé par les hommes" (dixit la fin du film), c'est-à-dire la guerre et ses conséquences: l'occupation par les Japonais de la Birmanie, grand pourvoyeur de riz, la réquisition du riz par le gouvernement pour nourrir l'armée (britannique), la thésaurisation du riz par certains commerçants, de peur d'en manquer... autant de facteurs que le film évoque (par la bouche du vieux brahmane, condamné à mendier, ou le comportement des plus nantis du village), entraînant donc pénurie de riz et hausse (exorbitante) de son prix. C'est l'aspect politico-historique de Tonnerres lointains, auquel s'attache bien sûr Ray, à travers une vision très naturaliste de la vie des villageois, rapidement appauvris et affamés, mais dont il se détache en même temps, dans l'esprit de ce qu'est l'art poétique selon Tagore (cf. le texte précédent de Charles Tesson), transcendant ainsi le réel de la tragédie. Par quels moyens?
D'abord, en centrant son récit sur le quotidien du brahmane (interprété par Soumitra Chatterjee) et de sa femme (Babita, une star de... Bollywood), nouveaux venus dans le village, un village qui n'avait justement pas de brahmane, autrement dit pas de médecin, pas de prêtre, pas de maître d'école... autant de tâches dont va s'acquitter "mollement" le nouveau brahmane sous prétexte d'avoir le savoir (qui en fait se limite à délivrer quelques recettes médicinales, psalmodier quelques rituels lus dans l'almanach et, pour ce qui est de l'école, écouter les enfants ânonner leurs leçons, tout en fumant la pipe — une pipe à eau qu'on lui prépare à chaque fois)... tout ça en échange de nourriture qu'il aura hâte de rapporter à sa femme pour qu'elle en fasse de bons petits plats, vu que — c'est précisé deux fois dans le film — il ne sait pas cuisiner. Vision pour le coup assez ironique du brahmane et de son savoir (tout relatif), qui, au contact de l'épouse — et de l'humanité dont celle-ci fait preuve —, va peu à peu retrouver de sa dignité, prenant conscience du drame à venir, même si c'est surtout la résignation (d'avoir perdu son aura de brahmane) qui prédomine à la fin. On peut même parler d'humour chez Ray: ainsi la séquence où le vieux brahmane s'invite chez le plus jeune et que celui-ci, consterné, le regarde manger, un trait de lait (ou de lassi) décorant sa moustache, signe que c'est bien la fonction de brahmane telle qu'elle est devenue — dans l'Inde d'aujourd'hui, indépendamment du contexte historique — que Ray brocarde.
Ensuite, en y célébrant Dame Nature, à travers de nombreux plans contemplatifs, plus beaux les uns que les autres (beaucoup l'ont reproché à Satyajit Ray, eut égard à la tragédie que le film raconte parallèlement), qui prend ici l'allure d'un véritable "hymne à la nature" (gros plans sur la végétation et les insectes qui s'y cachent), à la sensualité toute renoirienne (cf. aussi les taches de couleurs — bleu, jaune, mauve — que forment les saris des femmes dans la forêt, inondée de vert), ce que Ray complète en incorporant également des plans larges, à la Ford, conférant aux paysages (de lever ou de coucher du soleil), où le ciel occupe plus des 2/3 de l'image, une dimension cosmogonique qui fait communiquer (ce que n'ont pas compris les détracteurs du film) le microscopique et le macroscopique... insufflant ainsi à son film une dualité qui "dépasse" les autres, celles qui se contentent de nourrir le récit, telle l'ignorance des villageois opposée au savoir du brahmane — le personnage le plus influent du village n'a comme culture que le "Sisu Bodhak", un livre qu'on lit quand on est tout petit —, telle encore la levée des instincts opposée à la tempérance qu'observe la femme du brahmane (un esprit pas forcément cultivé mais raisonné), ainsi de l'instinct qui pousse à se nourrir à tout prix (au détriment des autres), parfois à n'importe quel prix (en échange de son corps), mais aussi les instincts, plus bestiaux, qui poussent à commettre l'irréparable (une tentative de viol). Et pour dépasser ces oppositions: faire résonner, dans un même mouvement, le proche et le lointain.
Car c'est bien de cela qu'il s'agit dans Tonnerres lointains. Faire que le lointain devienne proche et, à l'inverse, le proche lointain. Le "près" et le "loin", c'est une des premières choses qu'on enseigne aux enfants dans le film (on les voit écrire, sous la dictée du brahmane, les deux mots sur leur ardoise). Et ce qu'il y a de plus proche pour un paysan (du Bengale ou d'ailleurs), c'est la nature, à la fois belle et terrible, car indifférente aux drames de l'homme, ce qui la rend si "lointaine" quand on la contemple. Ce qu'il y a de plus lointain, en revanche, c'est évidemment la guerre, surtout quand elle se passe à des milliers de kilomètres, mais une guerre appelée à se "rapprocher", même si le théâtre des opérations reste éloigné, par la pénurie qu'elle provoque, concernant le riz, aliment de base du paysan bengali. C'est ce double mouvement, de la nature, à la fois proche et lointaine, et de la guerre, à la fois lointaine et proche, que Satyajit Ray orchestre dans son film (il faudrait aussi parler de la musique qu'il a composée lui-même, comme souvent), lui conférant cette "beauté intérieure inoubliable" dont parlait Charles Tesson.
Allons plus loin. Est-ce que dans Tonnerres lointains, ce double mouvement ne s'incarnerait pas dans le personnage au visage brûlé, qui traîne près du four en briques et cherche à séduire l'une des femmes (l'amour contre un sac de riz)? En fait, il n'a que la moitié du visage de brûlée et Ray se plaît à le filmer, tantôt de face (la monstruosité naît de la juxtaposition des deux moitiés du visage), tantôt de profil, mais du côté indemne, où se devine ce que l'homme pouvait avoir de séduisant avant son accident. Il se dégage ainsi du personnage un sentiment double/trouble, à la fois repoussant (par son physique, vu de face) et attachant (quand on le voit de profil, que l'aspect monstrueux disparaît, et qu'il ne reste que l'homme et sa solitude — il n'a rien d'agressif contrairement à celui, mystérieux, qui s'en prend à la femme du brahmane)... autrement dit, "loin", par l'horreur qu'il suscite, "proche", par la tristesse qu'il porte en lui. Et dont la beauté ne serait plus qu'un souvenir.
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