lundi 25 janvier 2021

Mark Hollis (2)


Hollis: The long road home.

Ah The Colour of Spring, quelle claque! Nous sommes en 1986, l'année qui voit Maradona venger à lui tout seul l'humiliation subie par l'Argentine lors de la guerre des Malouines, en plantant, lors du Mondial, deux buts à l'Angleterre, le premier de la main (la "main de Dieu"? mon œil, that's a shame), le second, génial, après avoir dribblé la moitié de l'équipe anglaise dans sa moitié de terrain (life's what you make it)... Des buts qu'on n'avait pas vu venir. The Colour of Spring non plus, même si les indices étaient là, comme ces titres, peu connus, présents sur It's My Life, comme ceux aussi qui ne figuraient sur aucun album, seulement des démos ou des faces B (telles qu'on a pu les découvrir, après, sur le volume 2 de la compilation Asides Besides — double album publié par EMI en 1998), mais qui préparaient le terrain, annonçant en quelque sorte la couleur — je pense à l'extraordinaire version piano de "Call in the Night Boys" — ou bien constituaient la face cachée de The Colour: It's Getting Late in the Evening (face B de "Life's What You Make It"), For What It's Worth (face B de "Living in Another World"). Ainsi donc débarqua The Colour of Spring, première pierre sur le chemin que s'était tracé Mark Hollis, à la voix ici plus vibrante que jamais, et qui, pour l'occasion, a troqué sa guitare pour le piano (il joue aussi, comme Friese-Greene, de pleins d'autres instruments), accompagnés de pleins d'autres musiciens, dont David Rhodes, le guitariste de Peter Gabriel, rejoignant Robbie McIntosh, le guitariste des Pretenders (déjà présent sur les albums précédents), David Roach, le saxophoniste du Michael Nyman Band, Danny Thompson, le contrebassiste de Pentangle ou encore Steve Winwood, à l'orgue et à l'œuvre sur trois des titres. Qu'elle est-elle cette couleur? On l'imagine tirant sur l'ocre, à l'image de la pochette aux papillons, conçue par James Marsh. Elle se révèle à l'écoute plus chatoyante. Dès le début — Happiness Is Easy —, on comprend que quelque chose a changé. Pas tant avec la batterie, qui ouvre un peu laborieusement le morceau (remplaçant le barrissement de It's My Life), qu'avec ce chœur d'enfants qui lui succède et qui n'est pas sans rappeler The Wall de Pink Floyd. On pourrait craindre le pire, une ornementation excessive, comme dans le rock progressif, mais le "progressif" ici n'est jamais emphatique (parfois à la limite, comme sur le morceau final, Time It's Time, avec un autre chœur, celui des Ambrosians Singers, et le mélodica pour conclure). Hollis a trop conscience du bien-fondé de sa démarche pour ne pas s'en détourner en la caricaturant. Tout au long de l'album, il maintient la ligne, parfois la rehausse, mais sans jamais la grossir outre-mesure. Les solos se suivent, la virtuosité est là (les riffs de I Don't Believe in You) mais toujours contrôlée. La rupture n'est pas consommée avec le Talk Talk d'avant. On y trouve là aussi deux tubes: Life's What You Make It et Living in Another World, pendants de "It's My Life" et "Such a Shame", les clips de Tim Pope s'en faisant l'écho, le bestiaire du premier (des animaux de nuit) rappelant le zoo de Londres, alors que l'humour du second (Hollis au piano, aux prises avec des rafales de vent) évoque celui de l'homme-dé. Et dans l'autre sens, s'il fallait retenir deux morceaux qui préludent le futur Talk Talk, ce serait à n'en pas douter l'élégiaque April 5th (qui anticipe "I Believe in You") et surtout Chameleon Day, par ses dissonances, ses pauses et ses violentes ruptures de tons. The Colour of Spring offre ainsi un parfait équilibre entre les deux Talk Talk. Mais pour Hollis, ce n'est pas suffisant. On n'est qu'à la moitié du chemin. Il faut aller plus loin, ce qui, déjà, implique de prendre ses distances avec la musique-business. Pour cela, se libérer d'une obsession, celle du hit. Sur le chemin qui reste à parcourir, il n'y a pas la place pour les tubes. Pas plus que pour les tournées. Pour les tubes, ce n'est pas compliqué, il suffit de ne pas en écrire. Pour les tournées, c'est plus difficile. On ne coupe pas les ponts comme ça. Pour y mettre fin, il faut la manière. En finir avec les tournées (que détestait Hollis parce que le son produit y était toujours de mauvaise qualité), oui, mais que ce soit en "beauté", qu'il n'y ait plus à y revenir: Vienne, Milan, Londres — une version abrégée du concert a été éditée: Montreux, Paris, Salamanque... Entre mai et septembre 1986. Reste que l'esprit est déjà ailleurs, tourné vers les studios et le prochain album.

1987-88. Spirit of Eden. Deux ans pour l'enregistrer. On imagine tout le travail derrière, l'acharnement d'Hollis pour obtenir à chaque fois le bon son, celui désiré. Et le "syndrome Brian Wilson" qui menace... Autour de Mark Hollis et de son trio de base (Webb, Harris et Friese-Greene en tant que, là encore, co-auteur-compositeur, claviériste et producteur), une nouvelle fois une multitude d'artistes (pour les nombreux instruments: bois, cuivres et cordes), parmi lesquels, pour l'anecdote, le violoniste Nigel Kennedy, qui n'a pas encore interprété les Quatre Saisons de Vivaldi... Le fait important, ici, c'est que les synthés ont disparu, Friese-Greene se contentant, outre le piano, de l'orgue et de l'harmonium. Et à l'arrivée: un nouveau franchissement. Un autre Talk Talk. Six longues pièces, trois si l'on considère que les trois premières ne font qu'une: Rainbow/Eden/Desire, une suite de vingt-quatre minutes, dans l'esprit du rock expérimental, qui favorise l'improvisation, les morceaux enregistrés étant ensuite retravaillés pour offrir un ensemble cohérent. Rainbow donne le ton, dominé par les guitares et l'harmonica de Mark Feltham, l'harmoniciste de Nine Below Zero, apportant d'entrée une touche rhythm'n'blues; suivi d'Eden, les guitares, de plus en plus stridentes, jusqu'à la saturation, donnant au morceau une touche plus jazz-rock; et pour finir, Desire, synthèse des deux premiers, rythmée par les percussions et d'où se détache, plus nettement encore, la voix déchirante d'Hollis — percussions et voix, soit le terrestre et le céleste, le temporel et le spirituel, le profane et le sacré... bref une cosmogonie, autant dire la musique des origines. Si le climat sonore de l'ensemble est résolument bruitiste, la magie qui s'en dégage tient au fait que l'oreille, pour autant, n'y est jamais agressée. Comme si persistait, aux confins, une harmonie secrète, résidu mélodieux de pop. Dimension unique, à la fois tellurique et cosmique, qui enracine et en même temps élève, et produit chez l'auditeur cette impression d'inouï, intimidant et bouleversant, qui se démarque des ambiances confortables de la musique tonale (qu'elle soit savante, jazz ou populaire), mais aussi des expériences modernistes, plus contraignantes pour l'oreille, que représente la musique d'avant-garde, surtout atonale. Plus proche du modal, peut-être, au sens où — c'est une hypothèse — les trois morceaux qui suivent seraient moins la manifestation d'un apaisement post-critique, après l'intensité de la première partie, que la révélation de ce qui a justement permis une telle intensité, autrement dit de ce qui nourrit la musique d'Hollis, cet héritage, ainsi que l'exprime le premier des trois morceaux suivants, le bien nommé Inheritance. Pas l'héritage en termes d'influences, mais l'héritage en tant que transmission, de ce qui nourrit intérieurement Hollis, au moment précis où il crée Spirit of Eden, sachant évidemment que de tout ça, on ne sait rien. Il se dégage de la seconde partie de l'album quelque chose de synesthésique, comme si les sons, surtout lorsqu'ils se détachent (et ce d'autant plus facilement qu'on écoute l'album au casque et dans le noir — cette même obscurité dans laquelle s'étaient déroulées les séances d'enregistrement), comme si les sons, donc, produisaient de la couleur. Je ne dis pas qu'Hollis était synesthète, mais il me plaît de l'imaginer ainsi: pensant sa musique comme un synesthète, à la façon de Messiaen (qui n'était pas non plus synesthète à proprement parler), qui fait correspondre à chaque son ou ensemble de sons une couleur et libère ainsi des sons-couleurs, des sons aux couleurs changeantes (stravinskiennes?) de la terre, sur le précédent album, plus irisées ici, ainsi que l'évoque le premier titre... La seconde partie prolongerait donc la première (les six morceaux forment un tout) dans la mesure où elle vient l'éclairer de l'intérieur. Sur un mode éminemment intimiste, quasi confidentiel, où il est question de transmission, de prière et d'amour, autant de messages, on le sait aujourd'hui, adressés par Mark Hollis à son frère aîné Ed, celui-là même qui l'avait poussé à fonder son propre groupe, avait même participé (au tout début) à l'aventure Talk Talk, avant de s'occuper d'un autre groupe (Eddie and the Hot Rods), et qui depuis des années se débattait contre ses problèmes d'addiction. Ce cri (étouffé) d'amour prend tout son sens avec les deux derniers morceaux: I Believe in You, dans lequel Hollis, sobrement accompagné, invoque sur le ton poignant de la complainte les souffrances de son frère (Spirit, how long?), puis Wealth, à la richesse toute spirituelle, célébrant l'amour sacré (Take my freedom), déchirant finale où la voix d'Hollis, portée par l'orgue qui confère au morceau une dimension liturgique, atteint au sublime. Dès lors, on le comprend, les petites magouilles d'EMI, déçu du résultat (pas de tube à se mettre sous la dent) et qui sort une version raccourcie et remixée de "I Believe in You", seul single issu du disque, ne peuvent qu'amener au clash. Spirit of Eden est publié en Europe sur le label Parlophone (qui appartient à EMI) mais c'est fini, le prochain album, ce sera chez Verve (le label jazz de Polydor, qui fut aussi le label de Frank Zappa à ses débuts), une fois obtenu — non sans mal — la rupture du contrat. En attendant, la promotion de Spirit of Eden est réduite à sa plus simple expression: un dernier clip, tourné par Tim Pope, où Hollis, cheveux courts et sans ses lunettes noires (on dirait un petit garçon), interprète à la guitare "I Believe in You", alors qu'apparaît en surimpression le visage de son frère (enfin je suppose), image bouleversante quand on sait que celui-ci décédera d'une overdose peu de temps après la sortie de l'album. Encore quelques apparitions ici ou là, après la mort du frère, comme sur cette vidéo, où la bonne humeur de la présentatrice néerlandaise tranche avec l'affliction d'Hollis, qui chante en playback (peut-être sa dernière apparition à la télé), et puis c'est tout. Le deuil est lourd. La musique aidera à le surmonter.

1991. Et vint Laughing Stock. La bataille juridique contre EMI a été gagnée, Keith Aspden (le manager) a trouvé un nouveau label (Verve, on l'a vu), qui garantit, outre le financement, une liberté totale à Hollis pour son prochain album. Regonflé à bloc, celui-ci va ainsi pouvoir donner cours à sa créativité, atteignant là les plus hauts sommets. L'enregistrement durera près d'un an. Laughing Stock, c'est le petit frère de Spirit of Eden, comme Mark était le petit frère d'Eddie. Même air de famille. Les pochettes, créées par James Marsh, l'illustrateur attitré du groupe (depuis The Party's Over et sa couverture magrittienne: des yeux en forme de bouche), se ressemblent, laissant entendre une continuité. A l'arbre fruitier et ses fruits-coquillages, qui caractérisait Spirit of Eden, succède un autre arbre, évoquant un globe terrestre, avec, en guise de continents, des groupes d'oiseaux exotiques, espèces menacées de disparition, condamnées au silence... le silence, ce à quoi aspire la musique de Mark Hollis. On retrouve le même dispositif, une vingtaine (en fait beaucoup plus) de musiciens avec Tim Friese-Greene à la production et Phill Brown (arrivé sur le précédent album) comme ingénieur du son. Si Lee Harris est toujours là, Paul Webb, lui, est parti, se sentant de moins en moins utile (c'est un bassiste "à frettes", qui aime s'éclater avec sa basse), Hollis privilégiant dorénavant le "son de contrebasse", en accord avec celui des autres instruments à cordes (violons, violoncelles...). Et comme pour Spirit of Eden, la plupart des sessions se passent dans l'obscurité (juste quelques spots lumineux s'allumant et s'éteignant en fonction de la musique), méthode qui avait fait ses preuves, créant une atmosphère ensorcelante, mais aussi, à la longue, particulièrement déprimante. Beaucoup des musiciens qui auront vécu l'expérience auront du mal à s'en remettre. Sinon, comme SpiritLaughing Stock est composé de six pièces. "Six not easy pieces", diront certains, parce que l'album, tout air de famille qu'il présente avec le précédent, monte encore d'un cran dans cette quête grandiose, rt toujousr plus mystique, que représente la musique d'Hollis à ce stade de son évolution. Et toujours, à travers ce même travail d'improvisation, répété ad libitum, jusqu'à obtenir quelque chose d'exploitable, Hollis et Friese-Greene devant bien souvent s'en remettre à eux-mêmes. Le résultat est sidérant. Le début du premier morceau (Myrrhman) sonne, ou plutôt résonne, comme un manifeste: d'abord le silence (une vingtaine de secondes), puis un accord de guitare, puis un second, avant que les violons interviennent, suivis une minute après de la voix d'Hollis, cette voix, ici implorante, qui se fond dans l'orchestration, devenant pur instrument, avec ces passages où elle semble s'effacer, parfait decrescendo, rendant les paroles inaudibles... Et quelles paroles! Empreintes de religiosité (encore un point commun avec Paddy McAloon), prolongeant ainsi la fin de Spirit of Eden, mais qui là prennent une tournure franchement christique, tout en étant parfaitement hermétiques, ce qui en soi n'a pas d'importance vu qu'on ne les perçoit quasiment pas (et que, à l'intérieur de la pochette où elles ont été transcrites, l'écriture "pattes de mouche" d'Hollis les rend illisibles). Ce qui compte, c'est le mouvement imprimé par l'ensemble, qui part de l'ici-bas (l'homme-myrrhe et l'idée de souffrance qui lui est associée), s'élève au milieu de guitares affolées avant de s'arrêter net (Ascension Day), puis semble errer, accompagné de l'harmonium, lors du rimbaldien After the Flood, et son terrifiant passage (au milieu du morceau, quasiment le milieu de l'album), le "déluge" en question: une cacophonie produite par, non pas le son distordu et prolongé d'une guitare comme je l'ai longtemps cru, mais le dysfonctionnement du Variophon, ce petit synthétiseur allemand, typique du son talkien qui, disait Friese-Greene, évoque le cri d'un éléphant en détresse (ici vraiment en détresse), passage obligé pour que quelque chose puisse renaître, à travers les trois morceaux suivants: Taphead, marqué par le retour des guitares et un Variophon "barrissant" cette fois dans les règles; puis New Grass, dominé par des guitares à la sonorité de plus en plus claire, résonnant comme des clochettes; enfin RuneII, où les guitares se font slide, glissant vers un ailleurs inconnu, alors que la voix s'estompe, inexorablement, pour finalement s'éteindre une minute avant que ne se referme l'album... 


Mark Hollis: post-scriptum.

Après Laughing Stock, chacun partit de son côté, bien décidé à ne plus renouveler l'expérience. Sauf Mark Hollis. L'album avait atteint un niveau que peu d'albums sont capables d'atteindre, mais ce n'était pas encore ça. Les fameux espaces, entre les sons, qui fascinent tant Hollis, on devait pouvoir faire mieux, aller encore plus loin... L'attente sera longue, plus de six ans... pour un album qui ne sera pas signé Talk Talk, puisque sans Webb (qui n'est pas revenu), sans Harris, qui laisse la batterie au percussionniste Martin Ditcham (déjà présent sur Spirit of Eden  et Laughing Stock), et sans Friese-Greene, qui ne veut pas mettre sa santé mentale en péril. Expliquant que le titre initial, Mountains of the Moon, est abandonné pour devenir... Mark Hollis, le titre d'un album solo. Avec pour enjeu, qui a déjà vu l'abandon des synthés, d'être le plus acoustique possible, construit sur les rapports piano-voix-guitare — la voix d'Hollis, à la présence presque surnaturelle, le piano de Lawrence Pendrous, les guitares des deux "Pretenders", Dominic Miller et Robbie McIntosch — et en soutien, une contrebasse et un maximum de bois (basson, flûte, clarinette, etc.)... conférant à l'ensemble l'allure d'un sextuor (à l'instar des sextuors de Penderecki et de Reich ou du sextette de Miles Davies). Les huit morceaux qui le composent sont indissociables, formant une sorte de "communion" (la photo de la pochette représente un pain de Pâques italien), comme une lumière blanche, après l'obscure clarté de >Laughing Stock, qui magnifie les silences, de sorte que s'il fallait n'évoquer qu'une seule référence, ce serait peut-être, en tant qu'horizon, le Für Alina d'Arvo Pärt. Bref, un album à la beauté sidérale qui, pour Hollis, marque la fin du voyage — avec toutes les épreuves qu'il a fallu traverser pour en arriver là. Une odyssée. Heureux qui, comme Hollis, a fait un beau voyage... Et après? Rien. Le retour à la maison, la vie de famille... Et pas n'importe où. A Wimbledon, près de Richmond Park, le plus grand parc de Londres, et de l'Aorangi Park, et ses seize courts de tennis, où, loin de l'agitation londonienne, règne, comme hors du temps, un beau et grand silence — à peine troublé par le bruit assourdi des avions, descendant sur Heathrow et, si le temps le permet et qu'on dresse l'oreille, celui, feutré, des petites balles jaunes sur le gazon du All-England Club... Un silence de vingt ans. Mark Hollis est mort le 24 février 2019.

mercredi 20 janvier 2021

Mark Hollis


Hollis au pays des merveilles.

Prefab Sprout Talk Talk... PSTT... Pstt! approchez-vous, j'ai quelque chose d'important à vous dire: Prefab Sprout et Talk Talk, vous avez là les deux meilleurs groupes des années 80, en tous les cas mes deux préférés... 84: Swoon, 85: Steve McQueen, 86: The Colour of Spring, 88: Spirit of Eden, 90: Jordan: The Comeback, 91: Laughing Stock... Et puis, plus espacés, mais toujours groupés... 97: Andromeda Heights, 98: Mark Hollis... Après, une fois entré dans les années 2000, seul Paddy McAloon reviendra (avec I Trawl the Megahertz). Pas Mark Hollis. Il faut dire que son dernier album (solo) appelait difficilement une suite tant Hollis semblait y avoir atteint son point limite, dans cette quête exigeante qu'il s'était imposée d'une musique sans concessions, la plus nue possible (qui l'avait vu se débarrasser successivement des tournées, des synthés et d'EMI le label à fric qui fait feu de tout bois..), album déjà de l'après (du post-post-rock). Exit aussi les fidèles: Paul Webb, le bassiste, Lee Harris, le batteur, et Tim Friese-Greene, le claviériste, remplacés par d'autres musiciens et une cohorte d'instruments: essentiellement à vent — basson, clarinettes, flûte, cor anglais... sans les cordes qui dominaient Laughing Stock, ici, qu'une contrebasse et surtout la guitare pour accompagner, avec le piano, la voix magique de Mark Hollis... Album du recueillement, aux paroles susurrées, par instants à peine audibles, entrecoupées d'éclats et de longs silences, annoncés dès l'intro, comme dans Laughing Stock, et qui là se font de plus en plus présents, de plus en plus pressants, jusqu'aux dernières notes, bartókiennes (ou ligétiennes), de A New Jerusalem, rappelant aussi le mi strident du quatuor à cordes (le premier) de Smetana... suivies d'une minute quarante neuf (secondes) de silence, un silence qui se prolongera... définitivement, pour l'éternité.

Mais revenons en arrière. 1984-85. C'était quoi pour moi Talk Talk à cette époque sinon un groupe de pure synthpop, au nom qui faisait écho à Duran Duran, en plus ridicule, qui à moi faisait penser au "Parole parole" de Mina et Alberto Lupo, pire, à son avatar dalido-delonesque (pas si mal avec le temps), mais qui, aussi, me parlait, si je pensais "toc-toc" et, par association d'idées, à Halloween (j'étais encore un gamin à l'époque), soit knock knock, trick or treat..., sauf que là, ni blague ni bonbons, ni fantôme non plus (pas encore, même si le groupe était parfois tout habillé de blanc), mais un drôle de duo, un peu clownesque, Hollis et Webb, qui me faisait rire aux éclats (un gamin, vous dis-je) quand je regardais leurs clips, les grimaces de Hollis (sa bouche démesurément ouverte, telle un four, plus que ses oreilles décollées, marque en ce temps-là d'une oreille musicale plus développée — cf. Mike Head des Pale Fountains), et ce, dès le premier clip, celui justement où l'on criait Talk Talk — avant d'hurler Today —, auxquelles vont rapidement répondre (encore timides au début) les gesticulations de Webb avec sa basse.
1984. L'année donc de It's My Life, qui vit Hollis recourir à la guitare acoustique (le groupe n'avait jusque-là pas de guitariste), au moins pour la scène; qui vit surtout l'arrivée d'un nouveau claviériste, Tim Friese-Greene (à la place de Simon Brenner, en désaccord avec l'orientation musicale du groupe), producteur également de l'album, d'où la part belle faite aux synthétiseurs (c'est eux qui le plus souvent servent de guitares électriques). De l'album, on connaît évidemment les deux gros tubes: It's My Life, la chanson-titre, et Such a Shame, avec sa rythmique endiablée, très eighties. Je pouvais rigoler encore du barrissement inconsidéré (durée: une minute, pas moins!) qui ouvre ce dernier titre, ne connaissant pas à ce moment-là les clips qu'avait réalisés pour MTV Tim Pope, le réalisateur-maison (notamment de Soft Cell et The Cure), à commencer par la vidéo hilarante (en même temps, prodigieuse) de "Such a Shame", où Hollis semble en permanence au bord du fou rire; quant à celle de "It's My Life", tourné au zoo de Londres (c'est là qu'on enregistra le cri de l'éléphant pour ouvrir "Such a Shame", sauf que ça n'a pas marché, obligeant Hollis et Friese-Greene à recréer le cri en studio), si je l'avais découverte à l'époque, elle m'aurait sûrement moins fait rire (quoique, toujours gamin), vu la tronche affichée par Hollis, un ruban noir venant s'incruster sur sa bouche, en réponse à EMI qui voulait que sur le clip il recourt au playback habituel... premier signe de tension avec la maison de disques (il existerait une autre version, tournée pour les USA, où le groupe joue le jeu). Et si l'on écoutait certains autres titres de l'album, comme par exemple Renee, le très beau Tomorrow Started, ou encore Does Caroline Know?, on pouvait y deviner, en filigrane, l'évolution à venir. Mais pour l'heure, j'en étais bien incapable, emporté par le rythme des deux chansons-phares et, lorsque je voyais le groupe à la télé, toujours amusé par les mimiques d'Hollis et les déhanchements de Webb.
Il y a autre chose. Etait sorti en 1983, mais passé totalement inaperçu (et pas qu'à moi), le single "My Foolish Friend", co-écrit par Brenner, qui quitta le groupe après l'enregistrement, une chanson méconnue et pourtant magnifique, qui préfigurait It's My Life mais en plus sobre, en plus sombre aussi — "My foolish friend / Don't try to live my life" y chante Mark Hollis — au temps (non béni) du thatchérisme, ainsi qu'en témoigne le clip très "loachien" (décor oblige) tourné à Halifax, le pays des bonbons (Quality Street) mais surtout, comme le montre la vidéo, du monde ouvrier et de ses désillusions... De sorte que, rétrospectivement, on peut se demander si l'insuccès d'une telle chanson (qui devait figurer sur It's My Life mais qu'Hollis préféra sortir en simple, forme plus adaptée à ce que racontait la chanson), par rapport au succès rencontré (pas si grand, bizarrement, au Royaume-Uni) avec des chansons plus faciles, EMI-compatibles, dans un milieu qui ne jure que par le classement des meilleures ventes de disques, oui eh bien, si tout ça n'a pas provoqué chez Mark Hollis, non pas un dilemme — celui, convenu, entre art et commerce —, mais quelque chose de plus profond, ce désir baroque (commercialement suicidaire, diront certains) de vouloir concilier la pop, qui s'adresse, par sa simplicité d'écriture, au plus grand nombre, et son antonyme, la musique dite "sérieuse", plus sophistiquée, à partager seulement avec ceux (en nombre forcément plus limité) qui y sont sensibles, une musique qui, dans le cas d'Hollis (en collaboration avec Friese-Greene qui fut pour lui ce que fut Thomas Dolby pour Paddy McAloon), combine rock expérimental et musique de chambre, jazz d'avant-garde et musique d'inspiration plus mystique... Compromis peut-être impossible à trouver, sauf à revenir aux racines, et néanmoins beau dans son impossibilité même, la pop finissant par s'évanouir, les autres musiques aussi, mais plus lentement, par la voie de l'introspection, vers une forme de "vide", un silence plein, tel que nous l'offrira Mark Hollis, album nécessairement terminal dans lequel tout aurait fusionné (le blanc). Mais avant d'en arriver là, il y a des étapes à franchir. Et la première se nomme The Colour of Spring.

(à suivre)

lundi 18 janvier 2021

[...]


Flammes d'Adolfo Arrieta (1978).

Le site de l'INA a mis en ligne Flammes, le film d'Arrieta qu'elle avait produit et qui fut diffusé à la télévision en 1979 (le film était sorti en salle l'année d'avant). C'est un bonheur de le revoir, tel que j'en avais gardé le souvenir, lorsque je l'avais découvert en 2003 au cinéma Les 3 Luxembourg, dans le cadre d'une "carte blanche à la revue La Lettre du cinéma" (Arrieta était présent). Film que j'ai revu dix ans plus tard, dans la version restaurée par Capricci et, gage d'autorité, supervisée par Arrieta lui-même (le film bénéficiait également d'un nouveau montage) et Thierry Arbogart, le chef opérateur du film. Une restauration numérique 4K à partir de négatifs 16mm, les seuls exploitables (aux dires de Capricci, les copies originales étant trop abîmées). Avec le résultat que l'on sait: un massacre, que ce soit au niveau des couleurs, du contraste, de la luminosité... Je m'en étais indigné... m'indignant aussi d'être le seul à trouver le résultat indigne.

D'où mes propos, pour le moins acerbes, quand était sortie cette nouvelle version:

Revoir Flammes fut un véritable déchirement. Où sont passées les couleurs? Plus que Ravel (Ma mère l'Oye), c'est Souchon ("L'amour à la machine") qui m'a accompagné tout au long du film:
Passez notre amour à la machine / Faites le bouillir / Pour voir si les couleurs d'origine / Peuvent revenir / Est-ce qu'on peut ravoir à l'eau de Javel? / Des sentiments / La blancheur qu'on croyait éternelle / Avant / Pour retrouver le rose initial / De ta joue, devenue pâle / Le bleu de nos baisers du début / Tant d'azur, perdu... 
Réponse: non, version bouillue version foutue, les couleurs ne sont pas revenues. C'est même pire... Flammes passé à la machine numérique. DCP: Délavage Couleurs Paquet. La lessive qui décape tout... A l'arrivée: une image sans aucun piqué, une lumière complètement écrasée, des couleurs affreusement passées ("calcairisées", comme disait à l'époque l'"intrigante Sylvia C." sur mon blog... bah oui, en plus sans Calgon), où seul le rouge - mais quel rouge! un rouge pompier! - ressortait... Bref, une horreur.

De sorte que c'est encore le DVD qui passait le mieux... A condition de regarder le film "directement" sur son propre écran (et non de s'en remettre à une projection DCP, au résultat toujours médiocre).

La version qu'on peut donc voir sur le site de l'INA, correspondant à celle qui est passée à la télévision, permet de se rendre compte de ce qu'était la copie d'origine, en dépit du transfert, concernant notamment les couleurs qui dans l'obscurité tiraient sur le bleu (parfois un peu trop) - la nuit: noire quand on la regarde de l'intérieur à travers les fenêtres, bleue quand on est à l'extérieur (dixit Arrieta) -, le côté bland par moments de certains plans... autrement dit, la beauté imparfaite de l'argentique, bien plus proche de la réalité que ce que croit nous offrir le numérique, sachant que, comme le rappelle Arrieta au début du petit entretien qui précède le film: la réalité c'est magique... 




Bonus: trois photogrammes, extraits respectivement:

- en haut à gauche, d'un DVD — celui qui a servi à la projection du film au Festival de Belfort en 2009?
- en haut à droite, de la bande-annonce de la version "restaurée" (les guillemets s'imposent) par Capricci en 2013
- en bas, du film diffusé à la télévision en 1979, tel qu'on peut le voir sur le site de l'INA. Comme on dit, et si je puis dire: "Y a pas photo!" Sauf que l'image - aux couleurs pas toujours stables quand on voit le film - se trouve rognée, sur les côtés et surtout en bas, dans sa partie inférieure, effet du transfert télé probablement.

On notera d'ailleurs que seules les versions DVD présentent l'image 4/3 dans sa totalité.


D'où pour conclure: une quatrième photo, extraite du DVD édité par Re:Voir. Peut-être le meilleur compromis (en termes de rafraîchissement, au niveau couleurs, et de respect du cadre), à défaut de pouvoir comparer avec la copie d'origine.

dimanche 17 janvier 2021

Two


Two de Satyajit Ray (1964).

[il est fortement recommandé de voir le film avant de lire le texte]

Ce court-métrage peu connu de Satyajit Ray, produit par Esso World Theater pour la télévision américaine (en fait un réseau de télévision éducative, futur PBS) et récemment restauré par l'Academy Film Archive, est un petit bijou d'humour et de tendresse, en même temps qu'une fable (il est présenté comme tel) à teneur anticapitaliste. Il met en scène deux enfants de condition sociale opposée (l'un est riche et "américanisé" - casquette Mickey, Coca-Cola et chewing-gum -, l'autre est pauvre, c'est l'enfant des rues, l'image-type du petit "slumdog"), qui s'affrontent à distance (le premier de sa fenêtre, le second en contrebas, sur un terrain en friche), et ce, via ce qui leur sert de jouets: une clarinette pour répondre à la flûte, un singe mécanique qui joue des bongos pour répondre au tambour, tout un arsenal de déguisements et d'armes en plastique pour répondre au masque hindou et à l'arc fait maison... ce qui donne à cette escalade pleine de drôlerie, dans l'étalage de plus en plus bruyant des jouets de chacun, un petit côté Tex Avery.
Sauf que ça ne s'arrête pas là. Ici pas d'apothéose... L'enfant riche, seul dans ce grand appartement qui, lorsque l'enfant apparaît derrière les barreaux de la fenêtre, a tout de la cage dorée, n'en a pas fini avec le "poulbot". Celui-ci, s'amusant dorénavant avec un cerf-volant, qu'il est allé chercher dans sa cabane et qu'il fait danser devant la fenêtre de notre "impérialiste" en herbe, procure chez ce dernier, face à ce qu'il vit comme une provocation, le plaisir, non seulement cruel (propre à l'enfant) mais peut-être aussi déjà sadique, de détruire ledit cerf-volant et, avec lui, tout ce qu'il symbolise (l'enfance, l'amitié, la paix...). Par le biais d'un lance-pierres, pas assez précis, puis d'une carabine (à air comprimé). Le cerf-volant est ainsi abattu... l'enfant des rues, les larmes aux yeux, n'a plus qu'à regagner sa hutte. Et l'enfant riche, mine réjouie, de fêter ce qu'il croit être sa victoire, en actionnant tous ses jouets, parmi lesquels un robot, s'avançant fièrement au milieu de la pièce... Sauf que dehors retentit à nouveau la flûte du début, signe que les larmes ont déjà séché, peut-être avec l'aide du vent, qui s'est levé (signe de liberté) et qui, pénétrant par la fenêtre, vient faire tomber les jouets. Soit, au final, la défaite de l'enfant riche, lequel, dépité, préfère tourner le dos à la fenêtre.

Des singes et une flûte.

S'il est clair que Two, à travers l'opposition riche/pauvre et, ce qui caractérise encore l'Inde aujourd'hui: la juxtaposition des deux milieux (dans le film, le terrain vague et la hutte de l'enfant pauvre se trouvent juste derrière la maison où vit l'enfant riche), représente aussi l'opposition entre gagnants du capitalisme et laissés-pour-compte, voire entre membres d'une caste et intouchables, il semble aller encore plus loin dans sa deuxième partie, dénonçant, à travers l'arrogance dont fait preuve l'enfant gâté, l'attitude américaine vis-à-vis des pays du Tiers-monde. Certains ont même fait le lien avec la guerre du Vietnam, marquée en 1964 par l'entrée officielle des Etats-Unis dans le conflit. Et si le film est sans dialogue, c'est moins en hommage au cinéma muet (de toute façon dialogué) que par réaction, Ray n'ayant pas voulu, comme on le lui demandait, faire son film en anglais. Ce que montre le film, c'est avant tout l'indianitude chère à Satyajit Ray, qui, par la voie d'une petite leçon de vie, décrit la réalité sociale de l'Inde. Mais comme toujours, Ray ne s'en contente pas. Si l'enfant pauvre se révèle finalement plus joyeux que l'enfant riche, c'est parce qu'il est vrai - tel qu'en lui-même -, à la différence de son "rival", nourri (grassement) du mode de vie américain (symbolisé aussi par le réfrigérateur). De sorte que, plus qu'une charge anti-américaine (le film était quand même destiné à un public américain), Two serait l'illustration d'une menace — le film est une fable avec, donc, ce que cela sous-entend de morale: que si l'Inde a conquis de haute lutte son indépendance (feu le colonialisme de l'Empire britannique) et par-là sa liberté - incarnée ici par le joueur de flûte -, ce n'est pas pour que celles-ci (indépendance et liberté) se trouvent aliénées par un autre type de colonialisme, celui, culturel, que représente les Etats-Unis, ce à quoi renvoie l'image de l'enfant riche "singeant" à travers ses jouets l'Amérique. La beauté du film tient à la poésie avec laquelle cela est dit. 

vendredi 15 janvier 2021

La trilogie d'Apu


Le Monde d'Apu [Apur Sansar] de Satyajit Ray (1959).

"La trilogie de Satyajit Ray": un beau texte signé Frédéric El Guedj, qui fut critique de cinéma dans les années 80 à la revue Cinématographe. Ce texte y fut d'ailleurs son premier, complété par un entretien avec Shyam Benegal (Ankur, Bhumika...), cinéaste indien - de Bombay, lui, pas de Calcutta -, plus connu en Inde, comme beaucoup d'autres cinéastes indiens, que son "illustre" aîné - "Ray, rappelle Benegal, ne fait pas partie de la tradition du cinéma indien, ni même de celle du spectacle indien" -, qu'il considérait néanmoins comme le plus grand de tous (les jeunes cinéastes indiens auraient tendance, eux, à privilégier Ritwik Ghatak), parce que, dit-il encore: "Satyajit Ray, dès son premier film, m'a littéralement frappé entre les deux yeux"! Il lui a consacré un documentaire, Satyajit Ray (1984), dont on peut voir un extrait ici.

Le texte de Frédéric El Guedj:

Un art de la fugue.

La trilogie est peu fréquente au cinéma. Il y a eu Donskoï et Gorki; il y a Satyajit Ray et Banerjee. Le roman russe ou balzacien, la coulée épique ou dynastique, excède par son ampleur, le temps d'un film.
Ray raconte l'histoire d'une famille pauvre (le père célèbre des offices religieux à la demande, c'est un lecteur), de son exode vers la ville, et, par la mort successive de ses membres, sa réduction à deux individus: Apu, que l'on voit naître dans Pather Panchali, et son fils Kajal, réunis pour la première fois à la fin du Monde d'Apu. Pather Panchali et Aparajito sont tirés des deux volumes de Banerjee, mais le Monde d'Apu est un scénario original qui prolonge le parcours d'initiation au-delà de l'adolescence. Le film a généré sa fin propre, la trilogie se clôt sur une greffe, celle d'un script sur une œuvre littéraire. Une image signe cette fugue de Ray: Apu, adulte et virtuel écrivain, lâche dans le vent tiède les pages du roman qu'il abandonne [en fait, le script d'Apur Sansar est basé sur la seconde partie d'Aparijito que le film de Satyajit Ray ne traitait pas].
C'est une famille, mais Ray ne la filme jamais en bloc. Pas de scènes de repas ni de funérailles, et la seule séquence "familiale", celle du mariage avorté, met très rapidement en scène les préparatifs de l'épouse, vite découragés par la crise de folie du fiancé, introduite par des cornemuses coloniales aux accents de "For He's a Jolly Good Fellow". Enfants et adultes portent d'abord des noms et leurs titres de parenté ne sont presque jamais évoqués, comme s'il s'agissait de filmer des êtres guettés par l'isolement, qui tentent de maintenir, dans l'inquiétude ou l'insouciance, un lien qui fuit comme du sable entre les doigts. Au lieu d'un groupe régi par des lois stables, fondé sur une généalogie, trempé dans l'épreuve, Ray, juste après la vogue néo-réaliste, ne montre que des enveloppes individuelles et se fie plus à une joue collée contre une pierre, à un visage contracté par le silence, qu'à un lourd bagage social dont les seuls échos seront ici des cris d'étudiants derrière une porte.
Ni pathos familial, ni parabole sociale: Ray est limpide, et lorsqu'il veut peser, il lui suffit d'assombrir. Si le premier volet du triptyque penche vers l'impressionnisme, son lyrisme laconique s'épanouit au long des plans-séquences que viennent cueillir de rares plans de coupe. Il y place des figures d'une désolation sèche: le départ d'Apu sur le chemin, de dos, à la fin d'Aparajito; le coup de poing à la face du messager qui n'ose pas lui dire que sa femme est morte en couches.
La mort gouverne cette histoire, c'est elle qui, entre les séquences de vie, provoque tous les choix: le départ à la ville, le retour à la campagne, l'abandon de l'université, la dispersion du livre. Et la façon dont la caméra saisit la mort, vertèbre les trois films. Celle de la sœur ne se voit qu'à une immobilité et la réaction ne vient que plus tard, lorsque le père rentre avec des cadeaux pour elle. Celle du père, en revanche, est annoncée par le leitmotiv de la disparition, un essaim de cordes de sitar frottées. La mère d'Apu et ensuite sa femme meurent hors-champ, à distance. Perte après perte, il n'y a pas crescendo, mais diminuendo. C'est pour cela que la mort de la jeune épouse est peut-être la plus poignante, car elle transforme le hasard (Apu a "remplacé" le mari fou à la dernière minute, pour sauver la jeune fille du célibat à vie) en destin (alors qu'il commençait de choisir vraiment cette femme, la mort le précède). Cette mort apprise et non pas vue, c'est le fond du gouffre, qui est là, en creux. Et ce dernier choc, défalqué, évite la lassitude d'une surenchère et sape toute redondance. De plus, Apu, n'ayant pas vu sa femme disparaître, en conserve l'image intacte, ce qui introduit parfaitement l'errance morbide où il va tomber.
Dans le même sens, il n'y a pas à proprement parler de progression dramatique, mais plutôt des variations: un art de la fugue plus qu'un opéra. Le temps est fluide, inapparent. Il est tranché par la mort et, à l'inverse, se mesure aux métamorphoses d'Apu. La fin de la trilogie rend bien cet aspect d'épure: les décors deviennent abstraits, mythologiques.
La dérive d'Apu après la mort de sa femme n'est pas un exode, il n'y a plus de route, mais un espace indéfini de plaines et de montagnes, qui se resserre, lors des ternes retrouvailles avec son seul ami, dans un décor fermé, une forêt coupée et des bancs d'alluvions qui font penser à Rashomon.
Au-delà de la mort, thème majeur, qui rappelle aussi Bergman, des images jouent comme des symboles, entre autres celles du train. Train merveilleux sur la ligne d'horizon du couchant et qui fait accourir les enfants, train machine de l'adolescence, train magique qui emmène Apu vers la maison vide, et, le dernier de tous, un jouet, condensé ironique, qu'Apu offre à son fils Kajal et que celui-ci lance contre un mur. Cet objet à plusieurs faces, soudain, n'en a plus aucune. De même, le père est un inconnu, un imposteur qui a cherché à se faire reconnaître par une supercherie. Marquant la place vide de la mère et la violence de l'abandon, l'enfant, avec ses yeux lumineux et son front buté, repousse son père d'un geste qui évoque le couple plutôt que la filiation. Et lorsqu'enfin il court se blottir dans ses bras, ce n'est pas un signe de reconnaissance narcissique, c'est la naissance bouleversante d'un double, la ruée amoureuse vers un père qu'il touche pour la première fois. (Cinématographe n°92, septembre-octobre 1983)

jeudi 14 janvier 2021

Robert Wyatt


Robert Wyatt, machine (molle) à rêves.

Ces Wyatt que je préfère.

30 morceaux extraits des albums solo: (par ordre alphabétique)

- The Age of SelfOld Rottenhat, 1985
- A Last Straw, Rock Bottom, 1974
- AlienShleep, 1997
- Alifib + AlifeRock Bottom, 1974 (+ version acoustique de "Alifib")
- AllianceOld Rottenhat, 1985
- At Last I Am Free (Chic cover), Nothing Can Stop Us, 1981
- Blues in Bob Minor, Shleep, 1997
Catholic ArchitectureDondestan (Revisited), 1991, rééd. 1998
CP JeebiesDondestan (Revisited), 1991, rééd. 1998
Free Will and TestamentShleep, 1997
Gharbzadegi, Old Rottenhat, 1985
Heaps of SheepsShleep, 1997
- I'm a Believer (The Monkees cover), single, 1974
Insensatez (João Gilberto cover), Cuckooland, 2003
Just a BitCuckooland, 2003
Life Is SheepCuckooland, 2003
Little Red Riding Hood Hit the RoadRock Bottom, 1974
Little Red Robin Hood Hit the RoadRock Bottom, 1974
MaryanShleep, 1997
Mister E (feat. Karen Mantler), Cuckooland, 2003
On the Town SquareComicopera, 2007
P.L.A.Old Rottenhat, 1985
Sea SongRock Bottom, 1974
- Shipbuilding / Memories of You (Louis Armstrong cover), single, 1982
Stay Tuned, Comicopera, 2007
Strange Fruit (Billie Holiday cover), Nothing Can Stop Us, 1981
Team SpiritRuth Is Stranger Than Richard, 1975
UnmaskedA Short Break, EP, 1992
WorshipDondestan (Revisited), 1991, rééd. 1998

Bonus 1: The End of an Ear (premier album solo, 1970) + O Caroline (Matching Mole, 1972).

Bonus 2: The Peel Sessions, EP, 1987 (programme diffusé par la BBC le 26 septembre 1974).

Bonus 3: la BO de The Animals Film (1982).

Bonus 4: Robert Wyatt: le chant d'un funambule, série d'émissions diffusée sur France Culture du 2 au 6 mars 1992.

Bonus 5: This Summer NightBertrand Burgalat & Robert Wyatt, 2007.

mercredi 13 janvier 2021

[...]


I Trawl the Megahertz, Paddy McAloon, 2003.

So, I rake the sky
I listen hard
I trawl the megahertz
But the net isn't fine enough, and I miss you
A swan sailing between two continents
A ghost immune to radar

Still, my eyes are fixed upon the place
I last saw you
Your signal urgent but breaking
Before you became cotton in a blizzard
A plane coming down behind enemy lines

En complément: I'm 49. "Do you feel completely abandoned and lost?" La phrase qui ouvre la piste, on croirait entendre Robert Wyatt...

mardi 12 janvier 2021

Prefab Sprout (2)


Paddy McAloon en 2006.

Auclair... de la lune et du Moon Dog.

Philippe Auclair est, avec François Gorin, celui qui a le mieux parlé de Prefab Sprout, même s'il se montre trop sévère sur la période 1985-2003, pas tant d'ailleurs vis-à-vis des albums unanimement reconnus comme mineurs (From Langley Park to Memphis, Protest Songs, The Gunman and Other Stories) que des deux autres albums de cette période: Jordan: The Comeback et Andromeda Heights, albums pourtant splendides. Il ne retient de Prefab Sprout que celui de la première heure, le meilleur évidemment, avec ses deux chefs-d'œuvre (Swoon et Steve McQueen), et celui de la dernière période (I Trawl the Megahertz, Let's Change the World with Music, Crimson/Red), qu'il considère, cette fois, avec une bienveillance peut-être excessive (concernant surtout les deux derniers). C'est que Philippe Auclair adopte, dans son approche (romantique) de l'œuvre macaloonienne, l'attitude du "puriste". Ebloui par le premier album, Swoon, sa nouveauté, brûlante en même temps que fragile, il ne peut que déchanter par la suite, et ce dès l'album suivant, Steve McQueen, un album qui, bien qu'admirable (et admiré), pêche par son excès d'opulence (on ne serait pas étonné qu'Auclair préfère la version acoustique réalisée par McAloon en 2005, version au demeurant très belle). En cause, une sorte de pacte faustien signé avec le "diable" Thomas Dolby qui, via ses nappes de synthés et ses chœurs à étages, offre la gloire à Paddy McAloon (mais aussi ses effets pervers), en échange de son âme d'enfant-poète, celle-ci ne resurgissant qu'occasionnellement, ici ou là, dans les albums suivants... Ame longtemps égarée, donc, mais que McAloon va retrouver - l'histoire se termine bien - dans ses derniers albums, plus épurés. Parce qu'il faut du temps (et du courage: la maladie) pour rompre le pacte et récupérer son âme.

PS. On notera toutefois, concernant Andromeda Heights, que Philippe Auclair a un peu corrigé le tir, si on compare, dans le Dictionnaire du rock, le texte de la seconde édition (2014) avec celui de la première (2000). Ce qui était une "immense déception" devient simplement une "déception", Auclair ajoutant même que l'album "gagne beaucoup à être réécouté"!

Place donc au texte (celui de 2014):

Avec son nom impossible, Prefab Sprout (Le Germe préfabriqué) arrive de nulle part — le nord-est de l'Angleterre, avec sa pluie, ses autoroutes, ses usines de produits chimiques, un désert industriel où, mystérieusement, Paddy McAloon a cultivé son art secret. Fan de glam rock, de Marc Bolan en particulier, longtemps interne au séminaire catholique local, Paddy était mécano et travaillait alors avec son frère cadet Martin dans le garage de leur père, après un passage plutôt terne dans un IUT de Newcastle (Angleterre). Il a inventé ce groupe au nom bizarre et compose des chansons aux changements d'accords abracadabrants qu'il inflige à des publics de pubs qu'on imagine médusés par une telle soif d'obscurité. De façon significative, le titre de son premier 45 tours autoproduit (1000 exemplaires pressés sous le pseudo-label Candle) est un acrostiche: "Lions in My Own Garden (Exit Someone)" — les premières lettres de chacun de ces mots composent "Limoges", ville où la petite amie de McAloon était partie étudier. Chose incroyable, Prefab Sprout, qui vivote depuis 1976 en jouant des versions très personnelles de chansons d'autres artistes (y compris des Eagles...), a des fans, dont Wendy Smith qui s'improvise choriste et rejoint le groupe pour de bon en 1982. Et Keith Armstrong, le directeur d'un magasin de disques de Newcastle, qui les accueille chez son label Kitchenware l'année suivante.

Le début des années 80  voit des groupes comme Weekend et Everything But the Girl butiner des parterres de fleurs exotiques - samba, bossa, MPB (musique populaire brésilienne) - pour donner un nouveau parfum à la musique indépendante britannique, qui n'a jamais été aussi inventive qu'alors. Mais il serait vain de chercher des antécédents directs à l'ouragan de Swoon (un nouvel acrostiche pour "songs written out our necessity", "chansons écrites par nécessité"), enregistré à Edimbourg (Ecosse) pendant l'été 1983 et paru au printemps 1984. La complexité des chansons a de quoi effrayer, avec ses inversions de rythmes et d'accords, ses dissonances et, surtout, des paroles à la limite du compréhensible, écrites par un virtuose épris de rimes savantes et de faux-semblants. Certaines semblent être l'œuvre d'un enfant autiste — le cri de Couldn't Bear to Be Special, répété (crié) à l'envi, interrompu par une lugubre comptine aux accents stravinskiens ("bo bo bee, bo bee"); ou le monologue intérieur de Here on the Eerie: "It's much more beguiling than children at play / The mind meets dilemmas, with a heart in decay / How they reconcile Art with... What was I going to say?" ("C'est bien plus envoûtant que des jeux d'enfants / L'esprit affronte des dilemmes, avec un cœur qui tombe en ruines / Comment réconcilie-t-on le grand art avec... qu'est-ce que j'allais dire?"). La ballade Cruel est le sommet de Swoon, une chanson dont ceux qui la découvrent alors ont du mal à chasser le souvenir. "Cruel is the Gospel that sets us all free / Then takes you away from me / [...] If I'm troubled by every folding of your skirt/ Am I guilty of every male-inflicted heart? / But I don't know how to describe the Modern Rose / When I can't refer to her shape against her clothes / With the fever of purple prose" ("Cruel est l'évangile qui nous délivre tous / Puis t'arrache à moi / Si je suis troublé par chaque plissement de ta jupe / Cela me rend-il coupable de chaque blessure infligée par un homme? / Mais je ne sais pas comment décrire la Rose Moderne / Quand je n'ai pas le droit de mentionner la forme de son corps sous ses vêtements / Avec la fièvre de ma prose empourprée"). Des mots qui serrent la gorge: ceux d'un jeune adulte qui ne sait comment concilier la violence de son désir et le respect de l'être aimé. Où donc vit McAloon? Dans un placard? Mais alors, un placard comme celui des Contes de Narnia - une série de livres dévorés par des générations d'enfants britanniques -, un placard dont le fond cède pour que l'on accède à un univers de poésie. Swoon brûle d'un feu qui n'est pas prêt de s'éteindre. L'album est un triomphe critique. Prefab Sprout, en un disque charnière (l'un des plus significatifs des années 80, même si beaucoup lui préfèrent le suivant, Steve McQueen), a trouvé son public et - plus important - une voix unique entre toutes.

Le succès planétaire surgit avec l'arrivée du producteur artistique prodige Thomas Dolby, auteur d'un tube aux Etats-Unis ("She Blinded Me with Science", 1983). Avec McAloon, Dolby va colorier les esquisses sonores de Swoon pour trois albums élaborés avec un soin et une lenteur dignes du groupe Steely Dan: Steve McQueen (1985), le sous-estimé Fom Langley Park to Memphis (1988) et Jordan: The Comeback (1990). Prefab Sprout devient un groupe pop, et les tubes sont là pour le prouver: "When Loves Break Down" (1985), pour commencer, perce après que CBS l'a sorti à trois reprises avec des mixages différents; puis "Carls and Girls" (1988), règlement de comptes avec les obsessions de Bruce Springsteen pour "les voitures et les filles"; enfin "The King of Rock'n'Roll" (1988), écrit en quelques minutes, comptine à succès dont le couplet sans queue ni tête "Hot dog / Jumping frog / Albuquerque" devient l'une des "formules à succès" les plus étonnantes du printemps de la même année. Le romantisme si séduisant de Steve McQueen ne peut pourtant cacher combien l'influence de Dolby - grand maître des synthétiseurs - a rogné les ailes de McAloon. Nappes sur nappes de sons numériques et chœurs superposés trois, quatre ou cinq fois ont remplacé les guitares fragiles de Swoon, les claviers bon marché et les harmonies à la limite du faux de Wendy Smith, petite fille perdue dans un univers ô combien adulte. Non que les chansons elles-mêmes pâtissent de l'expansion de leur paysage sonore. Apparemment plus en paix avec lui-même, McAloon choisit de freiner sa soif du bizarre pour conquérir les hit-parades: rarement les conquiert-on avec tant d'élégance et de dignité. Il a appris à concentrer en un seul accord (avec sixte et neuvième augmentées, qu'on peut considérer comme sa signature) les cascades harmoniques de ses débuts, un art de la simplicité dont des titres comme Johnny Johnny sont un témoignage si touchant.

Prefab Sprout se retrouve prisonnier d'une bulle parfaite, où toute vie est emprisonnée à l'intérieur et qu'on n'a plus les moyens de percer. L'album suivant en sera la démonstration. Fom Langley Park to Memphis, avec sa pochette hideuse, est un disque étrange: il se veut joyeux - mais cette joie ne convainc jamais tout à fait. Que cet album, plébiscité par le grand public (500 000 exemplaires vendus en Europe en l'espace de trois mois) et maltraité par la critique, contienne certaines des idées mélodiques les plus lumineuses de McAloon (Nightingales, un des sommets absolus de son écriture) ne pèse pas lourd face à ce que nombre de fans de la première heure vivent comme une trahison. L'angoisse et la poésie de Swoon, la tendresse parfois déchirante de Steve McQueen ont disparu. McAloon a rempli le contrat qu'il s'est fixé: écrire des tubes - mais, aurait-on dit, l'esprit ailleurs. Cela ne pouvait suffire. Et qu'importe si Pete Townshend et Stevie Wonder y vont de leur couplet. Pour un peu, on croirait que Prefab Sprout a vendu son âme aux hit-parades américains. Ce qui explique les dithyrambes qui accueillent la sortie de Jordan: The Comeback (1990). L'année précédente, l'anecdotique Protest Songs, enregistré à la sauvette en 1985, juste après Steve McQueen (mais juste avant le succès de "When Love Breaks Down", qui obligea le groupe à changer ses plans), a finalement vu le jour sans s'imposer comme un "vrai" album de Prefab Sprout, malgré la présence de quelques joyaux (Dublin, Pearly Gates). Jordan: The Comeback, avec ses vingt chansons, se doit donc d'être le chef-d'œuvre tant attendu. Et, de fait, Jordan: The Comeback invoque l'esprit de Steve McQueen: son quasi identique, compositions interchangeables, harmonies séduisantes, bref, toutes les marques de fabrique exigées par les fidèles. Mais, hormis un Jesse James Bolero poignant et quelques magnifiques trouvailles mélodiques (le riff de Machine Gun Ibiza) parsemées dans un disque trop long d'une face, Jordan: The Comeback s'essouffle vite, passé la joie de retrouver un vieil ami tel qu'en lui-même.

On l'ignore alors, mais McAloon souffre en ce temps-là de plus en plus de l'isolement (pourtant recherché) auquel le succès des albums précédents l'a condamné. Dans ses interviews, il confie qu'il a le sentiment de tourner en rond, s'enthousiasmant pour d'autres projets - une musique pour un film imaginaire, Zorro the Fox, une fresque consacrée à la vie de Michael Jackson, une autre à celle de Diana, Princesse de Galles - dont on devine qu'ils ne verront jamais le jour, et dont les maquettes sont toujours rangées dans un grenier de la ferme où s'est réfugié leur créateur. Enfermé dans son studio personnel, souffrant du refus de CBS-Sony (en 1993) de publier un nouvel album qui, on le sait désormais, aurait été l'un de ses plus beaux (nous y reviendrons), McAloon perd pied, ne sortant de sa réclusion que pour offrir deux ou trois chansons joliettes à un médiocre comédien de Newcastle, Jimmy Nail (la série télévisée Crocodile Shoes, 1995). Andromeda Heights (1997), le premier disque de Prefab Sprout en sept ans est une déception, malgré l'extraordinaire beauté de la chanson [Andromeda Heights] qui donne son nom à l'album, évocation d'une "cité céleste" bâtie au plus près des étoiles. Une fois encore, Prefab Sprout, désormais réduit à Paddy et à son frère - Wendy Smith se retirant de la scène aussitôt l'enregistrement achevé et Neil Conti n'ayant jamais été qu'une pièce rapportée -, au bout du compte, est trahi par un son et quelques voix de production artistique qui masquent les aspérités de la musique de son leader. Se produisant à la télévision britannique pour promouvoir son nouveau bébé, McAloon, empâté, assoupi, prend un malin plaisir à démolir son album, expliquant que, de toute façon, à côté de Ravel, il ne pèse pas bien lourd. Le nouveau simple, A Prisoner of the Past sonne comme une pâle copie des plages les plus anodines de Jordan: The Comeback, un tube radiophonique sans muscle, sans chair et sans âme. L'album - qui gagne pourtant beaucoup à être réécouté - est poliment oublié après que la frustration des fans l'a porté au n°7 du hit-parade britannique. Celui qui le suit rapidement, une excursion dans le Far-West de McAloon, The Gunman and Other Stories (2001), se laisse écouter et contient une chanson dont Jimmy Nail avait fait un tube, Cowboy Dreams. On espère alors que cette note country en bas de page de l'œuvre baroque de Prefab Prout a servi de thérapie à McAloon. Ce qu'on ignore alors, c'est que l'âme de Prefab Sprout souffre déjà dans sa chair. Devenu quasi aveugle à la suite d'une rare maladie de la rétine, opéré des yeux à trois reprises, il compose et enregistre une longue suite orchestrale en neuf parties, dont le langage musical est bien plus proche de Poulenc et des minimalistes américains que du rock'n'roll, et qui est publié sous son propre nom en 2003 sous le titre I Trawl the Megahertz. McAloon a passé beaucoup de ses nuits blanches à voyager sur les ondes courtes de sa radio, glanant au passage les phrases d'inconnus, lesquelles servent de base au récitatif-poème narratif (dit par l'actrice américaine Yvonne Connors) qui sous-tend cette œuvre étrange et envoûtante, souvent bouleversante: l'autobiographie d'un homme brisé par la maladie, sauvé par la musique et sa capacité de s'ouvrir à la souffrance des autres. Cet album venu de nulle part contient même une vraie chanson, Sleeping Rough, qui fait espérer un prompt retour de Prefab Sprout, un espoir aiguisé par la sortie d'une version acoustique de Steve McQueen en 2005. mais il faut attendre 2009 pour que le nouvel album, tant attendu - Let's Change the World with Music - soit offert au public; il s'agit en fait des maquettes que McAloon avait réalisées, seul, après la sortie de Jordan: The Comeback, et qu'il a mises en forme et nettoyées à l'aide de logiciels plus modernes avec le concours de son fidèle ingénieur du son Calum Malcolm. On apprend alors que McAloon souffre également, depuis des années, de la maladie de Ménière, laquelle affecte l'oreille interne et se manifeste par des acouphènes insupportables. L'existence de cet album est donc un miracle en lui-même. Et, pour les fans du groupe, un miracle tout court. Malgré un son qui renvoie tout droit aux productions électroniques des années 90, et une réalisation qui ne cache pas grand-chose des origines modestes de ces chansons, Let's Change the World with Music est une merveille, qui recèle quelques unes des plus belles créations de son auteur, dont God Watch Over You et Earth: The Story So Far. La thématique religieuse - plus précisément, catholique - qu'on décèle en filigrane dans la quasi-totalité des chansons de cet album doit être la seule raison qui puisse expliquer comment ces mélodies et ces textes ont pu être rejetés par la maison de disques de Prefab Sprout seize ans plus tôt; si on peut parler d'explication. Car il s'agit de musique qui, comme l'a dit Ray Charles, "est allée à l'église"; en un mot, de la soul. L'accueil critique fait à cet album est remarquable; le public suit: combien d'albums réunissant des maquettes ont-ils jamais pénétré dans le Top 40 au Royaume-Uni? Sa sortie suscite une foison d'articles dithyrambiques dans le monde entier, souvent accompagnés d'interviews avec le "génie" dont on célèbre le retour, et dont le visage est désormais orné d'une longue barbe blanche, et qu'on sent, malgré le calvaire qu'il a enduré, qu'il est plus en paix avec lui-même maintenant qu'à quelque autre stade de sa vie.

McAloon vit en 2013 entouré de sa femme et de leurs trois filles dans un coin reculé du comté de Durham (Angleterre), sans voiture (Paddy n'a pas le permis de conduire), sans Internet, mais n'est pas pour autant un misanthrope ou un reclus. Il continue de travailler dans son studio, en jouant à faible volume, bien sûr. Il a livré fin 2013 Crimson/Red, le plus bel album de Prefab Sprout depuis Steve McQueen. McAloon y joue de tous les instruments; la voix est intacte, le sens de la formule qui fait mouche en une rime ou un changement d'accord aussi.

  (album solo de Paddy McAloon, réédité en 2019 sous le nom du groupe)
Crimson/Red (2013)

Autres albums:

Pour conclure

A Tatiana, qui le jour de la Sainte Tatiana me demande quels sont mes albums préférés de Prefab Sprout, j'ai répondu: Swoon, Steve McQueen, Jordan: The Comeback (comme auraient répondu la plupart des fans)... puis Andromeda Heights et I Trawl the Megahertz.
Je pourrais formuler différemment ma réponse en imaginant le meilleur de Prefab Sprout sous la forme d'une comète. La comète McAloon. Avec:
— un noyau, constitué de Swoon, Steve McQueen et Jordan
— une chevelure, formée à partir des quatre dernières chansons d'Andromeda Heights
— et une queue, correspondant à la longue pièce (d'esprit ravélien) qui ouvre I Trawl the Megahertz.