La Femme d'à côté de François Truffaut (1981).
Qui y a-t-il sous les jupes des femmes?
Un texte de Pascal Kané.
"Moi, je n'aime que les histoires d'amour", répondait Valentine-Florelle à Monsieur Lange quand celui-ci lui contait les exploits d'"Arizona Jim". Elle se limitait à ce qu'elle connaissait, et elle devait s'y connaître en amour, la lingère, préférant aux aventures improbables imaginées par le (quelque peu) infantile scénariste, "ces jeux innocents qui ne compromettent jamais que nous-mêmes", comme dit Cocteau.
Voilà en tout cas une déclaration que Truffaut aurait pu, depuis toujours, reprendre à son compte. Aujourd'hui, avec la Femme d'à côté, il lui donne une profondeur que son œuvre avait jusque-là rarement atteinte, et un éclairage que le personnage de Renoir n'imaginait sans doute pas. L'amour y apparaît à travers son thème essentiel, rarement exploré jusqu'à son terme au cinéma: l'identification.
Tout au contraire, le cinéma de ces dernières années n'a cessé de convoquer au secours des histoires d'amour qu'il racontait le thème qui lui est le plus diamétralement opposé: celui de la différence. C'est-à-dire en faisant comme si la relation amoureuse ne s'établissait qu'au prix d'une victoire sur la différence. Or la différence, contrairement à une mythologie récente, n'est guère, à mon sens, l'enjeu d'une lutte; elle n'a pas à se faire admettre. Elle est au contraire ce qui produit naturellement du sens, fait plaisir (petites différences) et nous procure même, spontanément, une mini théorie rassurante sur l'"autre". Pourquoi donc ferait-elle peur? Le droit à la différence est un droit que tout un chacun, dans son for intérieur, s'arroge. C'est entre autres ce qui définit le "sujet". Pourquoi refuserait-on ce droit aux autres? Ce n'est sûrement pas exactement comme cela que fonctionne l'intolérance.
Tout au contraire, le cinéma de ces dernières années n'a cessé de convoquer au secours des histoires d'amour qu'il racontait le thème qui lui est le plus diamétralement opposé: celui de la différence. C'est-à-dire en faisant comme si la relation amoureuse ne s'établissait qu'au prix d'une victoire sur la différence. Or la différence, contrairement à une mythologie récente, n'est guère, à mon sens, l'enjeu d'une lutte; elle n'a pas à se faire admettre. Elle est au contraire ce qui produit naturellement du sens, fait plaisir (petites différences) et nous procure même, spontanément, une mini théorie rassurante sur l'"autre". Pourquoi donc ferait-elle peur? Le droit à la différence est un droit que tout un chacun, dans son for intérieur, s'arroge. C'est entre autres ce qui définit le "sujet". Pourquoi refuserait-on ce droit aux autres? Ce n'est sûrement pas exactement comme cela que fonctionne l'intolérance.
Néanmoins, une partie du cinéma n'a cessé de nous présenter la différence comme un obstacle infranchissable, comme ce que l'esprit humain moyen était incapable d'admettre, à l'exception bien entendu des spectateurs présents dans la salle. Ainsi, par exemple, ces nombreuses histoires de couples "improbables", jeune et vieux, enfant et adulte, homosexuel et lesbienne, etc., où la difficulté à faire admettre une relation "autre" venait en fin de compte se substituer à la relation amoureuse proprement dite, elle-même sous-entendue, évidente puisque prouvée par sa difficulté sociale à exister, mais en fin de compte absente parce qu'inutile. De même, la représentation des "minorités" a immédiatement bénéficié des prestiges réservés à la différence. Il suffit de postuler une majorité oppressive, intolérante (c'est facile), pour que naisse, sous le signe de la différence, une complicité, une solidarité entre les minoritaires qui tiendra la place, le cas échéant, de relation amoureuse. L'amour apparaît en creux, il est pratiquement suscité de l'extérieur, ce qui permettra d'échapper une fois de plus au thème amoureux fondamental: l'identité.
Les grands cinéastes qui ont parlé de l'amour (Mizoguchi, Dreyer...) l'ont toujours fait de l'intérieur de la relation amoureuse, dans la tentative de faire émerger cette identité duelle, cette identification réciproque qui lie les deux amants. Emergence difficile, transgressive même, la reconnaissance du désir, l'identité des amants devenant souvent l'agent de leur exclusion du groupe social. Mais sans cette exclusion, il n'est pas de véritable histoire d'amour.
Ce qui est admirable dans le film de Truffaut, c'est d'avoir mené cette progression jusqu'à son terme: partir de deux personnages banals, ordinaires, exempts de toute originalité, totalement "intégrés" à leur milieu social, non pour les entraîner vers des aventures hors du commun qui les singulariseraient, leur permettraient d'échapper à leur destin, suscitant ainsi l'identification du spectateur comme le ferait le cinéma hollywoodien, mais pour redoubler au contraire cette banalité de leur relation amoureuse, pour réaffirmer leurs identités jusqu'à ce qu'elles ne deviennent plus qu'une, partagée par les amants, jusqu'à ce qu'ils parviennent à cette indifférenciation que postule l'amour. Fusion qu'ils recherchent et qui entraînera implacablement aussi leur exclusion du groupe social (scène de la party), car la perte de la différence, l'image du double indifférencié est un spectacle effrayant et insoutenable, c'est même le thème horrifique par excellence. Toute histoire d'amour porte en elle cette éventualité.
Que l'on ne veuille faire qu'un, régresser, se fondre dans l'autre dans un monde qui avance, progresse, se subdivise toujours plus dans ses formes et ses désirs, voilà ce qui est insupportable. Le "désir", à côté, qu'on croit souvent, dans ses manifestations perverses, transgressif, ô combien plus sociale et rassurante!
La Femme d'à côté va jusqu'au bout de ce thème si difficile et si rare au cinéma, qui met en péril le fonctionnement spectatoriel essentiel, celui de l'identification aux protagonistes que le redoublement de leur identité, l'image du double, risque de barrer beaucoup plus radicalement que l'habituelle exacerbation des différences (sous le monstre on retrouve l'homme alors qu'on ne retrouve rien derrière le double).
Il n'est aucun moyen d'échapper, dans le film, à cette banalité, à cette ressemblance de la passion avec elle-même: symétrie absolue des couples en présence, proximité géographique, sociale... Rien n'est moins original, différencié qu'une histoire d'amour. Henri Garcin pourrait, lui aussi, avoir une attitude passionnelle à l'égard de sa femme... Il y a une telle identification de Truffaut au thème amoureux en général que la position de l'auteur, dans le film, est absolument mobile. Il comprend et il est chacun des personnages de son film, pour autant que ce personnage soit pris dans une relation réellement amoureuse, présente ou passée. (On voit que cette mobilité différencie le film de Truffaut d'un film comme Nous ne vieillirons pas ensemble, construit lui sur l'immobilité de la position de l'auteur, immobilité justifiée par la constatation préalable à tout: "elle ne m'aimait pas"; pas d'amour, pas de symétrie.)
Truffaut disait que le projet de la Femme d'à côté s'était soudain concrétisé quand il avait eu l'idée du personnage de Madame Jouve. Or, Madame Jouve "n'apporte" rien à l'histoire. Comme les deux autres conjoints, elle redouble elle aussi éternellement la même histoire. Elle est la mise en abyme qui bouche les lignes de fuite, ferme les issues. Réminiscence du personnage de Deborah Kerr dans Elle et lui de McCarey (qui traite aussi magistralement de la destruction amoureuse), Madame Jouve est une présence vaguement horrifique: elle est le double monstrueux de chacune des figures amoureuses du film, l'image identificatoire tant redoutée de ce qui les attend, la narratrice funèbre d'une histoire que tout le monde connaît par cœur.
Par ailleurs, en raison de son infirmité, Madame Jouve est inapte aux relations sexuelles. L'exclusion sexuelle est la rançon de l'amour. Cette jambe artificielle, trace d'une passion amoureuse défunte, est donc la marque de son identité sexuelle perdue, le signe terrifiant de son indifférenciation sexuelle.
Et pourtant, malgré sa jambe corsetée de fer, Madame Jouve ressemble à Mathilde et aux autres femmes filmées par Truffaut dans les scènes de relations sexuelles de ses films: on n'y voit toujours, en effet, qu'une cuisse, porteuse d'un bas et de son attache. Truffaut n'a jamais vraiment filmé une paire de cuisses (comme celles de Jessica Lange dans par exemple Le facteur sonne toujours deux fois)? Pourquoi? Sans doute parce que deux cuisses présupposent l'existence d'un sexe et en situent l'emplacement (c'est toujours, effectivement, vers l'entrecuisse de Jessica Lange que se porte naturellement le regard du spectateur). La remontée du regard sur les cuisses conduit au sexe. Chez Truffaut, la cuisse ne conduit nulle part. Elle se termine en haut de la jambe à la façon du chapiteau d'une colonne romane qui nie sa véritable fonction. C'est toujours d'une cuisse unique qu'il s'agit. Elle n'a donc pas d'intérieur, mais des bords. Longtemps refoulé, ce bas de fer répond ainsi enfin à la question fondamentale de Truffaut: qui y a-t-il sous les jupes des femmes?
L'absence de sexe féminin, c'est la négation des deux sexes, la perte ultime de la différence.
"Ni avec toi, ni sans toi": cette constatation de l'enfer amoureux vécu qualifie aussi l'intenable de la représentation amoureuse: l'amour veut la fusion, et la fusion c'est la perte de la différence, donc du sens, la fin de la fiction, l'horreur, la mort. (Pascal Kané, Cahiers du cinéma n°329, novembre 1981)
Post-scriptum:
Ce qui me frappe dans la disparition de François Truffaut, au-delà de la tristesse, c'est qu'elle précipite les choses: il n'y aura peut-être plus d'hommes complets du cinéma, Truffaut est peut-être le dernier à l'avoir été, pleinement et sereinement. Qui d'autre, dorénavant, saura comme lui mener de front plusieurs histoires d'amour avec le cinéma, toutes faites d'intelligence du spectacle, d'attention à l'autre, d'exigences personnelles, de justesse d'évaluation, et de ce qu'il faut de piété. Nous serons, un peu plus encore qu'avant, voués aux jeunes génies qui ne durent pas, aux obsédés de l'image de marque, aux nécro-cinéphiles, aux événements médiatiques bidons, aux engouements suspects, lesquels ne rejoignent que rarement, comme nous le savons, les quelques véritables trajectoires transcendantales que nous connaissons.
Ce temps que savait prendre Truffaut, temps de lire et d'interroger les autres de cette voix si émouvante, et avec ce merveilleux sens du concret que notre génération ne possède pas, temps de réfléchir à certaines œuvres essentielles (Lubitsch, Hitchcock, Renoir: il ne se trompait pas sur son désir), et d'en construire lui-même une, petit à petit, en remettant d'un film sur l'autre, ce qu'il n'avait pas su dire ou réussi à montrer (on se souvient de l'histoire de la scène de l'homme achetant une paire de bas, régulièrement refaite et coupée), ce temps lui aura finalement manqué. Nous ne l'aurons jamais vu gérer son image, oublier de prendre des risques, manquer de curiosité vis-à-vis des autres, cesser d'y croire. Piètre consolation: il y avait peu de danger que cela arrivât. (Pascal Kané, Cahiers du cinéma, spécial François Truffaut, décembre 1984)
"arriva" ou "arrivât" ?
RépondreSupprimerVous avez raison Fausto, il faut écrire "arrivât"... j'ai corrigé d'autres fautes présentes dans les deux textes et passées inaperçues (j'ai l'impression qu'à cette époque, au niveau relecture ça laissait un peu à désirer), mais celle-là m'avait échappé. Je rectifie car je n'aime pas utiliser le "sic".
RépondreSupprimer"arrivât" bien sûr
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