Juste sous vos yeux de Hong Sang-soo (2021).
Un cinéma rossellinien?
Parce qu'on y évoque la beauté des choses, s'offrant-là telle une épiphanie, Juste sous vos yeux, le dernier film de Hong Sang-soo, est-il rossellinien? Plus exactement: est-il le plus rossellinien de tous ses films? Car, c'est un fait, le cinéma de Hong Sang-soo est depuis toujours rossellinien. Pas au sens où il existerait chez lui une veine rossellinienne, comme par exemple chez Kiarostami, mais au sens de ce qui s'y opère secrètement, au-delà de l'apparente trivialité — qui est celle du quotidien et des "petites choses" de la vie — que Hong met sen scène invariablement dans ses films. Par sa modernité, où domine l'hétérogène, son rapport à la "vérité", ici donc la plus basique, qui fait que c'est à partir d'événements imprévisibles (mais quand même espérés) que celle-ci nous apparaît, quelle que soit la méthode utilisée pour la faire émerger — dans le cas de Hong, une méthode plutôt légère: souvent un moment anodin du film, à l'instar de Rohmer ou de Duras, pour citer les deux grands pôles entre lesquels ses films oscillent dorénavant (du côté de Duras, c'est plus récent, peut-être depuis l'arrivée de Kim Min-hee). Ou encore: par sa nudité, qui se contente de dénoter les choses, telles qu'elles sont justement, c'est-à-dire dans leur stricte réalité, pas spécialement belle, on peut même dire rarement belle. J'entends déjà l'objection: chez Hong Sang-soo, c'est différent, ça réclame au contraire tout un artifice, vu que c'est généralement à l'occasion d'une scène de soûlerie que, l'alcool aidant, la vérité surgit. Sauf que ce n'est pas de cette vérité-là dont je parle, qui s'inscrit dans les dialogues, s'adresse à l'autre autant qu'au spectateur, à tout spectateur, là où la vérité rossellinienne, elle, n'a pas d'adresse précise: elle est à cueillir (ou non) par le spectateur, expliquant d'ailleurs pourquoi le cinéma de Hong Sang-soo, on y est sensible ou pas du tout.
La subtilité de l'affaire, c'est que c'est pourtant aussi lors des scènes de soûlerie que la vérité, celle qui nous intéresse, advient. Du moins que c'est aussi à cet endroit qu'elle y montre le bout de son nez. Comme s'il y avait deux niveaux dans ces scènes: un niveau superficiel, qui est celui de la vérité... disons narrative pour aller vite, niveau fait lui-même de plusieurs strates (comparons la scène des griefs formulés par la sœur au début du film qui, pour les accompagner, nécessite simplement de prendre un café, et la scène de l'aveu fait par Sang-ok au cinéaste, aveu qui justifie, lui, qu'on se soûle pour le rendre plus doux); et un niveau plus profond ou à l'inverse plus élevé, je ne sais pas, en tous les cas différent, qui est de l'ordre de la révélation, cette vérité qui, chez Hong Sang-soo, surgirait par-delà les vérités énoncées sous l'effet de l'alcool, une autre vérité qui subitement vous saisirait, sans crier gare, comme touché par la grâce, et ferait que ce film vous y adhérez pleinement, quelles que soient les réserves émises par ailleurs.
Il y aurait ainsi dans le cinéma de Hong Sang-soo deux méthodes pour faire surgir la vérité: une douce, rossellino-rohmérienne, mais aussi durassienne (de plus en plus), via la mélancolie des personnages féminins (vérité émergeant à tout moment, exemplairement — mais pas nécessairement — sur une plage, l'automne); et une plus rêche, plus pialatesque, où, comme disait Bergala (à moins que ce ne soit Narboni), il s'agit de faire rendre gorge à la vérité, et cela, essentiellement, lors des scènes arrosées. Deux méthodes, ou une seule, mais à double face — c'est le côté Spontex du cinéma de Hong —, avec ses deux faces indissociables, expliquant que la scène de soûlerie soit récurrente (récurante?) et même systématique chez Hong Sang-soo depuis vingt-cinq ans, une scène dont le cinéaste semble ne pouvoir se passer, mais qui s'adoucit avec le temps (dans Hotel by the River et La Femme qui s'est enfuie, elle n'était qu'amorcée voire éludée mais pas totalement absente), au contraire des scènes de sexe, depuis longtemps disparues.
C'est qu'aujourd'hui la scène de soûlerie n'a plus exactement la même fonction qu'hier. Dans Juste sous vos yeux, il s'agit moins d'asséner, grâce à la bière ou le soju, quelques vérités, que d'arriver à oublier, via l'alcool, cette vérité qu'on a fini par avouer. Fonction à rattacher à la part mélancolique qui, depuis plusieurs années, imprègne fortement le cinéma de Hong Sang-soo, au point d'émousser la face abrasive que représentaient jusque-là les scènes d'ivresse. Si la mélancolie, c'est la "beauté des choses" qui s'offre à Sang-ok, là "sous ses yeux", conjointe au sentiment que le personnage va bientôt mourir (ce sentiment de mort prochaine, le spectateur l'éprouve en fait dès le début du film), c'est aussi ce qui, dans le film, transforme le "scandale" (auquel correspond habituellement la scène de soûlerie) en pure tristesse, à travers cette comptine que joue maladroitement Sang-ok à la guitare, saynète qui constitue à n'en pas douter le "point d'orgue" du film, engageant le cinéma de Hong dans une direction que celui-ci n'avait encore jamais suivie. Ou plutôt si, qu'il avait déjà suivie mais qu'il souhaiterait reprendre, comme un écho à ses premiers films (il est question ici d'aller à Yangyang, soit la province du Gangwon dont on sait "le pouvoir"), nourri de cette mélancolie qui dorénavant nimbe ses films. Le fait que le personnage principal soit joué par une nouvelle venue, Lee Hye-young, actrice qu'on retrouvera dans les deux prochains films (The Novelist's Film et Walk Up), est en soi une piste: Juste sous vos yeux pourrait bien ouvrir ce qui serait un nouveau cycle dans la filmographie de Hong Sang-soo, un cycle qui toucherait, comme toujours chez lui, à la question du Temps (le temps discontinu) et du Hasard, mais dans une direction encore plus rossellinienne qu'avant.
Rappel (c'était il y a 10 ans):
On connaît la méthode Hong Sang-soo. Une note de départ et des scènes qui vont se greffer au fil du tournage. Une construction chaotique, fondée sur l’intuition, et des petits blocs qu’il faut ensuite harmoniser. Des blocs de vie: manger, boire, faire l’amour, raconter des histoires... Et recommencer. Le cinéma de Hong Sang-soo est un langage à lui tout seul. Il y a eu le Mizo, un art de la modulation. Il y a eu le Ozu, un art du plein (et non du vide, merci Hasumi). Il y a aujourd’hui le Hong, un art de... de quoi, au juste?
Soit In Another Country, Huppert chez Hong, billet retour d'un précédent voyage: Hong chez Rohmer (Night and Day). Si Huppert se révèle soluble dans le cinéma de Hong Sang-soo, c’est qu’elle y est parfaitement à l’aise, signe de son talent mais surtout du caractère étonnamment digeste du cinéma de Hong, qui permet d’intégrer un élément étranger, de l’assimiler à travers trois petits récits (où se mêlent rêve, désir et mélancolie), comme autant de variations sur un même thème — la rencontre amoureuse et donc impossible entre une Française et un jeune lifeguard coréen — pour finalement le restituer, apparemment intact mais en fait profondément remanié, de l'intérieur, car nourri d'une expérience qu'on pourrait qualifier de méta-pata-physique (via un soupirant prisonnier de sa femme enceinte, un amant trop vieux et un moine bouddhiste attaché à son stylo Mont Blanc), de sorte qu'à la fin, si on sait qu'il s'est passé quelque chose, plein de petites choses même, à la fois identiques et différentes, sérieuses et ridicules, on ne sait pas quoi exactement.
Mais est-ce bien sûr? Pour qu'une telle structure, lâche, digressive et répétitive, résiste à l'effilochage narratif qui menace tout film de Hong Sang-soo, il faut une base solide sur laquelle elle puisse s'appuyer. Une base qui se construit en même temps que le film, de manière invisible mais bien réelle, conférant à l'ensemble cet équilibre faussement fragile qui caractérise le cinéma de Hong. Si le lieu et la météo (ici une station balnéaire, un temps maussade) servent toujours chez lui de points de départ pour lancer le récit, si l'alcool (ici le soju) y coule toujours à flots pour griser le récit, si les situations narratives, enrichies de leurs rimes visuelles (ici la figure "dragueuse" du maître nageur, avec le phare comme image du désir, la ligne de crawl et la petite tente de camping comme motifs de séduction...), se démultiplient à l'envi, pour diffracter le récit, on devine derrière tout ça, et dans ce film plus encore que dans les précédents, l'image secrète qui alimente le récit. Récit non pas en creux, ni même en pointillé, mais saisi dans l'instant, et donc obligé, du fait même de cette instantanéité, de se répéter (en variant les points de vue) pour faire surgir quelque vérité.
Rappel (c'était il y a 9 ans):
Haewon est certainement le plus épuré des films de Hong Sang-soo, si épuré qu'on l'imaginerait réalisé dans vingt ou vingt-cinq ans par un Hong Sang-soo en fin de carrière, simplifiant à l'extrême ses petites histoires écrites au jour le jour, au gré de l'inspiration (et de la météo), avec les mêmes types de personnages (professeurs, étudiants, cinéastes, écrivains...), l'homme toujours un peu lâche et la femme égarée, les mêmes scènes de soûleries, où l'on exprime le fond — vaporeux — de sa pensée, au contraire des scènes de coucheries, plus rares avec le temps (si on boit toujours autant chez HSS — normal, le soju a une fonction sociale là-bas —, on y baise de moins en moins), les mêmes scènes de dialogues, filmées de profil, sans champ/contrechamp, avec ces drôles de zooms, comme si la caméra cherchait subitement à lire les pensées d'un personnage, ou simplement ses émotions, la même petite musique pianotée (signée Jeong Yong-jin)... Sauf que Hong ne tourne pas dans l'ordre et que ce qui aurait pu être son "dernier film", ou à défaut un beau film de vieux, eh bien, il nous le livre aujourd'hui.
Haewon et les hommes. Le titre français, renoirien, n'est pas très heureux. Il fait écho à la seconde partie du film, qui est la plus hongienne, occultant ce que le titre original, Nobody's Daughter Haewon, "Haewon, fille de personne", titre matarazzien (mais l'analogie s'arrête là, nul mélodrame ici), évoquait de nouveau chez Hong, à savoir la relation fille-mère, thème de la première partie. C'est d'autant moins heureux que cette seconde partie n'existe qu'à travers la première (c'est le départ de la mère qui provoque les retrouvailles entre Haewon et son ancien amant), au point que c'est tout le film qui est à placer sous le signe de la relation parentale, non seulement à la mère mais également au père.
Résumons. Haewon est une jeune fille du genre dormeuse, qui s'endort régulièrement sur un coin de table, au café ou à la bibliothèque, et se met à rêver:
1) d'abord de Jane Birkin (c'est l'ouverture du film), image même d'une "mère rêvée" — d'autant que Haewon ressemblerait à sa fille Charlotte (ah bon?) —, en attendant de retrouver sa vraie mère qu'elle n'a pas vue depuis longtemps et avec laquelle elle doit passer la journée, une dernière journée ensemble, la mère ayant décider de quitter (définitivement) la Corée pour le Canada. Hong Sang-soo filme admirablement la distance qui dorénavant sépare les deux femmes, la mère découvrant non sans étonnement à quel point sa fille a grandi, à quel point elle est devenue une belle personne (si belle qu'elle pourrait concourir pour Miss Corée), lui rappelant surtout qu'elle doit vivre selon ses désirs, contrairement à elle dont la vie semble avoir été un ratage côté conjugal;
2) puis à différentes figures paternelles (la seconde partie), figures réactivées par le départ de la mère et la relation renouée avec l'ex-amant (un cinéaste-enseignant évidemment) devenu père entretemps. A l'image idéalisée de la mère, lors du première rêve, répond une double image du père dans le second (le père œdipien — le professeur qui vit aux Etats-Unis et qu'Haewon se verrait bien épouser — et le bon petit père, le pépère, symbolisé par le vieil homme à la doudoune verte), image à confronter à celle, immature, que renvoie l'amant (personnage dépressif donc pleurnichard — comme beaucoup de personnages masculins chez Hong, depuis Conte de cinéma, son film-charnière dans lequel il recourait pour la première fois à la voix off et au zoom avant — et en même temps pathétique dans ses tentatives pour dissimuler une liaison connue de tous), sans qu'on sache très bien ce qu'il y a de rêvé et de réel dans cette partie du film, étant donné qu'on ne voit jamais Haewon se réveiller. A la fin, une voix off nous dit que lorsqu'elle s'est réveillée, Haewon s'est souvenue qu'elle avait rêvé du vieil homme, ce qui ne veut pas dire qu'elle n'a pas rêvé le reste...
[Dormir c'est mourir un peu. Lorsqu'elle s'endort pour la seconde fois (à la bibliothèque), Haewon a près d'elle, sur la table, le livre de Norbert Elias, The Loneliness of Dying. On peut y voir un écho au personnage du vieil homme qui traverse, en solitaire, la seconde partie du film (le vieillissement comme processus de désocialisation), mais aussi à la notion éliasienne d'individualisation (applicable aujourd'hui à toutes les sociétés modernes, même non-occidentales), à travers notamment le rapport particulier qui existe entre Haewon et les autres étudiants: assimilée à une étrangère, issue d'une famille riche, sortant en cachette avec son professeur, elle se trouve isolée du groupe, ce qui ne peut que renforcer son sentiment de solitude, l'impression qu'elle est seule pour affronter le monde (d'où son refuge dans les rêves), comme si la société, dont elle dépend malgré tout, l'empêchait de vivre véritablement sa vie].
Avec Haewon, et son chromatisme godardien — du rouge au bleu, du pull rouge d'Haewon à sa chemise bleue —, où se mêlent le nu et le rugueux, à l'image du parc de la première partie (avec ses statues trop grandes, comme Haewon), et du fort de la seconde partie (avec ses drapeaux déchirés par le vent, comme l'amour), qui interroge la mort, via le départ d'une mère, la solitude d'une jeune fille (égale à celle des aînés, cf. la très belle scène où le vieil homme donne à boire à Haewon) et l'impossibilité de l'amour, à l'instar du 2e mouvement de la 7e Symphonie de Beethoven (qui scandait déjà Night and Day), et son allure de marche funèbre, entendu ici sur un vieux magnéto au son dégueulasse... avec Haewon donc, Hong Sang-soo nous livre un de ses films les plus pessimistes, mais aussi un de ses plus beaux, et peut-être le plus émouvant, l'émotion étant d'autant plus forte que l'humour n'y est pas exclu, un humour d'autant plus savoureux que chez Hong c'est toujours au premier degré. Ainsi lorsque l'amant dit à Haewon sur un ton plaintif: "Le bébé me téléphone sans arrêt", qu'elle s'en étonne: "Le bébé peut téléphoner?" et qu'il lui répond, avec le plus grand sérieux: "Non, sa mère le fait pour lui." Merveilleux.
Rappel (c'était il y a 6 ans):
Vu Right Now, Wrong Then, le 17e long de Hong en 20 ans. Peut-être son film le plus limpide pour ce qui est de la disjonction. Parce que le cinéma de Hong Sang-soo est un cinéma de la disjonction. Et en cela parfaitement contemporain. La disjonction en tant que structure masquée, désarticulée, qui fait d'une même histoire deux histoires ressemblantes et différentes. D'un même personnage deux personnages, l'un pas tout à fait honnête, l'autre peut-être trop. Qui fait surtout de la rencontre, thème hongien par excellence, et spécialement la rencontre amoureuse (il y a une affiche de Boy Meets Girl dans le café que tient l'amie de Heejeong), autre chose que la classique adresse à l'Autre, via la parole (c'est ce qui distingue Hong Sang-soo de Rohmer, même si le film ici n'est pas sans rappeler le chapitre "Mère et enfant, 1907" des Rendez-vous de Paris). Car si le sexe se fait de plus en plus rare chez Hong, le soju, lui, coule toujours abondamment. Signe que la parole se résume aujourd'hui à un pur blabla, autant dire à une forme de jouissance, celle de l'idiot auquel équivaudrait le sujet soûl (ivresse de la jouissance/jouissance de l'ivresse). Sauf qu'il y a deux histoires. Dans la première ("Wrong now, right then"), la jouissance prime (on boit jusqu'à plus soif et Ham triche avec Heejeong), la rencontre est ratée; dans la seconde ("Right now, wrong then"), la parole joue encore de sa fonction signifiante (qui pousse Ham à se mettre littéralement à nu), la rencontre a lieu...
Vu Right Now, Wrong Then, le 17e long de Hong en 20 ans. Peut-être son film le plus limpide pour ce qui est de la disjonction. Parce que le cinéma de Hong Sang-soo est un cinéma de la disjonction. Et en cela parfaitement contemporain. La disjonction en tant que structure masquée, désarticulée, qui fait d'une même histoire deux histoires ressemblantes et différentes. D'un même personnage deux personnages, l'un pas tout à fait honnête, l'autre peut-être trop. Qui fait surtout de la rencontre, thème hongien par excellence, et spécialement la rencontre amoureuse, autre chose que la classique adresse à l'Autre (via la parole). Car si le sexe se fait de plus en plus rare chez Hong, le soju, lui, coule toujours abondamment. Signe que la parole se résume aujourd'hui à un pur blabla, autant dire à une forme de jouissance, celle de l'idiot auquel équivaudrait le sujet soûl (ivresse de la jouissance/jouissance de l'ivresse). Sauf qu'il y a deux histoires. Comment les faire tenir ensemble, au-delà même du blabla? Par le regard. Dans la première, la rencontre est ratée parce que c'est vu du côté de l'homme, avec ce que cela suppose de pragmatique (séduire une jeune femme pour occuper sa journée — Ham est arrivé à Suwon un jour trop tôt); dans la seconde, la rencontre a lieu parce que c'est vu du côté de la femme (et de sa solitude) avec ce que cela suppose de transcendant (faire de l'éphémère — que représente la rencontre — une véritable expérience, promesse d'avenir).
NB: Right Now, Wrong Then est le premier film de Hong Sang-soo dans lequel joue Kim-Min-hee.
Rappel (c'était il y a 5 ans):
그 후 = littéralement "Après cela"... Après quoi? Après une nouvelle rencontre, on peut même dire la rencontre, rencontre amoureuse, il va sans dire. Il y avait eu le jour d'avant, Right Now, Wrong Then, arrivé trop tôt, mais qui lui avait néanmoins permis de la rencontrer, elle, pour la première fois, ce jour-là, un jour raconté deux fois, de son point de vue à lui, rencontre isolée, sans lendemain, motivée par le seul plaisir d'occuper sa journée, puis de son point de vue à elle, rencontre plus sensible, plus ouverte, car appelée à se répéter. Après... après le jour d'avant, et avant le jour d'après, il y a eu les jours durant, Yourself and Yours, les jours pendant lesquels l'amour s'est forgé, entre elle et lui, à grands coups de "première fois", d'alcool et de faux-semblants. Et là, maintenant, c'est le Jour d'après, un nouveau présent, le présent de l'amour, raconté une seule fois mais par deux voix, sa voix à lui, toujours incertaine, sa voix à elle, de plus en plus assurée. Lui, c'est Hong Sang-soo. Elle, c'est Kim Min-hee.
Après, donc. Après la première fois. Ou plutôt, après le premier temps de la première fois. Un second temps qui serait plus consistant, moins volatile, non seulement parce qu'il faut rendre des comptes, mais surtout parce que c'est le temps des questions: c'est quoi l'amour? combien de temps ça dure? c'est comment après?... autant de questions, conjuguées à tous les temps — présent, passé, futur —, auxquelles le Jour d'après ne répond pas évidemment (il n'y a pas de réponses), mais que Hong sang-soo décline, dans son style habituel, faussement désinvolte, avec même une plus grande rigueur que d'ordinaire, une plus grande fougue aussi, quelque chose à la fois de rude, dans sa scénographie (toujours très frontale), sa photographie (un noir et blanc hivernal), ses dialogues (sans concession du côté des femmes — épouse, maîtresse et fausse amante —, pas loin du vaudeville guitryien), et de soyeux, à travers le personnage, davantage rohmérien, que joue l'aimée, Kim Min-hee. Et pour marier tout ça, la rigueur et l'amour, rien de mieux que la figure de Bach, le maître du contrepoint, surveillant les démêlés, comme s'il veillait à ce que la complexité apparente du dispositif n'emprisonne le film, que son propos soit, au contraire, suffisamment clair pour que le film reste ouvert, libre dans ses interprétations, à l'image de l'amour, une fois installé, et des choix, assumés ou non, qu'il faut faire.
Rappel (c'était il y a 4 ans):
Seule sur la plage la nuit et Claire's Camera. HSS ou l'art de la congruence. A quoi tient le plaisir que procurent les films de Hong Sang-soo? Peut-être à ceci: l’adéquation qui existe entre l'œuvre, très bazino-rohmérienne (réalisme, économie), délestée de toute fioriture esthétique, de tout gras narratif (à ce niveau Claire’s Camera atteint, via les photos polaroïd, une sorte de point limite), et ce que visent les personnages eux-mêmes: que leurs émotions, ce qu'ils ressentent, soient en concordance avec leurs idées, les décisions qu'ils ont à prendre, et la façon de les exprimer — sans recourir à l'alcool —, expliquant non seulement le jeu de reprises et de variations qui structure chaque film de Hong (à la manière d'Ozu), ainsi que l'impression de mélancolie, surtout féminine, quasi durassienne, qui dorénavant s'en dégage (dans Seule sur la plage la nuit: une femme, l'hiver, la mer... Hambourg, Gangneung... la tristesse et l'adagio du Quintette de Schubert, comme dans Savannah Bay), mais aussi le fait que c'est bien dans les interstices du récit que les changements opèrent, non tangibles et pourtant suffisamment sensibles pour que le spectateur les saisisse, qu'il éprouve le "devenir" ainsi à l'œuvre dans le cinéma de Hong Sang-soo — dans Claire’s Camera: "la seule façon de changer les choses c'est de les regarder à nouveau, très lentement" — et s'en délecte.
Rappel (c'était il y a 2 ans):