Hollis: The long road home.
Ah The Colour of Spring, quelle claque! Nous sommes en 1986, l'année qui voit Maradona venger à lui tout seul l'humiliation subie par l'Argentine lors de la guerre des Malouines, en plantant, lors du Mondial, deux buts à l'Angleterre, le premier de la main (la "main de Dieu"? mon œil, that's a shame), le second, génial, après avoir dribblé la moitié de l'équipe anglaise dans sa moitié de terrain (life's what you make it)... Des buts qu'on n'avait pas vu venir. The Colour of Spring non plus, même si les indices étaient là, comme ces titres, peu connus, présents sur It's My Life, comme ceux aussi qui ne figuraient sur aucun album, seulement des démos ou des faces B (telles qu'on a pu les découvrir, après, sur le volume 2 de la compilation Asides Besides — double album publié par EMI en 1998), mais qui préparaient le terrain, annonçant en quelque sorte la couleur — je pense à l'extraordinaire version piano de "Call in the Night Boys" — ou bien constituaient la face cachée de The Colour: It's Getting Late in the Evening (face B de "Life's What You Make It"), For What It's Worth (face B de "Living in Another World"). Ainsi donc débarqua The Colour of Spring, première pierre sur le chemin que s'était tracé Mark Hollis, à la voix ici plus vibrante que jamais, et qui, pour l'occasion, a troqué sa guitare pour le piano (il joue aussi, comme Friese-Greene, de pleins d'autres instruments), accompagnés de pleins d'autres musiciens, dont David Rhodes, le guitariste de Peter Gabriel, rejoignant Robbie McIntosh, le guitariste des Pretenders (déjà présent sur les albums précédents), David Roach, le saxophoniste du Michael Nyman Band, Danny Thompson, le contrebassiste de Pentangle ou encore Steve Winwood, à l'orgue et à l'œuvre sur trois des titres. Qu'elle est-elle cette couleur? On l'imagine tirant sur l'ocre, à l'image de la pochette aux papillons, conçue par James Marsh. Elle se révèle à l'écoute plus chatoyante. Dès le début — Happiness Is Easy —, on comprend que quelque chose a changé. Pas tant avec la batterie, qui ouvre un peu laborieusement le morceau (remplaçant le barrissement de It's My Life), qu'avec ce chœur d'enfants qui lui succède et qui n'est pas sans rappeler The Wall de Pink Floyd. On pourrait craindre le pire, une ornementation excessive, comme dans le rock progressif, mais le "progressif" ici n'est jamais emphatique (parfois à la limite, comme sur le morceau final, Time It's Time, avec un autre chœur, celui des Ambrosians Singers, et le mélodica pour conclure). Hollis a trop conscience du bien-fondé de sa démarche pour ne pas s'en détourner en la caricaturant. Tout au long de l'album, il maintient la ligne, parfois la rehausse, mais sans jamais la grossir outre-mesure. Les solos se suivent, la virtuosité est là (les riffs de I Don't Believe in You) mais toujours contrôlée. La rupture n'est pas consommée avec le Talk Talk d'avant. On y trouve là aussi deux tubes: Life's What You Make It et Living in Another World, pendants de "It's My Life" et "Such a Shame", les clips de Tim Pope s'en faisant l'écho, le bestiaire du premier (des animaux de nuit) rappelant le zoo de Londres, alors que l'humour du second (Hollis au piano, aux prises avec des rafales de vent) évoque celui de l'homme-dé. Et dans l'autre sens, s'il fallait retenir deux morceaux qui préludent le futur Talk Talk, ce serait à n'en pas douter l'élégiaque April 5th (qui anticipe "I Believe in You") et surtout Chameleon Day, par ses dissonances, ses pauses et ses violentes ruptures de tons. The Colour of Spring offre ainsi un parfait équilibre entre les deux Talk Talk. Mais pour Hollis, ce n'est pas suffisant. On n'est qu'à la moitié du chemin. Il faut aller plus loin, ce qui, déjà, implique de prendre ses distances avec la musique-business. Pour cela, se libérer d'une obsession, celle du hit. Sur le chemin qui reste à parcourir, il n'y a pas la place pour les tubes. Pas plus que pour les tournées. Pour les tubes, ce n'est pas compliqué, il suffit de ne pas en écrire. Pour les tournées, c'est plus difficile. On ne coupe pas les ponts comme ça. Pour y mettre fin, il faut la manière. En finir avec les tournées (que détestait Hollis parce que le son produit y était toujours de mauvaise qualité), oui, mais que ce soit en "beauté", qu'il n'y ait plus à y revenir: Vienne, Milan, Londres — une version abrégée du concert a été éditée: là — Montreux, Paris, Salamanque... Entre mai et septembre 1986. Reste que l'esprit est déjà ailleurs, tourné vers les studios et le prochain album.
1987-88. Spirit of Eden. Deux ans pour l'enregistrer. On imagine tout le travail derrière, l'acharnement d'Hollis pour obtenir à chaque fois le bon son, celui désiré. Et le "syndrome Brian Wilson" qui menace... Autour de Mark Hollis et de son trio de base (Webb, Harris et Friese-Greene en tant que, là encore, co-auteur-compositeur, claviériste et producteur), une nouvelle fois une multitude d'artistes (pour les nombreux instruments: bois, cuivres et cordes), parmi lesquels, pour l'anecdote, le violoniste Nigel Kennedy, qui n'a pas encore interprété les Quatre Saisons de Vivaldi... Le fait important, ici, c'est que les synthés ont disparu, Friese-Greene se contentant, outre le piano, de l'orgue et de l'harmonium. Et à l'arrivée: un nouveau franchissement. Un autre Talk Talk. Six longues pièces, trois si l'on considère que les trois premières ne font qu'une: Rainbow/Eden/Desire, une suite de vingt-quatre minutes, dans l'esprit du rock expérimental, qui favorise l'improvisation, les morceaux enregistrés étant ensuite retravaillés pour offrir un ensemble cohérent. Rainbow donne le ton, dominé par les guitares et l'harmonica de Mark Feltham, l'harmoniciste de Nine Below Zero, apportant d'entrée une touche rhythm'n'blues; suivi d'Eden, les guitares, de plus en plus stridentes, jusqu'à la saturation, donnant au morceau une touche plus jazz-rock; et pour finir, Desire, synthèse des deux premiers, rythmée par les percussions et d'où se détache, plus nettement encore, la voix déchirante d'Hollis — percussions et voix, soit le terrestre et le céleste, le temporel et le spirituel, le profane et le sacré... bref une cosmogonie, autant dire la musique des origines. Si le climat sonore de l'ensemble est résolument bruitiste, la magie qui s'en dégage tient au fait que l'oreille, pour autant, n'y est jamais agressée. Comme si persistait, aux confins, une harmonie secrète, résidu mélodieux de pop. Dimension unique, à la fois tellurique et cosmique, qui enracine et en même temps élève, et produit chez l'auditeur cette impression d'inouï, intimidant et bouleversant, qui se démarque des ambiances confortables de la musique tonale (qu'elle soit savante, jazz ou populaire), mais aussi des expériences modernistes, plus contraignantes pour l'oreille, que représente la musique d'avant-garde, surtout atonale. Plus proche du modal, peut-être, au sens où — c'est une hypothèse — les trois morceaux qui suivent seraient moins la manifestation d'un apaisement post-critique, après l'intensité de la première partie, que la révélation de ce qui a justement permis une telle intensité, autrement dit de ce qui nourrit la musique d'Hollis, cet héritage, ainsi que l'exprime le premier des trois morceaux suivants, le bien nommé Inheritance. Pas l'héritage en termes d'influences, mais l'héritage en tant que transmission, de ce qui nourrit intérieurement Hollis, au moment précis où il crée Spirit of Eden, sachant évidemment que de tout ça, on ne sait rien. Il se dégage de la seconde partie de l'album quelque chose de synesthésique, comme si les sons, surtout lorsqu'ils se détachent (et ce d'autant plus facilement qu'on écoute l'album au casque et dans le noir — cette même obscurité dans laquelle s'étaient déroulées les séances d'enregistrement), comme si les sons, donc, produisaient de la couleur. Je ne dis pas qu'Hollis était synesthète, mais il me plaît de l'imaginer ainsi: pensant sa musique comme un synesthète, à la façon de Messiaen (qui n'était pas non plus synesthète à proprement parler), qui fait correspondre à chaque son ou ensemble de sons une couleur et libère ainsi des sons-couleurs, des sons aux couleurs changeantes (stravinskiennes?) de la terre, sur le précédent album, plus irisées ici, ainsi que l'évoque le premier titre... La seconde partie prolongerait donc la première (les six morceaux forment un tout) dans la mesure où elle vient l'éclairer de l'intérieur. Sur un mode éminemment intimiste, quasi confidentiel, où il est question de transmission, de prière et d'amour, autant de messages, on le sait aujourd'hui, adressés par Mark Hollis à son frère aîné Ed, celui-là même qui l'avait poussé à fonder son propre groupe, avait même participé (au tout début) à l'aventure Talk Talk, avant de s'occuper d'un autre groupe (Eddie and the Hot Rods), et qui depuis des années se débattait contre ses problèmes d'addiction. Ce cri (étouffé) d'amour prend tout son sens avec les deux derniers morceaux: I Believe in You, dans lequel Hollis, sobrement accompagné, invoque sur le ton poignant de la complainte les souffrances de son frère (Spirit, how long?), puis Wealth, à la richesse toute spirituelle, célébrant l'amour sacré (Take my freedom), déchirant finale où la voix d'Hollis, portée par l'orgue qui confère au morceau une dimension liturgique, atteint au sublime. Dès lors, on le comprend, les petites magouilles d'EMI, déçu du résultat (pas de tube à se mettre sous la dent) et qui sort une version raccourcie et remixée de "I Believe in You", seul single issu du disque, ne peuvent qu'amener au clash. Spirit of Eden est publié en Europe sur le label Parlophone (qui appartient à EMI) mais c'est fini, le prochain album, ce sera chez Verve (le label jazz de Polydor, qui fut aussi le label de Frank Zappa à ses débuts), une fois obtenu — non sans mal — la rupture du contrat. En attendant, la promotion de Spirit of Eden est réduite à sa plus simple expression: un dernier clip, tourné par Tim Pope, où Hollis, cheveux courts et sans ses lunettes noires (on dirait un petit garçon), interprète à la guitare "I Believe in You", alors qu'apparaît en surimpression le visage de son frère (enfin je suppose), image bouleversante quand on sait que celui-ci décédera d'une overdose peu de temps après la sortie de l'album. Encore quelques apparitions ici ou là, après la mort du frère, comme sur cette vidéo, où la bonne humeur de la présentatrice néerlandaise tranche avec l'affliction d'Hollis, qui chante en playback (peut-être sa dernière apparition à la télé), et puis c'est tout. Le deuil est lourd. La musique aidera à le surmonter.
1991. Et vint Laughing Stock. La bataille juridique contre EMI a été gagnée, Keith Aspden (le manager) a trouvé un nouveau label (Verve, on l'a vu), qui garantit, outre le financement, une liberté totale à Hollis pour son prochain album. Regonflé à bloc, celui-ci va ainsi pouvoir donner cours à sa créativité, atteignant là les plus hauts sommets. L'enregistrement durera près d'un an. Laughing Stock, c'est le petit frère de Spirit of Eden, comme Mark était le petit frère d'Eddie. Même air de famille. Les pochettes, créées par James Marsh, l'illustrateur attitré du groupe (depuis The Party's Over et sa couverture magrittienne: des yeux en forme de bouche), se ressemblent, laissant entendre une continuité. A l'arbre fruitier et ses fruits-coquillages, qui caractérisait Spirit of Eden, succède un autre arbre, évoquant un globe terrestre, avec, en guise de continents, des groupes d'oiseaux exotiques, espèces menacées de disparition, condamnées au silence... le silence, ce à quoi aspire la musique de Mark Hollis. On retrouve le même dispositif, une vingtaine (en fait beaucoup plus) de musiciens avec Tim Friese-Greene à la production et Phill Brown (arrivé sur le précédent album) comme ingénieur du son. Si Lee Harris est toujours là, Paul Webb, lui, est parti, se sentant de moins en moins utile (c'est un bassiste "à frettes", qui aime s'éclater avec sa basse), Hollis privilégiant dorénavant le "son de contrebasse", en accord avec celui des autres instruments à cordes (violons, violoncelles...). Et comme pour Spirit of Eden, la plupart des sessions se passent dans l'obscurité (juste quelques spots lumineux s'allumant et s'éteignant en fonction de la musique), méthode qui avait fait ses preuves, créant une atmosphère ensorcelante, mais aussi, à la longue, particulièrement déprimante. Beaucoup des musiciens qui auront vécu l'expérience auront du mal à s'en remettre. Sinon, comme Spirit, Laughing Stock est composé de six pièces. "Six not easy pieces", diront certains, parce que l'album, tout air de famille qu'il présente avec le précédent, monte encore d'un cran dans cette quête grandiose, rt toujousr plus mystique, que représente la musique d'Hollis à ce stade de son évolution. Et toujours, à travers ce même travail d'improvisation, répété ad libitum, jusqu'à obtenir quelque chose d'exploitable, Hollis et Friese-Greene devant bien souvent s'en remettre à eux-mêmes. Le résultat est sidérant. Le début du premier morceau (Myrrhman) sonne, ou plutôt résonne, comme un manifeste: d'abord le silence (une vingtaine de secondes), puis un accord de guitare, puis un second, avant que les violons interviennent, suivis une minute après de la voix d'Hollis, cette voix, ici implorante, qui se fond dans l'orchestration, devenant pur instrument, avec ces passages où elle semble s'effacer, parfait decrescendo, rendant les paroles inaudibles... Et quelles paroles! Empreintes de religiosité (encore un point commun avec Paddy McAloon), prolongeant ainsi la fin de Spirit of Eden, mais qui là prennent une tournure franchement christique, tout en étant parfaitement hermétiques, ce qui en soi n'a pas d'importance vu qu'on ne les perçoit quasiment pas (et que, à l'intérieur de la pochette où elles ont été transcrites, l'écriture "pattes de mouche" d'Hollis les rend illisibles). Ce qui compte, c'est le mouvement imprimé par l'ensemble, qui part de l'ici-bas (l'homme-myrrhe et l'idée de souffrance qui lui est associée), s'élève au milieu de guitares affolées avant de s'arrêter net (Ascension Day), puis semble errer, accompagné de l'harmonium, lors du rimbaldien After the Flood, et son terrifiant passage (au milieu du morceau, quasiment le milieu de l'album), le "déluge" en question: une cacophonie produite par, non pas le son distordu et prolongé d'une guitare comme je l'ai longtemps cru, mais le dysfonctionnement du Variophon, ce petit synthétiseur allemand, typique du son talkien qui, disait Friese-Greene, évoque le cri d'un éléphant en détresse (ici vraiment en détresse), passage obligé pour que quelque chose puisse renaître, à travers les trois morceaux suivants: Taphead, marqué par le retour des guitares et un Variophon "barrissant" cette fois dans les règles; puis New Grass, dominé par des guitares à la sonorité de plus en plus claire, résonnant comme des clochettes; enfin RuneII, où les guitares se font slide, glissant vers un ailleurs inconnu, alors que la voix s'estompe, inexorablement, pour finalement s'éteindre une minute avant que ne se referme l'album...
Mark Hollis: post-scriptum.
Après Laughing Stock, chacun partit de son côté, bien décidé à ne plus renouveler l'expérience. Sauf Mark Hollis. L'album avait atteint un niveau que peu d'albums sont capables d'atteindre, mais ce n'était pas encore ça. Les fameux espaces, entre les sons, qui fascinent tant Hollis, on devait pouvoir faire mieux, aller encore plus loin... L'attente sera longue, plus de six ans... pour un album qui ne sera pas signé Talk Talk, puisque sans Webb (qui n'est pas revenu), sans Harris, qui laisse la batterie au percussionniste Martin Ditcham (déjà présent sur Spirit of Eden et Laughing Stock), et sans Friese-Greene, qui ne veut pas mettre sa santé mentale en péril. Expliquant que le titre initial, Mountains of the Moon, est abandonné pour devenir... Mark Hollis, le titre d'un album solo. Avec pour enjeu, qui a déjà vu l'abandon des synthés, d'être le plus acoustique possible, construit sur les rapports piano-voix-guitare — la voix d'Hollis, à la présence presque surnaturelle, le piano de Lawrence Pendrous, les guitares des deux "Pretenders", Dominic Miller et Robbie McIntosch — et en soutien, une contrebasse et un maximum de bois (basson, flûte, clarinette, etc.)... conférant à l'ensemble l'allure d'un sextuor (à l'instar des sextuors de Penderecki et de Reich ou du sextette de Miles Davies). Les huit morceaux qui le composent sont indissociables, formant une sorte de "communion" (la photo de la pochette représente un pain de Pâques italien), comme une lumière blanche, après l'obscure clarté de >Laughing Stock, qui magnifie les silences, de sorte que s'il fallait n'évoquer qu'une seule référence, ce serait peut-être, en tant qu'horizon, le Für Alina d'Arvo Pärt. Bref, un album à la beauté sidérale qui, pour Hollis, marque la fin du voyage — avec toutes les épreuves qu'il a fallu traverser pour en arriver là. Une odyssée. Heureux qui, comme Hollis, a fait un beau voyage... Et après? Rien. Le retour à la maison, la vie de famille... Et pas n'importe où. A Wimbledon, près de Richmond Park, le plus grand parc de Londres, et de l'Aorangi Park, et ses seize courts de tennis, où, loin de l'agitation londonienne, règne, comme hors du temps, un beau et grand silence — à peine troublé par le bruit assourdi des avions, descendant sur Heathrow et, si le temps le permet et qu'on dresse l'oreille, celui, feutré, des petites balles jaunes sur le gazon du All-England Club... Un silence de vingt ans. Mark Hollis est mort le 24 février 2019.