lundi 31 mai 2021

Bêta max

Mandibules de Quentin Dupieux (2021).

Le signe du Taureau.
 
D'où elle sort cette mouche? Du coffre d'une vieille Mercedes déglinguée, immatriculée en Suisse, équivalant pour Dupieux à quelque chose d'encore plus vieux que l'Audi du Daim, une sorte de survivance préhistorique, quelque part dans le canton de Vaud, côté Jura... Et qui dit Jura dit "jurassique", le temps des dinosaures, qui fait de la mouche géante de Dupieux une vraie mouche préhistorique, semblable aux mouches de cette époque qui possédaient encore des mandibules. Pas la mouche carnassière avec sa supertrompe, mais la bonne vieille mouche domestique, taille XXL, sortie non plus d'un coffre de voiture, mais du fond des âges... Bref, une mouche "spielbergienne", qui convoquerait à la fois Jaws, par son titre, la mouche mangeuse de..., même si les mâchoires-mandibules on ne les voit pas, et donc Jurassic Park pour le côté dinosauresque... Sauf que tout ça est mitonné à la sauce dupieussienne, qui fait que les aventures de Manu et Jean-Gab, les deux décérébrés (joués par Grégoire Ludig et David Marsais, le duo comique de Very Bad Blagues) n'ont rien de spielbergien. C'est qu'en fait, eux, mais pas seulement eux (ils ne sont que la part la plus grotesque de tout ce qui gravite — humainement — autour de la mouche, seul être qu'on peut qualifier d'intelligent dans le film), sont raccord avec l'aspect crétino-crétacé de l'histoire.

Mandibules serait dès lors comme du Spielberg en négatif, de la SF à l'envers: la rencontre de deux hommes intellectuellement limités et d'une bestiole au QI autrement plus élevé. Deux "Cro-Magnon" (je confonds les périodes à dessein) qui ont "capturé" une mouche gigantesque (qui pourrait aussi être le résultat d'un accident de laboratoire, comme dans Tarantula! de Jack Arnold) — comment? avec disons le "vinaigre" de leur bêtise —, une mouche nommée Dominique qui se comporte comme un animal de compagnie, mais que nos deux "bas du front" ont dressé à des fins malhonnêtes: en faire un drone — sans piles —, objet "volant" non identifié", pour gagner/voler de l'argent sans avoir à se déplacer, l'important dans le programme étant moins le gain par lui-même que le fait qu'il n'y ait plus à se bouger pour obtenir ce qu'on désire, juste (télé)commander ce drôle d'engin, comparable à un singe avec des ailes (quand bien même celui-ci ne ramènerait que des bananes). En ce sens, Mandibules peut se voir aussi comme une critique, via Dominique la domestique, de notre rapport à la domotique. Y voir surtout un éloge de la paresse, mieux: de l'oisiveté — les oisifs de Mr. Oizo. Pas au sens oblomovien du mot (la paresse absolue — ne rien faire du tout) mais comme réponse au "dogme du travail", la quête d'une certaine jouissance à ne pas travailler et vivre de rien, ce qui, en fait, suppose une réelle activité (monter des plans foireux qu'il faut réajuster en permanence) pour atteindre cet "état de bonheur".

Reste qu'on ne voit toujours pas les mandibules. On les devine chez Dominique mais rien n'est sûr. Peut-être que finalement elle les aspire ses aliments (qu'il s'agisse de Ronron pour chats ou de...) comme le ferait une mouche "normale". C'est que la mandibule ne sert pas qu'à mastiquer, elle sert aussi à produire des sons, autrement dit à parler et même à crier, comme Agnès, la pseudo-dingue interprétée par Adèle Exarchopoulos qui hurle quand elle parle depuis son accident de ski (les détracteurs du film, les "positivistes", qui se sont ennuyés à mourir, diront que ça sert également à bâiller... quitte à se décrocher la mâchoire). Et c'est un fait: on parle beaucoup dans Mandibules. Mais un langage pauvre, limité à une petite centaine de mots, des mots qu'on mastique, qu'on aboie (Agnès donc) comme si on parlait à un chien, des mots surtout qu'on malmène (les deux z'héros), dans des phrases inachevées et souvent approximatives, au niveau syntaxe et vocabulaire, phrases scandées par le "check du Taureau", écho au check des Chivers dans Steak, et plus loin, le fameux "Shakespeare-Longfellow" de Laurel et Hardy... Un langage non pas réduit à l'essentiel, à sa plus simple expression (on n'est pas chez Bresson), mais bel et bien abâtardi... Et pourtant, qu'on aurait tort de prendre pour une simple satire du parler djeune.

C'est plus en deçà qu'il faut aller chez Dupieux pour saisir ce qu'il en est de son esthétique du pauvre, de ce cinéma de la "marge" et de l'infra, que la "bêtise" des personnages permet d'exprimer au mieux. Quelque part, entre la lalangue (pour parler lacanien) et la novlangue, en passant par le virelangue... Avec la dimension poétique qui s'en dégage, celle qui naît d'un tel brassage. Le langage dans le film n'est pas hors-sens ni saturé de sens, il produit un sens autre, qui relève moins de l'intellect que du sensible, quelque chose d'assez physique: tous ces mots qui percutent le corps (ainsi lorsqu'on écoute parler Adèle E.). Des percussions qui sont comme autant de ponctuations poétiques, au même titre que le phrasé monocorde des deux personnages principaux. Osons la comparaison: le parler de Manu et Jean-Gab c'est un peu la version "modernisée" du grognement homo sapien: une sorte de pré-langage, entre le non-langage de la mouche et le langage courant que parlent les autres personnages, ceux de la villa notamment. Quant au "check", il est comme une rime. C'est aussi un code, un signe de reconnaissance, d'appartenance à un groupe, ici un groupe de deux... Ou bien le "H" dans la langue des signes.

Moins conceptuel que les premiers films de Dupieux, moins "déréalisant" que Wrong ou Réalité, moins désopilant que le Daim, Mandibules marque une étape dans la filmographie du cinéaste, au sens où il semble pousser à l'extrême l'idée de bêtise comme représentation d'un état primaire, qui ferait alors du check l'équivalent d'un tag à l'âge de pierre, rappelant l'art rupestre, mieux, magdalénien: une tête de taureau gravé sur la paroi d'une grotte... On n'est plus dans le vintage. L'aspect "betamax" de l'image dupieussienne a été nettoyé (la photo est moins terne que dans les précédents films), pour mieux faire ressortir la dimension fondamentale de l'idiotie. Et l'angoisse? Dupieux en avait fait le sujet de son film Réalité, sans qu'elle se donne à voir véritablement. Là, au cœur même du film, suspendant un court instant l'idiotie qui le traverse, une jeune femme, face à l'horreur de la Chose, reste pétrifiée. C'est le Réel dans toute sa violence qui subitement lui apparaît. L'avènement est si violent qu'il la paralyse — le regard fixé par les yeux de la chose —, incapable pendant quelques secondes de sortir le moindre son, avant que le cri enfin jaillisse, cri à effet thérapeutique (plus que l'injection qui suivra) à défaut d'être libérateur... Qu'est-ce qui s'est exprimé durant ces quelques secondes d'effroi (l'effroi au sens ancien d'inquiétude, surgie brutalement et d'emblée maximale) sinon l'angoisse foncière, ici démultipliée, angoisse dont se trouve par contre protégé (du moins en partie et chez les plus idiots) le héros dupieussien. Ainsi nos deux lascars (de Lascaux) qui eux aussi avaient été confrontés à la terreur du Réel, lorsqu'ils avaient ouvert — telle une boîte de conserve qui n'avait rien de Pandore — le coffre de la Mercedes, et que la vision de la mouche n'avait déclenché en eux qu'un simple effet de surprise, l'idiotie fonctionnant comme carapace...

Il y a dans Mandibules une dimension orale dont témoigne la mouche qu'on passe son temps à nourrir, à la manière d'un gros bébé, la rendant vorace, en même temps que s'instaure tout un jeu avec le langage. Manger, parler, la jouissance se situe à ce niveau. Elle fait appel aux maxillaires, on l'a vu, sans quoi rien ne fonctionnerait. Mais où sont-elles ces foutues mâchoires, ces mandibules qui donnent son titre au film? C'est qu'elles sont le lien entre l'effet carapace de l'idiotie et la jouissance orale. Sans trop dévoiler, je dirai qu'en dehors du coffre de la voiture, il y avait un autre coffre, plus petit, un coffret, la petite valise que Manu était chargé initialement de livrer, sans chercher à savoir ce qu'il y avait à l'intérieur (une sorte de Macguffin), valise qui réapparaît à la fin. Et que dans cette valise se trouve ce qui "éclaire" le sens du titre, objet ingrat bien que brillant (comme un diamant), qui restera caché au regard de Manu mais provoquera chez lui, tel l'agalma (dans sa forme la plus archaïque), le désir hédonique d'une vie édénique, seul avec son ami Jean-Gab. Parce que le bonheur, dans le fond, c'est tout bête...



Résumé des épisodes précédents: .

mardi 25 mai 2021

Eloge de la fabrique

L'Île au trésor (2018) / À l'abordage (2020) de Guillaume Brac.

Amours et aventures sont le support vivant et coloré d’une interrogation sur la "morale du monde" et ses formes d’expression. 
Madeleine de Scudéry

Le "Ro-Ro".

Si le cinéma de Brac, on l'a suffisamment répété, emprunte à l'art de Rohmer et à celui de Rozier (avec pour dénominateur commun ce côté "stevensonien" dans la manière de conduire un récit), À l'abordage, par son titre piratesque, qui fait suite au bien-nommé l'Île au trésor, semblerait plus proche de l'auteur des Naufragés de l'île de la Tortue que de celui de Conte d'été (c'était l'inverse avec... Contes de juillet). Semblerait, car on ne retrouve pas chez Brac la même ampleur fictionnelle que chez Rozier, la même impression forte d'un temps suspendu — le temps de l'évasion —, comme un rêve éveillé... soit la part d'utopie, defoesque pour le coup, qui fait de "l'île" roziérienne une sorte de contre-société... Chez Brac, le principe de réalité demeure, faussé mais présent, de sorte que le rêve se réduit plutôt à une "illusion" dont il faudra guérir. Une façon de revenir à Rohmer, à ses habituelles (et jubilatoires) intrigues centrées sur la question du désir, intrigues faites de chassés-croisés et de faux pas, de hasards et de possibles... mais appliquées ici a minima, comme des devoirs de vacances, où se mêle au sérieux exigé une tendance (inévitable) à la folâtrie. Façon aussi de se libérer de la référence et de ses écueils quand on en abuse. S'il y a du Rozier chez Brac, c'est au même titre qu'il y a du Rozier chez Thomas, Stévenin, les premiers Larrieu ou Peretjatko... Pareil pour Rohmer, qu'on retrouve (à des degrés divers) chez des cinéastes comme Mouret, Hers ou encore Pariser.
En fait, le charme des films de Brac tient moins aux deux références prises isolément (Rohmer et les subtilités du discours amoureux, Rozier et les aléas de l'aventure) qu'au drôle de cocktail — le "Ro-Ro" — que constitue le mélange des deux. Avec cette particularité qu'au fil du temps et des films que Brac réalise, construisant ainsi son œuvre, les références tendent à s'effacer au profit d'un seul et même univers, parfaitement identifiable, qu'on qualifiera de "braquien" et qui, dans À l'abordage, voit par exemple le "Ro-Ro" s'incarner dans les deux personnages noirs du film: Felix dont le bagout, le goût de la discussion (même s'il s'agit là de banalités) et — son corollaire — le goût de la drague, font écho aux films de Rohmer, mais un Rohmer dérohmérisé (puisque le personnage est socialement, ethniquement, le contraire du héros rohmérien); Chérif dont la bienveillance, le côté relax et la couleur de peau (invitant au voyage, évoquant aussi l'idéal "pyrate" d'une communauté démocratique et égalitaire), font écho aux films de Rozier, mais un Rozier déroziérisé (puisque le personnage, la prudence même — sujet aux otites il ne se risque pas à la baignade —, est à l'opposé du héros roziérien). Exit Rohmer et Rozier, c'est bien à du Brac qu'on a affaire...

Le "Fort-Da".

C'est aussi que le film, prolongeant l'Île au trésor (beau passage du documentaire à la fiction) ne forme pas un tout, au contraire d'un Rohmer (et sa dimension dialectique) ou d'un Rozier (telle une "parenthèse enchantée"). Félix et Chérif, les deux amis, ainsi qu'Edouard, le petit Blanc ronchon qui les a conduits en covoiturage de la Capitale à la Drôme (il fait l'expérience du bla-black-car), pourraient être les grands frères des enfants de l'Île au trésor, ces enfants qui passent leurs dimanches sur une base de loisirs de la région parisienne. Eux-mêmes sont encore des "enfants", qui se comportent comme tels (du moins au début), Felix comme un "toutou" avec sa belle, Chérif comme un "nounours" avec la jeune femme et son bébé (il sert de baby-sitter), Edouard comme un "chaton" avec sa maman.... L'abordage est à ce niveau, à l'image du petit spectacle joué par la saltimbanque, déguisée en pirate et criant "à l'abordage!", pour le grand plaisir des enfants... Ce n'est pas seulement hisser le pavillon noir pour "accoster" des filles ou se bagarrer à cause de l'une d'elles, comme s'il s'agissait d'un butin (cf. la séquence de canyoning), c'est aussi savoir grandir: surmonter la frustration, dépasser ses inhibitions, couper le cordon avec la mère... Et ça c'est universel, quels que soient le statut socio-culturel, l'origine ethnique, la question raciale restant ici au second plan... Non pas qu'elle soit secondaire mais qu'elle ne se pose pas en ces termes, de manière aussi frontale, comme dans tous ces films français à la trame lourdement sociologique. (Le problème au départ pour Edouard n'est pas que Félix et Chérif soient noirs mais qu'ils se soient faits passer, via blablacar, pour Félicia et Chérifa: deux filles à covoiturer.)
Le plus beau est ailleurs. Des trois personnages, il y en a un qui se révèle central, et ce n'est ni Félix, ni Edouard, mais Chérif. Il n'est pas anodin que l'affiche du film le représente, lui, avec le bébé. Non seulement parce que le bébé en question n'est autre que la propre fille de Guillaume Brac (née entre l'Île au trésor et À l'abordage, elle fait la transition entre les deux films), mais surtout parce que, au-delà de cet aspect intimiste, le film nous livre une scène merveilleuse, celle où Chérif au bord de la rivière, dans son rôle de garde-bébé, joue avec la petite: une scène de "Fort-Da" (ou son équivalent, il me plaît de le voir ainsi), ce fameux jeu qui voit l'enfant attraper et rejeter l'objet que Chérif lui tend — fort/da = là-bas/là — pour signifier l'absence de la mère (elle est partie se baigner), en même temps qu'une forme d'agressivité vis-à-vis de celle qui l'a laissé toute seule... Ce qu'il y a de beau n'est pas la référence à Freud évidemment, mais que ça résonne du côté de Chérif, le "gros bébé" du film, qui fait des otites comme les enfants (dixit la jeune mère) et qui lui non plus, passé le plaisir de jouer à la baby-sitter, ne saurait s'accommoder de ce rôle, qui lui rappelle finalement, question filles, sa solitude de "galérien".
Allons plus loin. La scène n'est-elle pas emblématique du film dans son ensemble, justifiant que l'affiche s'y réfère? Le sentiment de l'absence, concernant la personne à laquelle on est/on s'est attaché, la personne aimée ou simplement désirée, et dont on sait devoir se séparer, parce que c'est dans la logique des choses, ou bien parce qu'on s'est trompé sur la personne, ou encore parce que la rencontre, sujet par excellence, ne peut être que sans lendemain, fait naître une angoisse, qui se manifeste bien avant la séparation, comme une anticipation de ce qui doit arriver, en même temps qu'on cherche à la conjurer. Participer à un karaoké, "lâcher prise" comme on dit, relèvent de ces petits moyens pour faire tomber momentanément l'angoisse. À l'abordage accumule de tels moments allégeants (monter un col à vélo en est un aussi), mais l'angoisse est bien là derrière, qui s'exprimera plus fortement encore le moment venu, soit à la fin du film — attention, je divulgâche -, quand Félix préfère dormir à la belle étoile (pour oublier Alma et ses caprices de petite fille — il en retrouvera vite une autre), Edouard s'occuper des sanitaires du camping (pour ne pas retourner tout de suite chez sa mère, qu'on devine possessive — tant pis pour les rideaux) et Chérif, dans un dernier plan magnifique, regarder silencieusement la femme au bébé, avec qui il vient de passer la nuit et qui est là, allongée près de lui, le regardant elle aussi alors qu'il lui caresse tendrement le bras — le plan est imprégné d'une mélancolie d'autant plus poignante que l'instant ne se revivra probablement jamais).

PS. Voir À l'abordage avec un an de retard, au sortir d'un nouveau confinement, crée un sentiment particulier (le même qu'à l'écoute du dernier album de Chevalrex, Providence): au-delà de ce qui fait la réussite du film, un mélange, presque enivrant tant ça manquait, de fraîcheur et de bien-être, comme si l'on retrouvait son bateau et le grand large (bon j'ai vu le film sur petit écran, mais quand même) après des mois de cale-sèche.

Bonus: Harlem River (sur le générique de fin), la chanson de Kevin Morby dont on sait par ailleurs le goût pour le jazz éthiopien.

lundi 17 mai 2021

Il est fort Chabrol...


Les Bonnes Femmes de Claude Chabrol (1960).

Le fétiche de Madame Louise.

Il y a des films où le récit et la mise en scène s'affrontent, à la loyale, sans qu'on y prenne garde, parce que de force sensiblement égale. Les meilleurs films de Chabrol sont de ceux-là, et dans le cas des Bonnes Femmes, qui est un des meilleurs Chabrol, on n'est pas loin de l'équilibre parfait. C'est dans ce type de film — moderne mais non moderniste, qui ne jette pas le bébé (en celluloïd), nourri au bon lait de la cinéphilie, avec l'eau jaunie, croupissante, du bain traditionnel, celui dans lequel on a barboté trop longtemps — qu'on repère la pièce qui assure l'équilibre du film, cette pièce, essentielle, qui en constitue le centre. Pas le point de convergence (nécessairement fuyant) du film, mais un axe autour duquel s'organise le récit. Dans les films où le récit conserve toute sa force, il s'agit généralement d'un personnage, qu'on dira central, qui n'est pourtant pas le héros, ni un des personnages principaux... c'est un personnage secondaire, en retrait mais qui joue un rôle important.
Dans les Bonnes Femmes, le personnage central c'est Madame Louise — la vraie bonne femme du film —, la caissière du magasin d'appareils ménagers où travaillent comme vendeuses les autres "bonnes femmes" (toujours au pluriel et sur le mode exclamatif, comme on dit "ah, les bonnes femmes!", "on" correspondant aux bonshommes)... les quatre jeunes femmes que sont Jane (Bernadette Lafont), Jacqueline (Clotilde Joano), Ginette (Stéphane Audran) et Rita (Lucile Saint-Simon). Le magasin a réellement existé, c'était la "maison Belin anciennement Vainqueur", situé à Paris dans le 11e, et qui là fait office de "province" pour les jeunes femmes, petites Bovary attendant (avec toute la lassitude qu'il convient) la fin de la journée, avant de retrouver la "vraie ville" (la vraie vie?) où elles peuvent enfin se distraire: dans un cabaret, au zoo ou à la piscine, oubliant pour un temps le vide de leur existence. A première vue, le rôle de Madame Louise se limite au pittoresque du personnage (joué par Ave Ninchi, actrice italienne à la filmographie abondante), à l'image de Monsieur Belin, le patron du magasin (Pierre Bertin qui, en bon théâtreux, en fait des tonnes), sauf que le personnage de la caissière est plus sobre, qu'il occupe le "centre" du magasin (au contraire du patron, confiné dans son bureau), entouré des quatre vendeuses, et qu'il possède une carte maîtresse en matière de récit: un objet mystérieux, ce fameux "fétiche", gardé jalousement, source de moquerie autant que de curiosité de la part des jeunes femmes. Je n'en dirai pas plus sinon qu'il joue le rôle du MacGuffin, ce qu'il n'y a pas lieu non plus d'expliquer puisque c'est un MacGuffin. On se contentera de rappeler qu'en 1960 le MacGuffin n'avait pas la réputation qu'il a acquis par la suite. D'ailleurs Chabrol et Rohmer n'en parlent pas dans leur livre consacré au maître (1957). C'est que le fétiche de Madame Louise n'est pas qu'un MacGuffin. S'il est "dévoilé" aux deux tiers du film, comme s'y employait parfois Hitchcock, c'est qu'il a aussi une autre fonction qui le démarque du simple gadget, lequel n'a jamais suffi à garantir la réussite d'un film (manipuler le spectateur est un moyen pas une fin en soi). Il n'a rien non plus du "hareng rouge", intrigue secondaire, développée dans le seul but de détourner l'attention du spectateur (et ainsi le surprendre quand arrivera la fin).
Le fétiche ici est un motif. Pas un leitmotiv, qui, ressassé, conduirait le récit jusqu'à son terme, ni le "motif dans le tapis", dont la recherche serait l'enjeu même du film plus que sa découverte... non, juste un fétiche, mais au double sens du mot, à la fois freudien et magique. Qui allie, à travers le personnage énigmatique du motard (Mario David), à la masculinité trouble et grotesque (cf. la scène du restaurant où il fait le pitre), personnage en cela typiquement gégauvien, comme le ton général, très sarcastique, du film... qui allie donc la dimension sexuelle du fétiche (ici l'attirance pour les "longs cous") et son caractère surnaturel (l'ubiquité du personnage, surgissant à tout moment, comme par enchantement). Le fétiche, sous la forme d'un morceau de tissu, aux couleurs de sang séché, sur lequel se trouverait "inscrite", tel un signe prémonitoire, la dernière partie du film. Le fétiche de Madame Louise ne serait rien d'autre que cela: un code secret — peu importe la formule — qui, imperturbablement (c'est tout l'art de Chabrol), ferait passer le film de la chronique faussement naturaliste à du pur Fritz Lang, via la question du mal, à laquelle bien sûr Chabrol ne répond pas, préférant témoigner, en bon moraliste (langien) qu'il est, de l'incompréhensibilité du mal et ce, par le regard qu'il y pose, la figure du mal chez lui n'apparaissant jamais nettement, comme si Chabrol, dès que le mal commençait à prendre forme, retirait ses grosses binocles, nous le rendant ainsi indiscernable. D'où le trouble, d'où l'inquiétude — et non la peur — allant grandissant à mesure que le film avance, jusqu'à son finale à l'étrange mystique. Là-bas, sous les grands arbres.

mercredi 12 mai 2021

[...]

— Mes Cahiers du cinéma n°11.

Photo: Adieu au langage de Jean-Luc Godard (2014).

Les Cahiers: 1980-2010 (2ème partie)
Note sur Lothringen! de Straub-Huillet

Trois Godard
Sur les trois "derniers films" de Jean-Luc Godard:
Film SocialismeAdieu au langage, le Livre d'image

L'Orient, le vrai
Youssef Ishaghpour: Le crépuscule de l'Orient
(les Joueurs d'échecs de Satyajit Ray)

Arch
ives
Le premier désir: Douleur et Gloire de Pedro Almodóvar

Kiarostami: les années Kanoon


lundi 10 mai 2021

Les Joueurs d'échecs


Les Joueurs d'échecs de Satyajit Ray (1977).

D'Abbas Kiarostami à Satyajit Ray, il n'y a qu'un pas, facile à franchir tant beaucoup de choses rapprochent les deux cinéastes, qui touchent non seulement à leur polyvalence artistique (de la peinture au cinéma en passant par la photographie...) mais surtout au rapport qu'ont leurs films à l'enfance (de l'enfance de l'art à l'art de l'enfance) ainsi qu'à l'Occident... Après le texte de Laurent Roth sur Kiarostami, voici un extrait du livre sur Ray — plus précisément les Joueurs d'échecs —, écrit par Youssef Ishaghpour, lequel d'ailleurs, ce n'est pas un hasard, a aussi écrit sur Kiarostami...

Le crépuscule de l'Orient.

(...) Dans le Tigre du Bengale, cette merveilleuse fantaisie sur la rencontre de l’Orient et de l’Occident, le Maharajah disait à l’architecte allemand que le "temps de l’Inde c’est l’éternité": c’était le temps de l’Orient. Dans les Joueurs d’échecs, on voit la sortie hors de l’éternité, une tombée dans l’Histoire: la chute de l’Orient. Cependant il ne s’agit réellement ni d’une entrée dans l’Histoire, ni dans le temps historique, mais dans une irréalité encore plus patente. Daryush Shayegan a appelé cela "être en vacance dans l’Histoire": une décadence captieuse qui a caractérisé l’Orient après ses siècles de grandeur et de faste.
Cette manière d’"être en vacance dans l’Histoire" est celle des joueurs d’échecs ici, et elle commande toute la construction du film: en elle consiste son contenu de vérité. En général les films historiques servent à raconter des romances en costume sans lien véritable avec "la toile de fond de l’Histoire". Parfois, pourtant on voit l’événement historique s’emparer de la vie des gens ordinaires, la bouleverser et aboutir à une destruction ou à une forme de conscience nouvelle. Rarement, on s’installe directement dans la perspective des acteurs de l’Histoire. Dans les Joueurs d’échecs il y a, de force égale, l’événement historique avec les figures qui y sont en jeu, et le jeu d’échecs des joueurs. Le film se situe lui-même dans l’éloignement, la distance: une sorte de neutre de l’Histoire, d’objectivité de discours, de document et de cinéma. A l’intérieur de ce neutre, non dépourvu, à l’occasion, d’ironie et de charge, différents registres se distinguent: celui pathétique, irréel, poétique, pour le roi; celui tendu et efficace pour le général: et comme lien entre le ton neutre du "discours" du film et le sérieux de l’Histoire, le registre spécifiquement comique des joueurs d’échecs.
On n’a pas de romance, de psychologie, d’action, de drame, de tension, ni un climax, un centre, une continuité et une clôture, mais une forme libre de la narration extensive. Dans cette multiplicité de tons et cette narration éclatée et hétérogène se rencontrent quelque chose de très moderne et les formes anciennes de la narration orientale. Ce qui exige un art consommé de la narration, transforme les acteurs en pièces de jeu, et leur demande une interprétation appuyée pour en faire des "types" entiers immédiatement reconnaissables.
Entre le jeu d’échecs — une création indienne, comme le dit un ami des joueurs qui craint pour son pays le pire — et l’événement historique, il se tisse ici un lien cryptique, un subtil et amer rapport de parodie. Tandis que se livre un combat historique — l’échec au dernier roi de l’Inde —, les joueurs s’adonnent à des batailles sur un morceau de tissu avec des pièces en ivoire. On ne voit jamais une partie, mais les conditions de possibilité du jeu, qui n’ont rien de facile. L’unique préoccupation des joueurs, au long du film, consistera à imaginer des stratagèmes pour rendre le jeu possible, avec des moments de comique superbes, comme chez l’avocat mourant, ou le jeu avec les tomates, les noisettes et les pommes, en guise des pièces qu’"on" leur aura dérobées. En fait les empêcheurs de jouer ne sont pas, comme on pourrait s’y attendre, les Anglais, mais les femmes de ces seigneurs — l’une délaissée, l’autre ayant pris un amant — qui finissent par les chasser de leur maison et les obliger à aller jouer dans un village en ruine, tandis que les Anglais occupent Lucknow. Le jeu d’échecs est pour eux, comme la musique, la poésie et la danse pour le roi: la passion de l’inutile, l’irréalité de la décadence, leur vérité. Mais qu’est-ce que le film lui-même, sinon un jeu avec des figures et la passion de l’inutile et de l’irréel: la danse, la musique et la beauté du visible?
Une telle passion de l’inutile est aussi présente dans le Salon de musique, où la musique conduit à la ruine. Mais est-ce vraiment la musique? Ou bien, comme nous le verrons, celle-ci offre-t-elle l’enjeu d’une "inutilité" plus fondamentale? Car on n’a jamais montré ainsi "la lutte de pur prestige entre le maître et le serviteur jusqu’à la mort", dans ce qu’il a d’immédiat comme dépense somptuaire. Mais le roi d’Oudh vit en dehors du combat. En poète. Il a introduit à la cour cette danse kathak, qu’on voit aussi dans le Salon de musique, où la danseuse vient de Lucknow. Mais là, la danseuse a un air un peu agressif, tendu, polémique même comme la lutte de prestige entre le "prince" et le capitaliste; elle fait une démonstration de virtuosité, la conscience de sa suprématie s’inscrivant dans son sourire figé, dans la performance de ses gestes.

La reprise de cette danse dans les Joueurs d’échecs — et du miroir derrière la danseuse, comme du grand lustre derrière la tête du roi, lorsqu’il chantait — ont une fonction d’autoréférence pour Satyajit Ray, comme des citations du Salon de musique. Mais ici la danseuse, et aussi les mouvements de la caméra, sont plus gracieux, plus doux, plus immatériels, plus aériens: aussi transparents, légers et irréels que la mousseline jaune pâle qui entoure la tête et tombe sur les robes de la danseuse. Les toilettes des femmes, les vêtements des musiciens, le décor de la salle sobrement incrusté, les vides de l’espace, le visage bouleversé du roi, son geste caressant le chat siamois sur ses genoux..., tout ici a la même irréalité que la danse. Toute matière est devenue grâce, et le monde, dépouillé de son poids et de son ombre, pure couleur et lumière.
Mais d’imperceptibles mouvements de la caméra vers le visage du Premier ministre et des mouvements reprenant son regard vers le roi sont des contrepoints à cet irréel hors le temps. L’horloge sonne, la salle se vide et le Premier ministre dit: "Votre Majesté, vous ne portez plus la couronne." Et Satyajit Ray a le génie de rompre tout cela, sans développement, pathos ou psychologie, et de le remplacer par la "culture" du peuple, sanglante, cruelle et bruyante: un combat de moutons aux noms des héros mythologiques de la Perse.

Si les Joueurs d’échecs sont à l’image du livre des livres: Les Mille et Une Nuits — un certain Orient dans son essence, ce mélange de l’Inde, de la Perse et de l’Arabie, comme Lucknow —, ce n’est pas seulement à cause des minarets et des coupoles, au loin sur le ciel de crépuscule, ou pour sa forme de narration libre, mais aussi par cette scène de danse, d’où se dégage tout l’émerveillement qui fait la substance des Mille et Une Nuits et du monde la miniature persane et de sa transformation dans la peinture moghole: l’irréalité du songe. Toute la beauté visuelle de ce film — si particulière dans l’œuvre de Satyajit Ray — vient de la tradition de cette peinture moghole et de l’école de Lucknow; peinture liée directement à la vie des nobles et des rois: la somptuosité des tissus, la préciosité des objets et cette présence forte de la couleur, en Inde, sur les murs, les vitres, les vêtements et les toilettes des femmes. Si pour les Anglais, comme avec leur langue et leurs objets, Satyajit Ray respecte un style d’image à l’occidentale, les couleurs de l’Inde retrouvent toute leur beauté, leur force et leur densité nocturne dans les maisons. Elles atteignent leur puissance et deviennent fascinantes dans les images, chargées de sensualité, de la femme délaissée, habillée, parée, maquillée, assise à la lueur de la lampe, derrière le rideau de natte qui la sépare des hommes, et attendant interminablement son seigneur de mari qui passe ses nuits à jouer aux échecs.

Mais ces seigneurs, joueurs d’échecs, qui sont-ils? La noblesse à l’orientale, telle qu’en elle-même, "en vacance dans l’Histoire"? Petit-fils de cuisinier et de jardinier, comme il se le lancent au visage lorsqu’ils s’agrippent un moment vers la fin du film, leurs ancêtres ont participé à des guerres, et reçu des terres en récompense. Maintenant les descendants vivent de leurs rentes et passent une existence oisive à parler du sang de leur père, à deviser sur le futur de leur pays, à évoquer la grandeur de ses faits et gestes passés et ses inventions anciennes, utilisées maintenant par la terre entière. Ce sont eux les véritables "héros" de l’Histoire: la cause de tout ce qui arrive par leur oisiveté. Et ils savent qu’ils doivent se voiler la face. "Défendez votre roi", leur dit le commentateur, sur les images du jeu d’échecs au générique du film, "car si le roi est perdu, tout est perdu", et pas seulement au jeu d’échecs. Mais ces "nobles" n’ont que faire de l’Histoire; ils s’y adaptent, et ici d’une manière telle qu’il faut être vraiment de cette partie du monde pour en comprendre toute la profondeur, l’ironie et l’amertume. Elle est due à Satyajit Ray, qui a transformé la nouvelle qu’il a "adoptée" — comme très souvent pour ses films. Là, les seigneurs se tuaient au sabre, ici, conformément à la vérité historique, ils troquent simplement les règles persanes du jeu d’échecs contre les règles européennes et changent uniquement les noms des pièces (la reine pour le vizir, etc.). "Sortez le Premier ministre, entrez la reine Victoria", concluent-ils: voilà toute leur participation à l’Histoire. En Inde, comme partout ailleurs en Orient, ils auront été les piliers du "British Raj" et de toutes les formes de gouvernement qui lui ont succédé.

Restent, à la fin des Joueurs d’échecs, des images de ce qui a survécu, en Orient, à l’échec. Les deux seigneurs, l’un sali par la fiente des corbeaux, l’autre le châle troué par une balle accidentelle, resteront assis sur le tapis à fumer le narguilé et à jouer sous l’ombrage des arbres, à l’abri des murs en pisé, tandis qu’un vent léger lèvera la poussière de cette terre sèche, blanche et poudreuse, brûlée par le soleil. Et l’adolescent qui les sert, haletant et fasciné, regardera la procession de l’armée des Indes. Le lointain, les quelques rares beaux paysages, traversés auparavant par les soldats, sont occupés maintenant par les représentants de cet autre lointain bien trop réel: l’Occident qui utilisent les forces mêmes de l’Inde — ses éléphants, ses chameaux, ses chevaux, ses bœufs, ses sacs de nourriture, et ses indigènes déguisés — comme dans un cirque qui défile. Quelques dizaines d’années plus tard, le lointain occidental, dans toute sa grandeur, viendra tout proche comme s’il s’agissait d’une présence réelle: sur les écrans. (Youssef Ishaghpour, Satyajit Ray. L’Orient et l’Occident, 2002) 

Le regard persan


Au travers des oliviers d'Abbas Kiarostami (1995).

Kiarostami: Et le cinéma continue...

"Abbas Kiarostami, le dompteur de regard", un texte de Laurent Roth, digne successeur, en bon lacanien, de Daney et Bonitzer:

"Comment peut-on être Persan?"
Montesquieu

Comme si nous étions leurrés par son trop récent succès, nous avons en France une vision assez partielle de l'œuvre d'Abbas Kiarostami, révélé en 1990 avec Où est la maison de mon ami? (1987), confirmé avec Close-up (1990), Et la vie continue (1992), consacré enfin avec Au travers des oliviers sorti cet hiver, son premier succès commercial [le texte a été écrit avant le Goût de la cerise, Palme d'or au festival de Cannes en 1997 et pour le coup véritable consécration pour Kiarostami, que suivra Le vent nous emportera en 1999, ndlr]... C'est dire que nous ne connaissons presque rien de Kiarostami avant Kiarostami. Il y a le peintre Kiarostami. Il y a le photographe et le graphiste. Il y a le réalisateur de publicités, de génériques, puis de films à fonction pédagogique — pas moins de dix-sept —, tous réalisés dans le cadre de l'Institut pour le développement intellectuel des enfants et des jeunes adultes ("Kanun"). Il y a un continent Kiarostami.
Une première constatation s'impose: là où d'ordinaire la création d'un artiste est plutôt brimée — entendons le cadre de l'œuvre de commande en contexte institutionnel, ici renforcé par un régime politique autoritaire, que ce soit celui du shah d'Iran ou de la République islamique —, nous assistons au contraire au prodigieux épanouissement d'une œuvre qui exploite avec une surprenante liberté toutes les hypothèses et toutes les combinaisons possibles pour le cinéma. Voilà qui ne laisse pas de nous étonner, nous qui ne connaissons que le "versant satanique" d'une censure agissant, en dehors même des frontières de l'Iran, au nom de la raison d'Etat et de la police des mœurs. 
Aussi l'heure est-elle venue de contester la vision par trop dualiste de l'inscription du cinéma de Kiarostami dans son propre pays, et dans le champ du cinéma en général. Ainsi, Jean Douchet parlait-il récemment de "Kiarostami, un auteur iranien interdit de fiction dans son pays, donc contraint à filmer en obligeant le documentaire à devenir fictionnel." Que ce soit avant ou après la Révolution islamique, il semble bien que le choix du documentaire ou de la fiction ne se soit jamais posé dans ces termes pour Kiarostami. Il y va, chez lui, de l'urgence d'une question qui trouve à s'incarner dans des films où ce sont d'abord les droits de l'imagination qui priment: documentaire ou fiction, qu'importe!
Si l'on prend quelques courts métrages significatifs de la première décennie où Kiarostami est actif, le Pain et la Rue (1970) et la Récréation (1971) d'une part, Deux solutions pour un problème (1975) et Avec ou sans ordre (1981) d'autre part, on constate que les deux premiers, fictions poétiques à valeur de parabole, et les deux derniers, documentaires prescriptifs à valeur pédagogique, prennent racine dans une même préoccupation. En effet, dans tous les cas, c'est un enfant (violenté?) qui parle, qui raconte toujours la même histoire, et d'abord avec les armes de la fiction: comment l'enfant qui est en l'homme est systématiquement brisé par les lois du monde adulte, comment il devra rassembler toutes ses ressources morales pour laisser parler son désir et accéder à sa propre humanité.
Les documentaires pédagogiques d'Abbas Kiarostami reprennent cette idée, en mettant en scène la situation même de l'alternative: pour une petite offense, se battre ou se réconcilier; sortir de l'école avec ou sans ordre; ou encore, le soir, faire ses devoirs ou regarder les dessins animés (Devoirs du soir). Ce qu'expose le travail documentaire de Kiarostami, ce n'est rien moins que la nudité de la morale: "Vois, j'ai donné en face de toi aujourd'hui la vie et le bien, la mort et le mal. Choisis la vie." Radicalité originelle... Il est certain que cet appel à tirer la morale de nous-mêmes, à nous qui vivons sous le régime de "l'éthique indolore des nouveaux temps démocratiques" (Lipovetski), nous fait question, mieux, nous fait violence.
Or, cette violence n'est pas à confondre avec celle qui régit un Etat: il s'agit de la violence du choix personnel, dans une société qui se vit à travers un modèle de soumission, culminant avec l'obéissance à la "volonté divine". Le propre de l'alternative est qu'elle laisse la liberté et la liberté est, à moins d'un scénario pervers, un choix pour la vie. Tout le cinéma de Kiarostami est traversé par cette idée puissante qu'aucun décret, fût-ce celui de la mort et de la destruction, ne saurait avoir raison de la vie, qui continue. Ainsi Puya, le héros de Et la vie continue, film tourné sur les ruines du tremblement de terre qui frappa la région de Gilan en 1991, raconte-t-il à cette paysanne qui dit avoir perdu sa fillette par "la volonté de Dieu": "Vous connaissez l'histoire d'Abraham qui voulait sacrifier son fils? D'abord il voulait tuer son fils avec un sabre. Dieu lui a commandé de le faire. Mais dès qu'il a brandi le sabre, Dieu lui a envoyé un agneau à la place de son fils. Alors comment voulez-vous que Dieu tue votre petite fille qui vient de commencer sa vie?"
Par la bouche d'un enfant, se trouve réamorcée la source de la morale: le choix et la liberté de Puya c'est de se souvenir que, contrairement à ce que lui disent les adultes, il n'est pas écrit que Dieu veut la mort des enfants. C'est pourquoi il est si important que les enfants sachent lire. Pour indiquer aux adultes qu'il n'est pas écrit qu'ils doivent vivre enfermés dans la répétition: l'humanité chez Kiarostami vit enfermée dans sa pulsion de mort, au-delà du principe de plaisir qu'elle refoule, et c'est bien sous la forme de la répétition que se manifeste la mort de film en film. Mais on en connaît aussi la valeur initiatique. C'est en faisant répéter ses comédiens amateurs, comme Hosein dans Au travers des oliviers, qui répète dix fois la prise, que le cinéaste en dégage le sens moral: la répétition, il faut l'affronter, s'en affranchir, pour être un sujet libre.
On voit tout de suite ce qui sépare Kiarostami de Rossellini, auquel on l'a hâtivement associé. L'immersion des personnages dans leur environnement ne produit pas d'effet de révélation chez Kiarostami, au sens où Rossellini la provoquait: effraction de la conscience par le passage du drame. Le désir se débat ici hors du champ de l'histoire. S'il y a mort, ce n'est pas du passage de la guerre dans une ville ouverte; s'il y a ruine, ce n'est pas de la défaite d'une puissance ennemie. La conscience du personnage (sauf chez le personnage du cinéaste de Et la vie continue interprété par Farhad Kheradmand, le plus rossellinien des personnages de Kiarostami) n'a pas le loisir de réfléchir le monde qui l'entoure: il est trop absorbé dans la poursuite de son but, trop déterminé par les lois, dures, qui s'opposent à la réalisation de son désir. Ainsi l'enfant, figure de l'aléatoire, affirmation libre de tous les possibles du jeu, sera-t-il soumis au schéma de la répétition, dont il devra trouver la faille.
Cet ordre du monde comme univers fermé de la répétition ferait plutôt penser à Bresson: l'héroïsme mineur consiste, comme pour Fontaine dans Un condamné à mort s'est échappé, ou Michel dans Pickpocket, à trouver un autre ordre la chaîne des causes. Ceci s'appelle "grâce" chez Bresson, et dans un langage laïc, cela s'appellerait "coopération" chez Kiarostami. En mécanique, on parlerait même d'un "couple". Faire agir deux forces: deux forces parallèles et de sens contraire qui, comme celles de l'auto et du passant dans le finale de Et la vie continue, finissent par produire un mouvement vers l'objet ardemment désiré — ce village fantôme de Koker — et dont la possession n'est pas de l'ordre du visible. Kiarostami ne donne rien d'autre à voir que le travail mécanique de la mystique.
Ce pacte fou, Kiarostami en parle souvent sous le nom d'amitié. Mais cette amitié persane, c'est la conjonction des forces pour entrer dans le fantasme de celui qui est le plus désirant. Chevalerie sans graal: Qassem dans le Passager, Sabzian dans Close-up, illustrent cette manière de faire rentrer le réel dans la fiction du plus fort. Et c'est là où s'ouvre une autre piste, que j'appellerais volontiers la piste "Hitchcock": tout film de Kiarostami fonctionne un peu comme un piège dont un innocent doit se sortir, forcément seul, parce qu'il en est à la fois la victime et l'auteur. Cet innocent-là se double secrètement d'un pervers, et le cinéma devient ici une épreuve de cruauté. A cet égard, le cadre, la mise en scène, l'intervention du cinéma lui-même dans le cours de l'intrigue affirment de plus en plus le contrat spéculaire que le personnage passe avec le monde et son propre désir, dispositif qui trouve son parachèvement académique dans Au travers des oliviers.
Très tôt en effet, Kiarostami s'est intéressé à faire courir ses personnages derrière un mobile somme toute parfaitement anecdotique: mobile au sens propre dans Solution, où un automobiliste fait rouler une roue de secours vers son véhicule resté en panne au pied de la montagne, au sens figuré dans le Costume de mariage, où trois enfants se disputent la possession d'un costume fraîchement coupé, avant sa livraison à son propriétaire. Il y a bien un art du MacGuffin là-dedans: l'enjeu matériel des histoires est en effet vital aux yeux des personnages, mais dérisoire aux yeux du narrateur et de son public. Kiarostami pousse la possession du MacGuffin au point d'en faire un objet de transfert: cet objet est celui par lequel le personnage va passer du statut de spectateur à celui d'acteur, et monter sur la scène. On trouvait déjà cette très belle transformation dans les 39 Marches d'Hitchcock: Hannay, en essayant par tous les moyens d'obtenir la formule mathématique d'un matériel "secret défense", finira par monter en tribune, puis sur la scène d'un music-hall. De même, Mahmad, dans le Costume de mariage, en s'assurant la possession d'un complet-veston, va pouvoir, à l'aide de ce talisman, passer dans l'invisible en montant sur la scène du music-hall où un prestidigitateur lit dans ses pensées.
Tout se passe comme si ce après quoi courait le personnage était amené à le réfléchir: l'éclairer, l'exposer, le représenter. Ainsi le mobile est réfléchissant: il faudrait en parler comme d'un leurre ce par quoi je me laisse fasciner. La liste serait longue de ces objets qui, chez Kiarostami, font tache au milieu du plan: objets, bien souvent mobiles, qui entraînent le héros, dès les premiers courts métrages du cinéaste persan. Il y a bien aussi un "art du toton" dans cette façon qu'ont les personnages, à l'instar du petit enfant décrit par Freud, d'éloigner et d'approcher l'objet de leur désir; mais chez Kiarostami, il semble bien que ce soit le fort (là-bas) qui l'emporte sur le da (ici). Aussi est-ce bien de leurre qu'il s'agit: celui-ci ne se laisse pas saisir, il est toujours plus avant, immer fort, comme une tache aveugle au milieu du plan, un vide qui aspire le regard. Et c'est peut-être cela sortir de l'enfance: passer du toton (fort/da) au polo ou au foot (immer fort).
Qu'on prenne la boîte de conserve du Pain et la Rue, la roue libre de Solution, le sachet en plastique des Premiers, la bouteille de gaz de Et la vie continue, la bombe aérosol de Close-up, et enfin, montage scopique ultime, le rétroviseur cadré dans la fenêtre de la voiture qu'on retrouve dans Au travers des oliviers: il y va à chaque fois d'un rapport au spectateur qui dépasse le simple jeu, et qui engage sa pulsion de regarder. Charles Tesson notait récemment comment en filmant un rétroviseur, "point de netteté qui dure", Kiarostami signalait tout son rapport à l'altérité. Et c'est là où ce cinéma rencontre l'une des intuitions les plus puissantes de la théorie lacanienne du regard: en regardant un film de Kiarostami, nous essayons de nous constituer dans un tableau où ce qui fait tache indique le regard, en faisant écran devant lui, en le masquant. "L'homme en effet, sait jouer du masque comme étant ce au-delà du quoi il y a le regard. L'écran est ici le lieu de la médiation".
Le héros kiarostamien doit donc passer au-delà du leurre, derrière ce qui fait écran dans le plan, et ceci engage à la fois une esthétique et une érotique. Du côté de l'esthétique, en reprenant à Lacan son concept de "tableau", on peut dire que ce leurre fascinant qui immobilise le plan renvoie à la réalité qui est autour comme à quelque chose de marginal: mon œil n'est plus happé par les tentations du hors-champ, je me repais de "ce qui me point" dans l'image. Je me suffis, par exemple, de la zébrure du chemin dans Où est la maison de mon ami?, dans la mesure où le petit point de forme humaine qui s'y déplace comble à la fois ma toute-puissance — je le tiens en respect — et inquiète mon impuissance — il va disparaître au prochain raccord. Le leurre-écran chez Kiarostami, même s'il lui ressemble par bien des points, ne sera donc pas le punctum qui ravissait Barthes dans la photographie (même si ce dernier parle à son propos de cette "zébrure inattendue qui vient traverser le champ"), parce qu'il est unifiant comme une métaphore, symbolisant peut-être le regard lui-même, au contraire du punctum, objet partiel, détaché, accessoire, suscitant une jouissance en fraude.
Néanmoins, l'esthétique de Kiarostami, en faisant appel au plan-tableau organisé autour d'un leurre-écran, s'apparente certainement à la photographie et à la peinture comme art composé et cadré. Si l'on pense bien évidemment à Tarkovski dans les grands plans généraux qui ponctuent ou clôturent chacun des films de la trilogie (Où est la maison de mon ami?, Et la vie continue, Au travers des oliviers), faut-il aussitôt ajouter que Kiarostami, qui fut d'abord peintre, prend le tableau au pied de la lettre... ou du chevalet. Kiarostami plante sa toile dans le décor et s'en abstrait: pour lui le paysage est, comme la peinture de la Renaissance, un cadre, un miroir de l'ordre de la grâce divine se réfléchissant dans la nature qui l'entoure. Cette paix ne supporte aucune intrusion. Tout s'y organise sans plus tenir compte du temps différentiel que serait celui du hors-champ.
Voilà ce qui l'oppose à Tarkovski: le plan-séquence selon Kiarostami dément la vision bazinienne du cadre comme cache, parce qu'il n'y a pas chez lui de "champ aveugle" qui viendrait hanter le champ visible. Contrairement à ce qui se passe d'ordinaire au cinéma, un personnage qui sort du champ, chez Kiarostami, ne continue pas à vivre. Et s'il faut que la vie continue, c'est en réaffirmant sans cesse le droit au cadre, à être dedans, même quand il n'y a rien à voir, comme avec ces paysages vus dans l'axe d'une fenêtre de voiture au début de Et la vie continue. Chez Tarkovski au contraire, avec ces allées et venues, ces mouvements de caméra, ce ballet triangulaire et inquiet qui vient toujours mimer la fin de l'histoire, le hors-champ se rappelle sans cesse à nous comme invoquant, vocatoire, vocationnel... Il s'agit, ici, d'une tout autre histoire.
Si l'on peut dire que le plan-tableau, chez Kiarostami, débouche aussi sur une érotique, c'est bien parce que cet appel de l'au-delà du champ ne se produit pas à l'extérieur du cadre, mais dans cette tache aveugle qui est au centre, et qui est le regard. C'est ici que dans son dernier film, Kiarostami rassemble la collection de tous ses leurres-écrans en un même foyer, dans le visage de la femme aimée, Tahereh. A Jacques Gerstenkorn qui s'interrogeait sur la nécessité de fermer tout accès au visage de Tahereh dans Au travers des oliviers, "d'autant plus surprenante qu'on pense, dans la première séquence, qu'on l'a choisie pour son visage lumineux et son sourire rayonnant" (Génériques n°2), Kiarostami répond sans détour: "Oui, il fallait être ferme sur cette impossibilité de donner accès à Tahereh, de manière à susciter une protestation dans l'esprit du spectateur autant que dans celui de son amoureux." (Libération) Le visage détourné de Tahereh joue donc le rôle de leurre suprême, comme posé sur le regard.
Reprenons la phrase de Lacan: "L'homme en effet, sait jouer du masque comme étant ce au-delà de quoi il y a le regard. L'écran est ici le lieu de la médiation." Le visage-écran de Tahereh dans Au travers des oliviers symbolise pour la première fois dans l'œuvre de Kiarostami la fonction du leurre en tant qu'il est sexuel, mais lui donne une sorte de statut prophylactique. Le refus de regard et le voile mettent à distance le mauvais œil.
La fornication du regard qui est à l'œuvre dans la pulsion scopique se trouve comme arrêtée: domptée. Aussi, le premier regard échangé entre les amants aura-t-il lieu aux limites de la perception du spectateur, dans ce désormais fameux plan général final où "faire l'amour" se dit par deux points noirs qui entrent en contact une seconde, perdus dans l'immensité de la nature, à la jonction de l'imaginaire et du symbolique. Ce plan, qui est d'un érotisme somme toute minimal, prend néanmoins en compte la virulence de notre pulsion de regarder: "C'est à ce registre de l'œil comme désespéré par le regard qu'il nous faut aller pour saisir le ressort apaisant, civilisateur et charmeur, de la fonction du tableau." (Lacan)
Ce n'est sans doute pas un hasard si cette esthétique du plan-tableau surgit, et avec quel génie, dans le pays au monde qui assure le plus méthodiquement le refoulement de la pulsion sexuelle, comme pulsion de regarder. L'Iran islamique (quatre-vingts longs métrages produits en 1993...) a en cela de fortes chances d'être une terre cinématographique d'élection, en ce que sa censure aveugle sait en même temps parfaitement bien ce qu'il en est du pouvoir de l'image: tout cinéaste iranien se doit déjouer — et par quelles ruses! — l'imposition du leurre sur le sexe, mais pas le leurre lui-même. Ceci n'est donc pas un "interdit de fiction" comme le disait Jean Douchet, mais un interdit de pulsion, qui comporte, certes, son programme mortifère, mais aussi un appel débridé à l'imagination: le cinéma iranien sera celui de la prolifération de tous les simulacres, sa quête, une perpétuelle course à l'idéalisation;
On pourra s'étonner, à l'instar des Parisiens de Montesquieu, qu'on puisse être Persan. Abbas Kiarostami n'a, après tout, rien fait pour contester cette censure qu'il accepte, et parfois qu'il défend: "Il y a plusieurs dimensions dans la vérité. Tous les mensonges ont aussi une part de vérité", dit-il laconiquement. Aussi, tout comme dans Les Lettres Persanes avec Rica et Uzbek, créations d'un esprit occidental et policé, sommes-nous appelés avec l'œuvre et les personnages de Kiarostami à vivre une nouvelle épreuve des masques et du travestissement: ce que nous ne pouvons plus dire et plus croire dans nos films français, nous le trouvons chez Kiarostami, dont nous empruntons le truchement pour parler — encore — et aimer — encore — le cinéma.
Ce n'est pas le moindre effet du leurre Kiarostami: très incompris en Iran, le succès de ce cinéaste en Occident et au Japon, au sein de sociétés postcapitalistes vivant un fort déficit identitaire, vient redonner toute sa vigueur à des enjeux éthiques et esthétiques qui, s'ils étaient formulés par un cinéaste occidental avec la même autorité, feraient certainement scandale: ne serait-ce que pour la place de la femme, dont le moins qu'on puisse dire est que son absence ou son idéalisation dans les films de Kiarostami heurte de plein fouet la version libérale qui a cours dans nos sociétés [en attendant Ten, réalisé en 2002, ndlr]. Cette contradiction est un bon signe. Signe que le cinéma est une manière de se rêver différent de ce que dictent les manières du temps et de l'époque. Quand, à cette transgression d'un modèle imaginaire, s'ajoutent le raffinement du sens esthétique et la puissance du sens symbolique, on peut véritablement dire qu'on est en face d'une très grande œuvre. Kiarostami est un génie: profitons-en, il est parmi nous. (Cahiers du cinéma n°493, juillet-août 1995).

Post-scriptum: la note de Biette sur Kiarostami: "Iran modeste".

"Ça pourrait être à Malakoff!" (Patrice Rollet)
Inventeur d'un carcan cinématographique qu'il est seul à savoir faire marcher, Kiarostami ne s'est rendu virtuose que pour amener le spectateur à éprouver ce qu'il perçoit dans la réalité. Il poursuit ainsi un travail que Godard a lui-même repris à Rossellini - pour jouer en travaillant - avant de se retirer au désert du Cin(ém)aï.
Kiarostami a l'audace, qu'a rarement un jeune cinéaste, d'œuvrer dans l'amont du temps général. Néo-réaliste, parce que c'est de son âge en son pays, par sa patience obscurément sadique devant les jeunes garçons, avec ses lunettes fumées de maître d'école pasolinien économe de ses paroles, il nous ramène encore plus loin: du côté d'un grand cher vieil oncle puritain disparu. Ces jeunes garçons des films de Kiarostami ont des grandes sœurs. Dans les films de Griffith.

mercredi 5 mai 2021

Trois Godard


Jean-Luc Godard chez lui à Rolle en 2019.

L'inconnu plus trois égale l'Un.

Film Socialisme (1). No comment

"Vu Film Socialisme de Godard. A la bonne vitesse? Je pose la question, ironiquement, parce qu'en dehors de la deuxième partie (chez la famille Martin), j’ai vraiment dû m’accrocher pour suivre le rythme. Cela m'a interrogé, au point que, une fois rentré, j’ai regardé sur Internet la version ultra-speedée (4 minutes) que je n’avais pas voulu voir, à tort car je me rends compte aujourd'hui qu'elle faisait partie du dispositif. La vitesse des images, c’est bien le vrai sujet du film. L’Europe, le cinéma, le copyright, oui d’accord... mais derrière tout ça, ce que questionne Godard, encore et toujours, ce sont les images, à travers leur multiplicité et leur devenir, de plus en plus volatil. Quant au socialisme, il est surtout là comme motif. C’est peut-être pour ça que Godard a changé le titre. Dans l’expression "Film Socialisme", le mot le plus important est "Film". Et qui dit "film" chez Godard dit forcément son contraire, soit le type de film auquel il s'oppose. Or s’il y a un film auquel s’oppose Film Socialisme, c'est bien Avatar. Et pas seulement à cause du capitalisme new age de la grosse fantasia cameronienne, mais parce que le film de Godard, c’est le contraire de l'esthétique du jeu vidéo et de son principe d’immersion. Film Socialisme marque, consacre même, la disjonction entre un film et son spectateur. Jusqu’à présent la disjonction chez Godard n’était jamais totale car reposant sur un brouillage partiel du son et des images, ce qui fait qu'il y avait toujours quelque chose à décrypter, d'où un lien obscur, fragile, mais réel avec le spectateur. Là, la ligne est claire, limpide, on est même surpris de capter aussi facilement, Godard œuvrant dans une sorte de transparence inattendue. Sauf que ça va trop vite, on a beau capter, on n'a pas le temps de saisir. Au sens enfoui, donc potentiellement accessible (même par bribes), des précédents films, Godard oppose ici une ligne perpétuellement fuyante. On ne cherche plus à lire le film à travers les images, on court en permanence derrière, avec cette impression un peu désagréable (étant entendu que les films de Godard jouent justement sur l'insatisfaction du spectateur) de voir un film de 3 heures ramassé sur une 1 heure 40. Plus d'effet de sonde, mais pas de déploiement non plus. D'où la disjonction. Les images se succèdent à la vitesse... la vitesse de quoi? Des nouveaux médias, comme Internet, bien sûr, mais aussi du cinéma hollywoodien qui multiplie les plans (Avatar c'est combien de plans/minute?), au mieux jusqu'au vertige, au pire jusqu'à la nausée. Si le socialisme aujourd'hui relève pour Godard des illusions perdues, un film aujourd'hui sur le socialisme ne serait plus — pour paraphraser un de ses textes les plus célèbres — que "des larmes et de la vitesse".
Film Socialisme n'est donc pas un film politique tel qu'on le conçoit généralement. Nul engagement ici. S’il y a un geste politique, c’est moins dans le film que dans la décision du cinéaste de ne pas se rendre à Cannes. La plus belle phrase en lien avec le film n'est pas une de ces formules dont raffole Godard et se gargarisent les critiques (c'est à celui qui pourra en citer le plus grand nombre), même si certaines accrochent ("x+3=1", fallait la trouver...), mais plutôt: "Avec le festival, j’irai jusqu’à la mort, mais je ne ferai pas un pas de plus." Phrase d'autant plus belle (elle est de l'écrivain espagnol José Bergamín) qu'elle vient clore le dispositif général du film. Car finalement, s'il y a bien trois mouvements dans le film — la première partie, touristique, sur les passagers d'un paquebot en croisière sur la Méditerranée (on pense à Un film parlé d'Oliveira), que Godard sature d'images d'origines diverses (Net, TV, cinéma...), de couleurs éclatantes, hypertravaillées, et de sons, eux, plutôt livrés à l'état brut (ah, l'horrible bruit du vent dans les micros); la deuxième, plus sixties et BD, avec ses aplats de couleurs (rouge/bleu), ses jeux chromatiques (un haut de maillot de bain multicolore sur une peau chocolat), et cette famille Martin qui tient une station-service (où vivent un âne et un lama) et porte le nom d'un réseau de résistance; enfin la troisième, plus historique, qui nous emmène de l'Egypte à Barcelone en passant par la Palestine, Odessa, la Grèce (Hell as) et Naples... —, s'il y a donc bien trois mouvements dans le film, il y en a aussi trois autres, plus généraux, qui l'excèdent: 1) la mise en ligne sur Internet d'une bande-annonce qui n'est autre que la version accélérée du film; 2) la possibilité de télécharger le film en VOD le jour même de sa présentation à Cannes et avant sa sortie en salles; 3) le désistement de l'auteur, suite à des problèmes de type grec (ha ha), pour le cérémonial cannois. Soit: 1) j'ai fait un film, je vous le livre dans sa version intégrale, mais à toute berzingue, si vous arrivez à rétablir la bonne vitesse, vous pourrez le voir à l'œil; 2) si vous n'y arrivez pas, voici la version à vitesse normale, vous pouvez la télécharger, ça vous coûtera 7 euros; 3) inutile d'aller à Cannes, ça ne sert plus à rien, puisque le film circule déjà, à l'écart du grand show médiatique, libre des règles commerciales habituelles. Et si c'était ça Film Socialisme? Le socialisme du film.

Film Socialisme (2). JLG

Film Socialisme serait donc le "dernier film" de Godard, le dernier pour le "cinéma". Dernier film et non film-testament qui, on le sait, n’existe pas vraiment, du moins pour ceux qui font des films. On peut faire un film-somme, ce fut le cas pour Godard avec son Histoire(s) du cinéma, mais pas un film-testament, au sens où on l’entend habituellement. Alors, qu’a voulu faire Godard avec Film Socialisme? Un dernier film, d’accord, mais au sens où lui conçoit ce que peut être la fin d’une œuvre.
Film Socialisme n’est pas un grand film, il ne peut l’être, mais c’est un film parfaitement logique, au regard du parcours de Godard depuis cinquante ans. Godard ne saurait finir sa filmographie comme l’a fait par exemple Rohmer avec les Amours d’Astrée et de Céladon. Au contraire, Film Socialisme, c’est un peu l’anti-Astrée. A l’épure du dernier film de Rohmer – le cinéma rendu à sa forme la plus élémentaire –, Godard oppose ici un principe de complexification incroyablement retors (son génie est là), visant moins à l’élaboration de nouvelles formes qu’à leur destruction pure et simple. Les trois mouvements du film n’ont rien de dialectique, ni même de symphonique (si on se place du point de vue de l’exécution puisque tout y est joué de manière outrageusement accélérée –prestissimo, presto, vivacissimo –, et je ne parle pas seulement de la version de quatre minutes vue sur Internet). Le premier et le troisième mouvement ne semblent là que pour mieux enserrer, voire étouffer, le deuxième (qui à l’origine devait être l’élément principal), selon un processus de saturation, des images comme du son, qui vient saper la résistance du spectateur, même le plus godardien. C’est dans cet effet de saturation que se situe peut-être l’ultime défi de Godard: faire table rase non seulement du passé (slogan socialiste par excellence), mais aussi de son propre passé, en se débarrassant de tout ce qui survivait encore dans ses derniers films, tels Eloge de l’amour et Notre musique: un peu de lyrisme, une vraie mélancolie et quelques personnages, pas encore réduits à de simples figures... De fait, il ne reste rien dans Film Socialisme. Du moins, rien de ce à quoi l’on pouvait s’attendre.
Si Film Socialisme est pour une bonne part inintelligible (pourquoi le nier?), il ne s’agit pas de le dénoncer, ni de se lamenter, ni d’aller chercher ailleurs les explications qui permettraient de comprendre le film (une œuvre doit se suffire à elle-même), mais de se demander ce qu’il reste malgré tout dans ce film qui nous éclaire sur son inintelligibilité. Je répondrai: Godard. Mieux: le nom de Godard. Il me semble voir à travers Film Socialisme un vrai travail de nomination qui rend finalement ce film plus essentiel qu’il n’y paraît. Il est un fait que Godard a durant toute son œuvre moins cherché à renouveler le langage cinématographique qu’à l’adapter au monde qui l’entoure. Et dans un monde en plein dérèglement, et cela de plus en plus, il ne pouvait aboutir qu’à cette forme "désastreuse" qu’est Film Socialisme. On est dans la logique dont je parlais au début. A ce niveau, le film est parfaitement clair, ce qui interroge c’est le sens, pas la forme. Mais en tant que "dernier film", ne peut-on voir aussi Film Socialisme comme une tentative de Godard de mettre fin à ce qui relevait dans ses précédents films (disons depuis JLG/JLG) de l’autoportrait, de sorte qu’il ne resterait du film que le nom de Godard? Si au niveau du texte, Film Socialisme se termine sur un "No comment" lourd de sens, au delà du texte, c’est sur le titre que le film se conclut, un titre au milieu duquel sont inscrites, comme nouées, les initiales du cinéaste. Peu importe que Godard ne soit pas l’auteur de cette inscription, qui constitue aussi l’affiche du film, l’essentiel est qu’il l’a approuvée et placée à la fin de son film. "JLG", entremêlé à "Film" et à "Socialisme", vient en conclusion de ce qui est annoncé comme le dernier film de Godard.
Voilà donc un film incompréhensible (pour qui le voit en temps réel, dans la continuité et sans savoir au préalable de quoi il retourne). Et c’est bien ce non-sens de l’œuvre qu’il faut interroger. Il y a du Joyce chez Godard. Sans pousser trop loin la comparaison, qui consisterait, par exemple, à assimiler Film Socialisme à Finnegans Wake (de la même façon qu’on pourrait rapprocher Histoire(s) du cinéma et Ulysse), on dira que le dernier film de Godard, en jouant exclusivement, de par sa vitesse aberrante (quid du montage?), sur ce qui est habituellement dissimulé sous les atours du collage poétique – à savoir l’acte même de création –, radicalise une œuvre pourtant déjà radicale, ce qui ne peut que la rendre encore plus énigmatique, sinon hermétique. L’énigme ici n’a rien à voir avec les maladresses d’un récit ou l’obscurité d’un scénario (de toute façon, inexistant chez Godard). Il s’agit de l’énigme au sens premier du terme ("ce qu’on laisse entendre"), celle qui laisse le spectateur dans un état de perplexité (un état qu’il accepte, refuse violemment ou cherche à surmonter par la voie de l’interprétation), lié à l’illisibilité de l’œuvre, mais aussi de sidération, du fait que cette énigme arrive malgré tout à produire du sens. Un effet de sens des plus singuliers, puisqu’énigmatique, qui vient saisir le spectateur, au détour d’un aphorisme, d’une réplique ou d’un simple plan, autant d’éclats qui surgissent sans crier gare, conférant à l’œuvre son étrange poésie. C’est par ce drôle de chemin, qui court-circuite le plaisir du spectateur (quand celui-ci partage avec l’auteur une même compréhension de son œuvre), que l’on finit par accéder à Film Socialisme. Comme un accès direct à l’œuvre, étant entendu que l’œuvre et son auteur (plus exactement son symptôme auquel l’auteur finirait par s’identifier) ne font qu’un.
Si dans le nom Joyce il y a le mot joy, écho à la jouissance joycienne, dans le nom Godard il y a "God-art", écho à la position de l’artiste aujourd’hui (je parle de l’artiste en général dont Godard représente en quelque sorte le parangon), un créateur dont on dit qu’il intervient à la place désertée par Dieu, mais écho aussi à son œuvre, dans la mesure où toute œuvre reste fondamentalement inaccessible, à l’instar de Dieu. C’est ainsi que je comprends le mot "God-art", qu’on aurait tort de prendre pour un simple jeu de mots. Si l’œuvre de Rohmer se caractérise par son aspect achevé (tout y est parfaitement clos), celle de Godard apparaît au contraire comme un work in progress permanent, un chantier toujours reconduit, jusqu’au dernier, le chantier de tous les chantiers, que serait Film Socialisme. Et ce dernier chantier, c’est celui qui ferait passer (définitivement?) de Godard au "God-art". Ce que résumerait l’inscription finale: "Film/JLG/Socialisme". Le "God-art" dans sa manifestation ultime. Non pas à la croisée de l’art (Film) et du politique (Socialisme), mais à la fois extérieur et intriqué, à l’un comme à l’autre. Une sorte de nœud borroméen, pour parler lacanien, tel RSI (Réel/Symbolique/Imaginaire), quoiqu’ici, et comme pour Joyce, c’est "hérésie" qu’il faut entendre dans l’acronyme RSI, tant il y a justement de l’hérésie dans le "God-art". Le sujet est beaucoup trop vaste pour qu’on puisse le traiter en quelques lignes (Il faudrait questionner, entre autres, le protestantisme de Godard et la place du père là-dedans.) Disons simplement que l’hérésie godardienne semble aujourd’hui avoir atteint son point d'orgue. Par le choix du non-sens sur le sens (je laisse de côté l'aspect marketing qui a présidé à la sortie de Film Socialisme et à sa présentation cannoise), plus exactement du non-sens et du sens, dernier avatar chez Godard du principe de conjonction dont parlait Deleuze, tel qu’on le retrouve chez Joyce lorsque, par exemple, celui-ci dit à propos de Bloom/Dedalus dans Ulysse: "un Juif grec est un Grec juif", une citation qui aurait pu figurer dans Film Socialisme.

Adieu au langage

Usine à gaz.

Adieu au langage. Adieu au cinéma, du moins à un certain cinéma (ce qui n’est pas nouveau, depuis 50 ans Godard n’arrête pas de dire adieu au cinéma), adieu à la pensée, du moins à une certaine pensée (qui ici se retrouve dans le caca, ça c’est plus original, chez Godard en tous les cas), adieu donc au langage, du moins à un certain langage, Godard cherchant non pas la pauvreté dans le langage, mais de la pauvreté... S! Film Socialisme avait tout du film déréglé (au sens où il se révélait impossible à suivre en temps réel), Adieu au langage a tout, lui, du film incommodant, ou plutôt non-accommodant (au sens où, optiquement parlant, sa vision s'avère par moments franchement pénible). C'est que Godard s’est toujours plu à rendre ses films inconfortables, histoire de faire comprendre au spectateur que le cinéma d'aujourd’hui (c'est-à-dire... depuis 50 ans), ce n’est plus une partie de plaisir, histoire surtout de se poser en cinéaste ultime, capable d’aller au-delà des possibilités techniques d’un film. Car le cinéma, du moins ce qu'on appelle le cinéma, c’est quoi aujourd'hui? Des images, de plus en plus nombreuses, qui défilent à toute vitesse? Qu'à cela ne tienne, Film Socialisme allait encore plus vite, quitte à larguer le spectateur en cours de route. Et la 3D? Des effets de relief, de plus en plus saisissants, qui produisent une sensation d'immersion? Qu'à cela ne tienne, Adieu au langage va encore plus loin, quitte à faire loucher le spectateur. Autant d'excès qui ne servent qu'à démontrer l'inanité de tous ces "progrès", d'abord parce que l'œil humain a ses propres limites qui, lorsqu'on les dépasse (ainsi quand les images se succèdent ou se rapprochent trop rapidement), vous empêchent de bien voir, peut-être aussi parce que pour Godard le spectateur ne sait tout simplement pas "voir" les films (d'où symboliquement les lunettes?), qu'il en est toujours, après plus d'un siècle, à s'accrocher aux histoires qu'on lui raconte... mais surtout parce que le cinéma tend de plus en plus, via l'exemple de la 3D (qualifiée ici de "malheur historique"), à la surdimension technologique, ce qui en fait une véritable usine à gaz, comparativement au cinéma d'hier, exemplairement celui d'Hollywood (tel qu'il apparaît dans le film, sur des écrans plats bien sûr), autrement dit l'usine à rêves. L'adieu d'Adieu au langage serait là dans cette "pauvreté" perdue... Or, ce qui fait la beauté du film, c'est que Godard ne se limite pas au deploratio habituel. Quelque chose revit ici, qui avait disparu dans Film Socialisme, allant jusqu'à réenchanter son cinéma, comme des fleurs dans une usine à gaz... Mais quoi exactement?

Des larmes et de la vitesse.

Commençons par le commencement. Non pas le monde-forêt des Indiens apaches (on notera au passage que Godard se trompe, il parle des Chicahuas — qui est un mot aztèque — au lieu des Chiricahuas), ni même L'Origine du monde de Courbet, mais, plus modestement, le célèbre texte "Des larmes et de la vitesse" que Godard écrivit jadis à propos du film de Sirk, le Temps d'aimer et le temps de mourir (je garde le titre français pour faire plaisir à Godard qui s'émerveillait qu'on y ait remplacé le verbe vivre par le verbe aimer: "Faut-il vivre pour aimer ou aimer pour vivre?"). C'est dans ce texte (où l'on trouve aussi les premiers calembours de Godard, du style "Lise, ôte ton pullover", calembours qui accompagneront toute son œuvre, jusqu'au petit dernier, "Ah dieux, Oh langage"...), que le beau, tel que le conçoit Godard (enfin, tel qu'il le concevait à l'époque), apparaît aussi nettement revendiqué. Le beau qui était celui du Cinémascope, moins l'écran large en tant que tel que la manière dont Sirk l'exploitait en multipliant les panoramiques. "Et ce qu'il y a d'étonnamment beau dans ces mouvements d'appareil qui s'emballent comme des moteurs, où les flous sont masqués par la vitesse même d'exécution, c'est qu'ils donnent l'impression d'être faits à la main, alors qu'ils le sont à la grue, un peu comme si le crayonnage virevoltant d'un Fragonard était le fait d'une machinerie compliquée." Qu'en est-il aujourd'hui? Si dans le film de Sirk il s'agissait d'aimer et mourir, dans Adieu au langage il s'agit de "dire non et mourir". Dire non à la 3D comme on disait "je t'aime", hier, au Cinémascope. La vitesse d'un film n'est plus proportionnelle à l'intelligence de son auteur. Ce serait plutôt l'inverse. Si Godard y recourt c'est pour mieux la dénoncer. Plus question de "supprimer les défauts de la vitesse en allant encore plus vite", les accentuer au contraire... Et en 3D, ça fait mal aux yeux!

Filmer qu'on ne voit pas.

Continuons. Dans Adieu au langage, Godard cite Monet. Sous la forme d'un aphorisme (évidemment): "ne pas peindre ce qu'on voit, puisqu'on ne voit rien, mais peindre qu'on ne voit pas". Sauf que ce n'est pas Monet qui parle mais Proust, à propos d'une des toiles du peintre (c'est dans Jean Santeuil): "Quand, le soleil perçant déjà, la rivière dort encore dans les songes du brouillard, nous ne la voyons pas plus qu'elle ne se voit elle-même. Ici c'est déjà la rivière, mais là la vue est arrêtée, on ne voit plus rien que le néant, une brume qui empêche qu'on ne voie plus loin. A cet endroit de la toile, peindre ni ce qu'on voit parce qu'on ne voit plus rien, ni ce qu'on ne voit pas puisqu'on ne doit peindre que ce qu'on voit, mais peindre qu'on ne voit pas, que la défaillance de l'œil qui ne peut pas voguer sur le brouillard lui soit infligée sur la toile comme sur la rivière, c'est bien beau." La beauté est moins dans l'aphorisme que dans l'aporie esthétique à laquelle se trouvait confronté Monet, l'aporie (sous toutes ses formes) étant justement au cœur du cinéma de Godard, et ici de façon plus manifeste encore puisqu'en rapport, comme chez Monet, avec la défaillance de l'œil. Ce qui nous conduit à la formule suivante, concernant Godard: "ne pas filmer ce qu'on voit, puisqu'on ne voit rien (surtout en 3D), mais filmer qu'on ne voit pas." Et quoi de plus simple pour montrer qu'on ne voit pas que de défocaliser l'image. Sauf que Godard n'est pas du tout impressionniste. Ce qu'il donne à (ne pas) voir, c'est peut-être "bien beau" quant à l'idée, témoignant de ce qu'il chercherait dans le langage (de la pauvreté), le résultat ne l'est pas spécialement. Et pourtant elle est là cette beauté, je le sais, expliquant ce qui chez moi relève non pas de l'aporie mais du paradoxe: j'aime le film autant que je déteste la 3D. Alors? Faut-il revoir le film en 2D ou voir autrement la 3D de Godard?

Un coup de 3D jamais n'abolira le Godard.

Reprenons. Godard joue avec la 3D. Comme un enfant? Pas si simple (l'ironie est étrangère à l'enfant). Si Godard joue comme un enfant, c'est comme un enfant avec des dés. Autrement dit avec des D, les trois D et pas seulement la 3D. C'est avec l'espace entier que joue Godard. Et alors là, oui peut-être, comme un enfant (cf. le ferry sur le lac arrivant à quai, avec au premier plan, comme découpées aux ciseaux, des bittes d'amarrage semblables à des dents d'hippopotame). La beauté du film excède ainsi la 3D pour embrasser tout l'espace. Si l'enfance y est convoquée (c'est le côté, disons, Arietta de Godard, lequel Arietta jouait, lui, comme un enfant avec une toupie), c'est surtout de l'enfance de l'art dont il faudrait parler, comme toujours chez Godard. L'espace est celui de la peinture autant que du jeu. D'autant que, dans Adieu au langage, Godard cite aussi de Staël (sans aphorisme cette fois, juste un bouquin, au milieu de plein d'autres: Soljenitsyne, Dostoïevski... non décidément "la Russie ne fera jamais partie de l'Europe"), de Staël pour qui l'espace (pictural) était un mur où tous les oiseaux du monde volaient librement, à toutes profondeurs. Exit la 3D, une toile suffit pour la recréer, en faisant jaillir la matière, la lumière, les couleurs, et ainsi l'espace, cette 3D qui d'ailleurs existe déjà, à l'état naturel, à travers la vision binoculaire. De la nature à la métaphore, n'est-ce pas le programme du film? (Au départ c'était de l'espèce humaine à la métaphore, comme le montre le synopsis.) La beauté est bien là, dans cette confrontation avec le visible, plus que dans le jeu avec la 3D. Quand, tel Fragonard et ses "crayons" de couleurs, Godard s'éclate avec sa palette chromatique (à la manière d'un Derain), éclaboussant l'écran de ses couleurs vives, violentes et saturées, comme s'il repeignait le monde.

Abracadabra, Mao Tsé Toung, Che Guevara!

Tout serait donc peinture. La peinture comme totalité. Avec ses paysages, ses figures, ses natures mortes. Ses arbres, ses ciels et ses nus... Moderne et romantique (Mary Shelley — en compagnie de Byron — écrivant Frankenstein au bord du Léman), mais surtout moderne. Abstraite (cf. la citation de Psychose — la séquence de nuit, avec la pluie qui se projette sur le pare-brise, on dirait du Soulages) et figurative (Derain donc), abstraite et figurative (de Staël). Qui fait de Godard le plus grand peintre du cinéma. Qui fait d'Adieu au langage moins un film-testament qu'un grand film conclusif. Où l'on retrouverait tout Godard, surtout le Godard des trente dernières années, esthétiquement les Trente glorieuses pour Godard. Du cinéma sans histoire (ni personnages, le "film" se réduisant de plus en plus à son synopsis et quelques saynètes éparpillées ici et là). Du cinéma sans l'Histoire (de la période gauchiste de Godard, il ne reste rien sinon une formule magique: "Abracadabra, Mao Tsé Toung, Che Guevara!"). Qui fait que du XXe siècle ne subsisteraient que deux grandes inventions: le zéro et l'infini (moins Koestler d'ailleurs que Riemann et ses lignes de zéros, ses nombres premiers, marquant le niveau de la mer, ses "points" comme de la musique — ce que Godard traduit par des "éclats" de musique symphonique —, une vraie 3D pour le coup, proche même de la quatrième dimension)... le zéro et l'infini, donc, ou le sexe et la mort (dixit la femme), car pour le reste, Jacques Ellul avait (presque) tout prévu. Adieu au langage serait ainsi la peinture d'un monde d'avant, d'un paradis peut-être (l'Homme et la Femme comme Adam et Eve), monde d'avant le cinéma, la pensée, le langage, mais pas les mathématiques (puisque notre vie en dépend), la nature réduite à des nombres premiers... Dit comme ça, on pourrait croire le film horriblement pesant, mais non, pas du tout, le film est léger comme une plume. C'est que parallèlement, et de façon de plus en plus prégnante, le film gagne en simplicité, il s'élémentarise... Un chien se détache de l'écran (belle tache fauve dans le décor fauviste), le chien, "seul être sur Terre qui vous aime plus qu'il ne s'aime lui-même" (Darwin citant Buffon), mais pas n'importe quel chien (c'est Roxy, le chien de Godard et Anne-Marie Miéville), le chien comme substitut de l'enfant (vraiment?), en tous les cas qu'on voit batifoler, fureter, se rouler par terre, dormir aussi, métaphore de ce que vise Adieu au langage, le film ramené à sa part la plus instinctive. Qui fait qu'un aboiement se confond finalement avec des cris de bébé, proche en cela de la douleur primitive (le cri du nouveau-né), celle indélébile des premières sensations, quand le réel surgit dans tout son éclat, cette douleur que l'art, à défaut de supprimer, cherche à conjurer. Et là c'est plus que beau, c'est sublime.

Le Livre d'image

L'ivre d'images.

Une image n'est pas forte parce qu'elle est brutale ou fantastique mais parce que l'association des idées est lointaine et juste. 

Pierre Reverdy, cité par Godard dans JLG/JLG

1. La première chose qui frappe dans le Livre d'image, c'est sa ponctuation. Car c'est bien de ponctuation qu'il s'agit. Tous ces noirs au niveau de l'image, ces blancs au niveau du son, et plus encore ces coupes abruptes, disruptives, effectuées le plan à peine lancé, relèvent d'une ponctuation assez nouvelle chez Godard, qui jusque-là privilégiait surtout les montages en "hauteur", faits de superpositions diverses, rendant la ponctuation non pas inutile mais moins visible (ou muette). Là, on les "voit" tous ces signes de ponctuation, signes forts (points, points d'exclamation, points de suspension...), signes faibles (les virgules), parenthèses, guillemets, auxquels il faut ajouter les espaces... C'est pour ça que le film s'appelle le Livre d'image, parce que c'est à lire, lire ce que Godard y a écrit de ses mains, de ses doigts, 5 x 2, sur et sous l'image (c'est comme un palimpseste)... et la ponctuation qui va avec, donnant au film sa respiration autant que sa structure, et par là, peut-être, par bribes, le sens qui s'y cache. D'où l'importance que Godard redonne, trente ans après Grandeur et décadence au texte de Faulkner (extrait de Sépulture sud), démembré puis reconfiguré dans tous les sens, ce qui fait qu'on y entend autre chose. "[...] eux tous, profilés sur le fond du vert luxuriant de l'été et l'embrasement royal de l'automne et la ruine de l'hiver, avant que ne fleurisse à nouveau le printemps, salis maintenant, un peu noircis par le temps et le climat et l'endurance mais toujours sereins, impénétrables, lointains, le regard vide, non comme des sentinelles, non comme s'ils défendaient de leurs énormes et monolithiques poids et masse les vivants contre les morts, mais plutôt les morts contre les vivants; protégeant au contraire les ossements vides et pulvérisés, la poussière inoffensive et sans défense contre l'angoisse et la douleur et l'inhumanité de la race humaine".

2. Le livre, l'image. Chez Godard, le roman, la nouvelle, c'est fini depuis longtemps. Faire des films c'est, avec les images et les sons, composer des poèmes, écrire des partitions. Rimes et contrepoint. Faire des rimes avec des films — rim(ak)es —, qu'ils soient d'hier (films de fiction, surtout les grands classiques et les propres films de Godard, images d'archives) ou d'aujourd'hui (vidéos trouvées sur le Net), que Godard tripatouille, fragmente, parfois en tous petits morceaux, puis organise, en les uniformisant par un même traitement qui sature les couleurs. De sorte que l'image du livre n'est pas qu'une image. Par le montage, qui accorde/désaccorde, elle est aussi l'image qui naît d'une autre image, jaillit de toute parole, de tout écrit, non plus comme représentation mais comme support à la création, cette image-magma que Godard façonne, à pleines mains, pour créer de nouvelles images.

3. L'image, la parole. Et que racontent ces images? A vrai dire, toujours la même chose: le cinéma et le monde, la guerre et les révolutions (Joseph de Maistre, Les Soirées de Saint-Petersbourg), la justice et la loi (Montesquieu), le colonialisme (d'Arthur Rimbaud à Albert Cossery en passant par Edward Saïd, dans l'ombre de l'Occident) et l'image (rêvée) de L'Arabie heureuse, celle d'Alexandre Dumas, l'Arabie comme "région centrale", le centre du film... Des cinq doigts de la main, index levé comme Bécassine qui se tait, parce que la vraie condition de l'homme c'est de penser avec ses mains, aux cinq continents, sur lesquels s'étendrait le besoin de contradictions et de résistances... programme godardien par excellence, "même si rien ne devait être comme nous l'avions espéré, cela ne changerait rien à nos espérances..." Complexe, confus, mais peu importe... l'important c'est la façon dont c'est raconté. La voix de Godard est toujours là, voix d'outre-tombe, pour commenter tout ça, citations (plus ou moins modifiées) et textes divers, parfois de longs passages "narratifs" (extraits du livre de Cossery, Une ambition dans le désert), curieusement audibles (on n'était plus habitué), même s'il faut tendre l'oreille... même si Godard ne nous épargne pas les répétitions, les longueurs, monotonie mélancolique (du coup on s'ennuie)... et puis soudain, la voix s'éraille, s'enraye, s'étouffe, ça redevient inintelligible, sauf que là, c'est la vraie voix de la vieillesse qu'on entend, conférant au film un plus d'émotion totalement inattendu, dont l'écho se trouve dans le tout dernier plan, emprunté au Plaisir d'Ophuls: la danse du "Masque", ce vieil homme au visage dissimulé sous un masque, dansant avec entrain avant de s'effondrer sur la piste.

4. Reste le plus beau du film, la troisième partie, introduite par les vers de Rilke ("Ces fleurs entre les rails, dans le vent confus des voyages"), dix minutes sublimes, coincées entre L'Espoir de Malraux ("Transformer notre apocalypse en armée ou crever, c'est tout") et la scène de fraternisation, entre la troupe et les femmes de la Commune... Le train, motif idéal pour faire communiquer le cinéma et son siècle, sachant que "la seule chose qui survive à une époque c'est la forme d'art qu'elle s'est créée, et qu'aucune activité ne deviendra art avant que son époque ne soit terminée" (repris d'Hollis Frampton et déjà entendu dans Histoire(s) du cinéma auquel d'ailleurs le Livre d'image, par sa structure, fait penser)..., de Lumière au ciné-train de Medvedkine, de Tourneur (Berlin Express), l'énumération des compartiments, à Ophuls (le Plaisir, déjà), Gabin accompagnant en courant le départ du train où se trouve Danielle Darrieux, en passant par Angelopoulos (les deux enfants de Paysage dans le brouillard), Keaton (le Mécano de la "General"), Tourine (Turksib) ou encore les frères Eames (Toccata for Toy Trains, écho à Routine Pleasures de Gorin?)... Le train, lieu rêvé pour rêver — c'est le rôle du dormeur (Orphée de Cocteau) —, rêver par exemple aux films de Barnet, parfait aussi pour lire les grands auteurs (Dostoïevski, Baudelaire). Et ce rythme, si particulier, qui s'accorde si bien à la musique (Schnittke, Arvo Pärt). Dix minutes dont la beauté me rappelle dix autres minutes, le segment Dans le noir du temps pour Ten Minutes Older, un des plus beaux Godard.