samedi 9 janvier 2021

Prefab Sprout


De gauche à droite: Neil Conti, Martin McAloon, Wendy Smith et Paddy McAloon.

Prefab Proust.

"Longtemps, je me suis couché de bonne heure... et avec Prefab Sprout pour faire de beaux rêves."

Ah, Prefab Sprout... J'ai toujours pensé qu'il y avait un jeu de mots caché dans le nom du groupe, un witz, pas forcément drôle, peut-être une cuistrerie de Paddy... parce que pour porter un nom pareil — littéralement "la pousse préfabriquée", la pousse au sens botanique du terme... — il faut vraiment qu'on y tienne, et pour qu'on y tienne, c'est que ce nom doit cacher quelque chose... Oui mais quoi?
Une hypothèse: Sprout serait l'anagramme de Proust. On sait que Paddy McAloon a toujours aimé la littérature française, surtout celle du XIXe (Nerval, Mallarmé, Rimbaud, Baudelaire), soit celle d'avant Proust, d'avant le "fabuleux" Proust (Pre-Fab Proust) ou mieux, puisque tout est mélangé: Fab Pre-Proust... Le secret du nom renverrait à un précurseur de Proust, qui plus est fabuleux. Oui mais qui? Existe-t-il seulement ce précurseur, tant la Recherche fut une véritable révolution dans l'Histoire du roman, et pas seulement français?
J'en étais là quand, réécoutant le poignant "I Trawl the Megahertz", noyé de réminiscences, je me suis rappelé que McAloon adulait aussi des musiciens comme Debussy et Ravel (ah, le "Jesse James Bolero"). Et que le précurseur de Proust — il y a des passages sublimes sur la musique dans la Recherche — n'était peut-être pas écrivain mais musicien. Sauf que Debussy et Ravel sont des contemporains de Proust. Qu'il faut donc remonter plus loin pour leur trouver un précurseur qui soit commun à celui de Proust. Et pour le coup, qui ne soit pas français, parce que bon, César Franck c'est bien, mais c'est quand même un ton au-dessous. Alors?
Alors rien, jusqu'à ce que je tombe sur un texte écrit par un mélomane averti (Geidel de son nom), qui, après avoir minutieusement analysé le dernier mouvement du célèbre Trio op. 100 de Schubert, établit de lumineuses correspondances avec la "sonate de Vinteuil", l'œuvre musicale, célèbre elle aussi (mais fictive), qu'évoque Proust tout au long de la Recherche, le temps schubertien se confondant à bien des égards avec le temps proustien, au point de faire de Schubert le Vinteuil en question, et ainsi le "fabuleux précurseur de Proust" que je cherchais.
Voilà, "prefab sprout" ce n'était que ça finalement: la semence qui produit les plus belles mélodies, de Schubert à McAloon, en passant par Debussy, Ravel, Cole Porter, Sondheim, Bacharach et bien sûr McCartney...

PS. A ceux qui douteraient des références à Proust et à Schubert, je rappellerai que le premier album de Prefab Sprout a pour titre Swoon — Swann en langage macaloonien — et qu'il s'agit d'un acrostiche, pour "songs written out of necessity", écho lointain à ce qu'avait répondu Schubert à son éditeur quand celui-ci lui demanda une dédicace pour son Trio: "cette œuvre ne sera dédiée à personne, si ce n'est à ceux qui y trouvent du plaisir". Ecrire par nécessité des chansons pour ceux qui y trouveront du plaisir... la boucle est bouclée. 

Et pour parler de Prefab Sprout et de Paddy McAloon, qui mieux que François Gorin qui, sur son blog "Les disques rayés", se souvient lui aussi.

2010

1) J'ai rencontré Paddy McAloon en 1985 et vu tout de suite en lui une sorte de frère. Pas génétique (j'en ai déjà un): spirituel, musical et par chance, musicien. Mais ce sentiment confus de fraternité, je l'avais déjà ressenti en écoutant le premier single de Prefab Sprout trois ans plus tôt. Comment pouvait-on se présenter avec un nom pareil, sous une pochette assez bizarre, évoquant l'équilibre instable en blanc et noir? Ici la presse musicale anglaise, dévorée chaque semaine, avait son rôle à jouer. Il suffit d'un coup de trompette et j'achetai Lions in My Own Garden (Exit Someone) sans faire attention à ce que faisaient les premières lettres de chaque mot du titre (y compris les deux entre parenthèses). Plus tard j'ai appris que Limoges était le nom de la ville où vivait l'ex de Paddy après la rupture évoquée par la chanson. "Hey, I'm sorry to dwell on the past... I'd rather say nothing at all..." Ah, cette manie de s'excuser de parler, si touchante (et assez costellienne). Le chant et l'harmonica de McAloon sont du genre fiévreux. Mais le morceau n'est pas vraiment de porcelaine. Donc un petit caillou dans mon jardin, exit Limoges. Le jeu sur les mots dénote un jeune homme aussi tortueux qu'ingénieux — dans la conception. La manière dont il délivre son aubade est au contraire d'une franchise désarmante. Et voilà déjà tout le charme ambivalent que va développer sa musique. Sur le trot d'essai de "Lions", McAloon, son frère Martin et sa copine Wendy (le groupe est alors un trio), joue un folk-rock sucré-salé, poids léger, dont on ne saurait prédire la suite. On peut juste apercevoir ce que Paddy tient de son père (Bacharach) et de sa mère (Dylan, à moins que ce ne soit l'inverse). "And I'm pounding out messages loud on a drum... the rumours have started that we are both young..." L'envie de crier d'un côté, la bonne éducation de l'autre et toutes les tournures de style entre deux. Prefab est né, j'étais là, c'est toujours aussi émouvant.

2) Il m'est facile de sortir Swoon de l'étagère en faisant glisser la tranche grise et luisante, révélant peu à peu son brouillard vert gazon et chair (il faut ensuite déplier la pochette verticalement pour retrouver cette image troublante, une tête de femme en extase, une autre d'homme plus bas). Mais le contenu de l'album reste, lui, obstinément collé à l'année où j'ai passé des heures, des jours, des semaines, à emprunter ses chemins sinueux, à me demander parfois où ils menaient, et pourquoi on ne les avait pas débroussaillés pour en faire un jardin plus net... Une fois admise l'absence de pop-songs roulantes et bien huilées, on pouvait s'enivrer jusqu'à plus soif de ses formes, tours et contorsions. Quand Paddy McAloon vous faisait l'effet de trop se tortiller dans le costume encore un peu grand pour lui de petit maître du musical (on apprenait alors à écrire le nom de Stephen Sondheim et à le répéter d'un ton désinvolte alors qu'on n'avait pas entendu une traître note de ce monsieur), quand le tempo donné par les rebonds d'un ballon de basketball (idée juvénile, assez drôle) finissait par vous agacer les nerfs, il y avait toujours le refuge de Ghost Town Blues. Pas vraiment la carte d'identité du premier Prefab Sprout. Un genre de country-ska, piano bastringue et pedal-steel. J'y entendais l'écho de "Barrytown", le joyau de la couronne Pretzel Logic. Mais aussi près des Specials (ou du "My Girl" de Madness) que de Steely Dan. "Oh Anne... Garla-a-and... you can't call this heartbeat a man..." Qui donc était Anne Garland? Un nom qui sonnait bien. "I know the mayor of this hysterical town..." De quelle ville parle-t-il? Prefab Sprout s'est formé à Newcastle. En 1984, il n'y avait pas de scène à Newcastle. Dans cette Angleterre-là, les nouveaux groupes arrivaient des nuages. La période n'est pas réputée pour avoir produit du mouvement, c'est pourtant celle dont les disques enfin me collaient tout de suite à la peau, et n'en partiraient plus jamais.

3) La préciosité congénitale des chansons de McAloon serait sans doute insupportable si ne s'y mêlait à tous les coups un son venu des tripes - et tant pis si ce même son retentit parfois en sourdine, ou qu'on ne veut pas l'entendre. A tous les coups, je dis bien. Même ses ballades anachroniques de troubadour genou en terre ne sentent pas l'eau de rose. La fleur, il l'a cueillie à mains nues et sa tige épineuse lui blesse le gras du pouce et les phalanges. Pas assez pour ceux qui aiment le goût du sang et des larmes? "Cruel is the gospel that sets ourselves free... then takes you away from me..." Quand Paddy compare sa complainte à un blues de Chicago, il est parfaitement sincère. Tant mieux si sa gêne l'oblige à le dire, le rouge au front: "there is no Chicago urban blues... more heartfelt than my lament for you..." Je le croyais. Il parlait avec ses mots, ne faisait pas semblant d'être ce qu'il n'était pas. Comment un gars de la moyenne bourgeoisie blanche de Witton Gilbert (comté de Durham) peut-il exprimer son vague à l'âme? Avec des ronds de jambe: "I'm a liberal guy, too cool for the macho ache... with a secret tooth for the cherry on the cake..." et un vocabulaire désuet: "but Lord, if he's smooching with you..." Je connaissais Cruel par cœur et ses phrases me reviennent sans effort, coquetteries incluses. Qui portait encore des jupes plissées en 1984? Ces confessions d'un autre âge, poésie candide et perverse, me retenaient par le bras, la voix n'avait rien de remarquable, elle sonnait juste, en s'adressant à l'auditeur de la chanson plus qu'à la destinataire du message. McAloon avait trop de réserve et de distance pour se voir en pop-star. Mais il a dû en rêver, tout de même, et cet adolescent-là, cet enfant curieux qui voulait être de son siècle et s'en abstraire aussi, va hanter durablement les albums de Prefab Sprout. Son langage était heurté, plein de cailloux dans la bouche. Il offrait sa contribution to urban blues, la paume ouverte.

4) Ce que me fait Bonny, cinquante groupes de trash metal alignés en bataillon peuvent toujours essayer, ils n'y arriveront jamais. Allez, plus fort, les gars, je n'entends rien. Dans "Bonny", j'entends tout depuis le début et ça va durer toujours. "I spend the days of my vanity... I'm lost in heaven and I'm lost to earth..." Paddy McAloon dit avoir écrit ça à 17 ans, c'est-à-dire en 1974. Dix, onze ans après, bien des vagues ont passé, la chanson verte a mûri, sans doute à peine changé, et elle sonne au-delà de ce que l'adolescent devait imaginer. Thomas Dolby, ce n'est pas le premier nom qui venait à l'esprit pour faire équipe avec Prefab Sprout. Qu'allait faire le Professeur Nimbus du synthé new wave chez les hobereaux pop de Newcastle? Réponse: l'architecte d'intérieur. Sans lui, Steve McQueen serait le meilleur album du groupe. Avec lui aussi. "Bonny" est une folk-song à étages. Dolby lui donne de l'espace, ouvre des fenêtres et la voix de McAloon n'a jamais porté comme ça. Quand il la tend, les veines du cou se voient, les poings se serrent, "all my silence and my strained respect... missed chances and the same regrets... kiss the thief and you save the rest... all my insights from retrospect..." Toujours ce goût des aspérités sonores, des phrases qui claquent comme des élastiques et tordent un peu les boyaux. Pendant que Paddy bat la campagne des sentiments, mine de rien, Thomas Dolby lui fait la courte échelle. On ne sait plus si les mots portent la mélodie ou l'inverse. Le jeune homme n'en finit pas de découper le temps, "I count the minutes since you slipped away... I count the hours that I lie awake... I count the minutes and the seconds too... all I stole and I took from you..." Et lui, le temps, ne trouve rien d'autre à faire que s'arrêter. Peine perdue, Bonny n'habite plus ici. Les mots ne nous tiennent plus, soldats brisés. Un jour, j'arrêterai peut-être avec les montagnes russes de "Bonny". Trop dangereux pour le cœur, ces petites choses-là.

5) Sony s'appelait CBS à l'époque et ils ont tout essayé avec When Love Breaks Down: single, maxi, double EP, re-single, etc. Ils y croyaient, à Steve McQueen, même s'il avait fallu le rebaptiser Two Wheels God pour les Américains, qui ne reconnaissaient pas du tout l'acteur de Bullitt sur la pochette de l'album. Prefab Sprout (mais ce nom, bon sang!) devait faire partie des objectifs maison, comme on le dit poétiquement. Posant en marcel et chapeau sur fond vert-de-gris, Paddy McAloon a l'air de sortir d'un film russe des années 1920. A sa deuxième tentative, "When Love Breaks Down" a fait n°25 dans les charts britanniques. Pourquoi n'est-il pas monté plus haut? Mystère et bubblegum. D'autres mèches en vogue balayaient tout cela, sans doute. Il y a pourtant là du souffle, une mélodie solaire, un refrain pour la mémoire. C'est le premier tribut de McAloon au songwriting classique. Il aspire au confort douloureux du paradis pop. Chatouiller les chevilles de Bacharach, de Brian Wilson. Coudoyer un jour, qui sait, Stevie Wonder ou Paul McCartney. Pourquoi pas tout de suite? C'est dans la tension vers l'idéal qu'il excelle et touche au-delà de ce qu'on pouvait attendre alors d'un groupe pop anglais des années 80. Le son bien sûr est irrémédiablement daté. Ce petit mot ne sent jamais très bon dans la bouche d'un critique, mais la nostalgie lui donne une autre saveur. C'était le son du moment, la chanson appartient aussi à ce moment, comme les choses vécues, partagées, les gens qu'on rencontrait, aujourd'hui souvenirs en désordre. "When love breaks down, the things you do… to stop the truth from hurting you…" Ces mots jetés au ciel gris parlaient si bien pour nous. "The sweet september rain…" Dolby fait des trous d'air là où le synthé pouvait plomber le mouvement. Pour l'anecdote, les Sprout ont désormais un batteur, Neil Conti. Le frère Martin joue de la basse. Les vocalises de Wendy font de la buée. Pour la suite de l'histoire, on patientera un peu.

2015

1) Il y a quelques années, Paddy McAloon, devenu presque aveugle, s'est laissé pousser une longue barbe blanche. Il mutait alors en Moondog et on s'est souvenu qu'il y avait une chanson de ce nom sur Jordan: The Comeback, sa formidable pièce montée de 1990. On peut réécouter dans tous les sens Moon Dog (en deux mots) et décortiquer le texte imprimé sur le livret: les références à Louis Hardin ne sont pas flagrantes. Si notre viking favori est présent c'est en creux, au même titre que Laïka, la chienne envoyée dans l'espace par les Russes. Il y a des bip électroniques et des plages de synthé pareilles à celles qu'on avait appris à détester dans les années 80, celles de l'invasion de la pop par le Fairlight. Mais tout cela appartient désormais à l'histoire. J'ai du mal aujourd'hui à comprendre le mouvement de recul ressenti aux premières écoutes de Jordan. Le fait que d'autres embouchaient les trompettes pour Prefab Sprout y était-il pour quelque chose? L'attente exagérée? L'ambition démesurée de l'album, peut-être. Mais c'est ainsi qu'il fallait aussi aimer Paddy: dans la grandeur parfois dérisoire de ses lubies. Il y avait beaucoup sur Jordan, il y avait trop, sous une jaquette aquatique et moche. Mais que de splendeurs! En y replongeant, je réalise que j'ai dû, toutes réserves à part, l'écouter en entier des dizaines de fois. De la tension palpable dans Looking for Atlantis au chœur élégiaque de Doo-Wop in Harlem… Les temps faibles aidant juste à respirer. Quelques perles ruissellent comme au premier jour. En équilibre au bord du kitsch. "We let the stars go…" l'importance qu'avait encore la voix susurrée de Wendy Smith. Et ce "Moon Dog", donc. Nouvel épisode de la quête d'apesanteur qui occupait les jours et les nuits de Paddy McAloon. "The world was younger then – in bed asleep by ten…" Oui, le refrain remet les pieds dans le plat. Mais quelle odyssée en quatre minutes! Et juste après vient le manifeste ultime du romantisme prefabesque...

2) J'essaie encore de me souvenir de quoi j'en voulais à Paddy McAloon. De péter dans la soie? De rêver d'un impossible cross-over, entre Christopher Cross et Stevie Wonder, faute de tutoyer Cole Porter et Gershwin? Jordan: The Comeback est manifestement conçu comme un musical, où l'enchaînement des titres est aussi soigné que la musique elle-même. On serait pourtant bien en peine d'y trouver un fil narratif, encore moins une histoire. Il y a des thèmes, avoués par l'auteur himself: Dieu, l'Amour, la Mort, Elvis. Et pourquoi pas la voix de Jacques Chancel dans tout ça? A défaut, McAloon trafique la sienne pour annoncer: "Hi… this is God here…" Voilà un garçon qui ne manquait pas d'air. C'est au début de One of the Broken. Celle-là, elle ne m'a jamais lâché. Longtemps après, en panne de came Prefab, j'ai racheté Jordan en vinyle – et constaté avec surprise que c'était un simple et non un double, comme je le croyais. Puis j'ai trouvé un EP où cette chanson languide, avec son passage en faux blues, se détachait mieux encore. Je me suis remis à l'écouter frénétiquement. Comme personne, le jeune duc de Durham manie l'humour catholique: "talking to me used to be a simple affair… Moses only had to see a burning bush and he'd pull up a chair…" pour l'instant d'après, s'arracher la chemise à la place du cœur: "sing me no deep hymn of devotion… sing me no slow sweet melody… sing it to one, one of the broken… and brother, you're singing it to me…Bizarre comme c'est cet air-là, non son Wild Horses, qui me fait penser au "Wild Horses" des Stones, si peu biblique en surface. Bon, c'est malin, je jouais hier du suspense avec All the World Loves Lovers, qui me tire une larme à chaque fois, et voilà que je l'oublie en route. A elle seule, avec les promesses habituelles mises à l'envers dans une quête illusoire d'absolu, mais extatique et la voix alors se casse, elle engloutissait, magnanime, les faux pas et pas de côté faits de Langley Park à Memphis.

3) On ne peut pas dire que Prefab Sprout ait jamais été à la mode. Leur moment d'exposition maximale a coïncidé avec les singles Cars and Girls et King of Rock'n'Roll, qui faisaient faire la grimace (le second surtout) aux fans de la première heure. L'aile de la gloire pop les a effleurés en Grande-Bretagne, mais le passage à la Cigale en tournée Jordan, cinq ans après l'Eldorado (deux concerts seulement, une misère!), de ce groupe d'ailleurs pas franchement taillé pour la scène, était encore une aimable curiosité. Quand McAloon refait surface après sept ans d'une absence cachant deux ou trois grands projets tués dans l'œuf, plus personne ne l'attend. Les plus bienveillants, les plus aventureux, glissent un orteil dans l'eau bleu nuit d'Andromeda Heights, la trouvent tiédasse et passent leur chemin. Tant pis pour eux. Le malentendu guettait depuis un bail, tapi dans l'ombre. Electric Guitars, en ouverture, accrédite l'idée d'un songwriter piégé par le démon de la méta-pop, effaçant sa propre expérience derrière la légende des aînés pour signer sans malice une chanson d'ex-Beatle (mieux que "When We Was Fab"). Le trompettant A Prisoner of the Past vise les charts et trouve autre chose. La production ronflante de Calum Malcolm lisse l'ouvrage et le pare de dorures. Et pourtant… une fois dans le bain, on n'en sort plus. Sa mousse violonneuse, limite easy listening, masque la même quête de perfection pop qui dévore littéralement Paddy McAloon. Elle n'a que faire des fautes de goût, et ses saxos trop suaves (comme parfois chez Van Morrison) ne gâchent rien. La magie perce aux moments improbables et sous des titres dissuasifs: Life's a Miracle et son pont lumineux ("and if the dead could speak I know what they would say…"), Avenue of Stars levant longuement son rideau de velours simili-Broadway pour éteindre ensuite trop tôt ses volutes clignotantes… Chez McAloon, un pâtissier viennois cohabitait avec un barde irlandais. Leur alliance me fascine à jamais.

4) Plus rien à perdre au point où on en est. Swans, neuvième titre de l'album Andromeda Heights, est une chanson simplement sublime. A peine écoutée elle a glissé vers ailleurs, le lac de beauté pure où vivent les parfaites chansons pop, le reflet du couchant sur ses plumes. Au point où j'en étais alors avec le rock et ses raideurs dogmatiques, il n'y avait plus rien à cacher. "Swans" en fondant révélait mon cœur de midinette — il n'était pas très loin caché. 1997-98. Un printemps bien arrosé. La raison, l'expérience, la vie, s'opposent absolument à cette vision d'un monde partagé entre les cygnes et les renards. "Swans and their partners… stay faithful forever… or die on the water…" Mais c'est une chanson, elle a tous les droits, y compris celui d'être irréaliste, idiote et symbolique. A peine a-t-on réalisé ce qu'elle nous racontait, que sa tournure mélodique emporte tout. "Swans, effortlessly beautiful, take care… you ought to be aware of foxes hiding… go on, there's time for you to get back to his side… while I forget I ever saw you gliding…" Cette élégance pâmée au bord du ridicule me tue. Coïncidence troublante, j'étais en mode renard. Bien que n'ayant nullement l'impression de mener quelque agneau que ce soit à la boucherie. Peut-être avais-je précisément besoin de ce refuge idéal, de cette utopie mielleuse, de frotter le cruel ordinaire de la trahison au plumage trop blanc de ces cygnes au ralenti. "Swans" suffirait à faire du mal-aimé, mal-connu, Andromeda Heights, une étoile de plus dans la constellation Prefab Sprout. Il y a encore le regain d'énergie de The Fifth Horseman et la suspension spatiale de Weightless ("I feel like Yuri Gagarin…"). Pour finir par ce curieux morceau [Andromeda Heights] qui donne son titre à l'album, château en Espagne ou dépliant immobilier. McAloon tel qu'en lui-même, à la fois hermétique au succès et au culte, n'ayant ardemment souhaité ni l'un ni l'autre, et perpétuellement tendu comme un fil trop humain dans sa quête sans fin ni mesure.

2017

PS. Bien sûr je connaissais mon Paddy McAloon sur le bout des oreilles. Bien sûr il n’avait rien sorti sous le nom de Prefab Sprout depuis l’anecdotique The Gunman and Other Stories (2001). Bien sûr, ayant suivi son itinéraire fait de succès paradoxaux et d’incompréhension, je savais que dans ses tiroirs dormaient des merveilles inédites. Bien sûr je connaissais son fâcheux penchant pour le syndrome Smile, cette pathologie du chef-d’œuvre enfoui, intransmissible au commun des mortels. Ce que n’était pas, finalement, Let’s Change the World with Music, enregistré seul par McAloon en 1993 et dédié, pour sa sortie seize ans après, à ceux qu’il avait tenus à l’écart (les autres Sprout, le producteur Thomas Dolby). On était en 2009 et malgré tous ces attendus, la première écoute de Music Is a Princess m’a cloué au sol. Puis soulevé. Il faut croire les musiciens quand ils vous jurent leurs dieux grands ou petits qu’une mélodie leur est tombée dessus, les a traversés, qu’ils n’y sont pas pour grand-chose. On pourra tourner mille documentaires sur la fabrication de la musique, en détailler à l’infini le matériel, gloser sur ce que vivait l’auteur à l’époque, analyser ce qu’il avait mangé ce jour-là, le temps qu’il faisait, la position des astres… Rien ne nous dira jamais ce qui fait de "Music Is a Princess" une chanson immédiatement glorieuse, évidemment sublime. Et pourtant si près du ridicule dans son romantisme anachronique et chevaleresque. "Music is a princess, I’m just a nobody / who’d gladly give his life for her majesty…" Quand on connaît ses fantaisies vestimentaires et capillaires, il est plaisant d’entendre Paddy se décrire sous les traits d’un gamin en haillons, prosterné aux pieds de sa muse idéale. Sa voix cependant ne saurait mentir: il vit totalement ces mots à l’instant où il les chante. La musique née de ses doigts comme par enchantement le transporte. Le voici propulsé au pays des Bach et des Brian de ce monde. Son génie ne sera pas tout à fait méconnu.

Swoon (1984)
- Steve McQueen (1985)

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