jeudi 22 octobre 2020
mercredi 21 octobre 2020
La mort de d'Artagnan
Contrairement à ce qui arrive toujours, soit en politique, soit en morale, chacun tint ses promesses et fit honneur à ses engagements.
dimanche 18 octobre 2020
Fritz Lang: l'invraisemblable vérité
Je n'ai pas parlé jusqu'à présent d'abstraction, alors que s'il y a bien un film pour lequel le terme convient, terme utilisé à tout bout de champ par la critique — comme celui d'épure d'ailleurs — dès qu'un film se présente "nu", dégraissé de son gras narratif aussi bien qu'esthétique, s'il y a donc bien un film dont on peut dire qu'il est abstrait (ou quasi abstrait, comme le précisait Rivette, car l'abstraction pure n'existe pas au cinéma, pour ce qui est du moins du cinéma non expérimental), c'est celui-là. Reste à savoir pourquoi. Pourquoi un tel désir d'abstraction chez Fritz Lang, pourquoi cette accélération soudaine dans la voie de l'abstraction où s'était engagé le cinéaste, surtout depuis son précédent film? A lire le livre d'Eisenschitz, on serait tenté de faire le lien avec ce qui était devenu une nécessité pour lui: quitter au plus vite Hollywood et l'Amérique, et que, prenant conscience de cette nécessité au moment même où il tournait l'Invraisemblable Vérité, Lang aurait "brusqué" les choses, concentrant en quatre-vingt minutes ce qui aurait dû sinon — s'il était resté à Hollywood — se forger de façon plus progressive, via deux ou trois films supplémentaires. Cela a joué, évidemment. Mais on peut aussi voir cette accélération sous un autre angle, envisager d'autres motifs, plus ou moins conscients chez Lang, qui relèvent davantage de la "chose artiste", mieux: du défi de l'artiste: se "prouver" à lui-même (et dans le cas de Lang, contre Hollywood qui ne le considérait plus à sa juste valeur) qu'il pouvait aller beaucoup plus loin (en termes de quête artistique) que ce qu'il avait réalisé jusque-là, quitte à se couper du public et de la critique, en s'imposant un problème de mise en scène qui soit difficile à résoudre, problème au sens mathématique du mot, à la manière des problèmes de Hilbert, ici en l'occurrence et pour reprendre le propre questionnement de Lang dans son entretien avec Bogdanovich: comment faire admettre que le héros soit un salaud alors que le film s'est évertué à nous montrer le contraire. Eh bien la réponse passe par l'abstraction, qui est bien plus que l'épure. Car si l'épure retranche pour ne conserver que l'essentiel, on peut dire que l'abstraction, elle, retranche jusque dans l'essentiel, à commencer par ce qui dans un film relève de l'incarnation. En un sens, l'épure prépare le terrain de l'abstraction. Beaucoup de films s'apparentent à des épures, mais s'arrêtent là, ou alors, s'ils empruntent le chemin de l'abstraction, ne s'y aventurent pas vraiment, pas aussi loin en tous les cas que l'Invraisemblable Vérité (c'était le cas justement de la Cinquième Victime). Fritz Lang, avec ce qu'il considère comme devant être son dernier film tourné en Amérique, se lance donc un défi: rendre cette question de l'innocence et de la culpabilité, qui a parcouru toute son œuvre, la plus abstraite possible. Faire ainsi l'épreuve comme il ne l'avait jamais faite auparavant des puissances de la dialectique. Et ce, par le biais de l'abstraction qui pousse à l'extrême l'absence de chair, le côté distant des personnages (cf. la scène où Joan Fontaine rompt ses fiançailles avec Dana Andrews, on a l'impression qu'elle est juste passée lui dire bonsoir), dépassant/surpassant tout ce qui d'ordinaire établit un lien avec le spectateur (identification, projection...). Et par-là même, dissocie les deux questions que sont, d'un côté, celle de l'innocence et de la culpabilité, et de l'autre, celle de la peine de mort — sujet sensible, qui ne peut que soulever les passions —, évacuant ainsi le thème-bateau (au cinéma) de l'innocent condamné à mort pour ne concevoir la peine de mort que comme un problème de pure morale: la réponse à un crime par un autre crime, que le condamné soit coupable ou innocent. C'est tout le sens de la scène initiale: l'exécution d'un homme dont on ne sait rien de sa culpabilité et de ce qui l'a conduit sur la chaise électrique. Il ne s'agit pas de dire que derrière tout innocent il se cache un coupable, et inversement, mais de rendre les deux termes, coupable et innocent, inopérants pour justifier ou non la peine de mort. Et pour le coup rendre tout aussi inopérants les termes "salaud" et "sympathique" pour définir le personnage joué par Dana Andrews. De sorte qu'à la fin, il n'y a pas de véritable rupture. Pour le spectateur oui, mais au niveau de la logique même du film, non. Andrews est toujours ce même bloc, qu'il soit un brave type ou un salaud n'y change rien. Seul le lapsus est venu témoigner de l'être, présent à l'intérieur. L'abstraction consistait en cela: emprisonner, plus qu'éliminer, ce que Dana Andrews (et les autres aussi) pouvait exprimer d'affectif et de psychologique en surface, ce qu'on pourrait interpréter comme de l'anti-psychologisme. Et évoquer dès lors — plutôt que Hegel — Husserl, voire Frege (plus radical encore dans son anti-psychologisme), ce qui déplacerait la philosophie du film du côté du logicisme. L'abstraction non plus par le "négatif", mais par la logique, sinon les mathématiques (cf. l'article brillant de Serge Bozon, qui en bon logicien analyse le film sous l'angle mathématique — Bertrand Russell est cité en exergue —, in Cahiers du cinéma n°685, janvier 2013, à l'occasion de la sortie en DVD du film). Reste quand même le lapsus...
lundi 12 octobre 2020
Fritz Lang, au-delà du doute raisonnable
mercredi 7 octobre 2020
Love story
samedi 3 octobre 2020
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vendredi 2 octobre 2020
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L'archirusse
Alexandre Sokourov appartient-il à cette société secrète que Jens Peter Jacobsen, l’écrivain préféré de Rilke, nommait la "compagnie des mélancoliques", ces gens qui "cherchent sur l’arbre de la vie des fleurs que les autres n’y soupçonnent pas, des fleurs cachées sous les feuilles mortes et les rameaux desséchés", qui connaissent "la volupté de la tristesse ou du désespoir", quand "chaque plaisir superbe de la vie, resplendissant de beauté et en pleine floraison (Jacobsen était aussi botaniste), à l’instant même où il va vous saisir, est rongé par un cancer, de sorte que vous y apercevez, dès qu’il approche de vos lèvres, le spasme de la décomposition"? Alexandre Sokourov cherche-t-il lui aussi à saisir ce sentiment de pourrissement à même la beauté des choses, à saisir dans le même plan l’image du beau et de sa déchéance? Car si son œuvre est volontiers décrite comme "réactionnaire", elle est surtout "réactive", telle une réaction chimique, une rosée acide, quand une goutte versée sur le pétale d’une rose déclenche instantanément sa flétrissure. Réaction même de la mélancolie. Etant entendu que ce qui fascine le plus chez Sokourov n’est pas tant le lamento infini que ses films font entendre (des documentaires élégiaques au méconnu Povinnost) que l’incroyable puissance formelle qu’ils dégagent, cette volonté surhumaine - et en cela parfaitement mélancolique - pour atteindre une image "impossible": une image qui se suffirait à elle-même, une image enfermée, encryptée, une image-caveau dans laquelle seraient enterrées les figures d’un passé révolu mais dont l’artiste conserverait la mémoire, à la fois douloureuse et vivante. Un lieu secret, la "Chose", que seule la sublimation permettrait d’approcher. Car c’est aussi cela qui fascine chez Sokourov: son étonnant pouvoir de sublimation. Filmer, peindre, fabriquer, "totaliser" des images, avec une telle énergie que l’œuvre aspire tout ce qui l’entoure, ne laissant rien hors de son propre champ. Clôturer l’œuvre pour mieux contenir la "Chose". Créer des formes, moduler des rythmes, jouer de la polyvalence des signes: sublimer avec d’autant plus de force que la mélancolie y est plus profonde.
Quel est donc ce mouvement imposé par Sokourov et sur lequel repose tout l’édifice de son film? On pourrait - beaucoup l’ont fait - énumérer les images qu’un tel mouvement convoque: ici un plan-fleuve épousant les soubresauts de la Neva, long fleuve "intranquille"; là un voyage amniotique, régressif, dans le ventre de la mère, celui de la mère Russie. Des images qui, cela dit, renvoient davantage au "mythe de l’éternel retour" - la nostalgie des origines - qu’à la douleur proprement mélancolique, au sentiment que tout retour est impossible. Mais c’est à la forme elle-même qu’il faut s’attacher, à cette boucle sinueuse, pénétrant le "château", l’honorant de sa visite, puis se retirant précipitamment, tel un amant quittant sa maîtresse avant l’arrivée du mari. Le conservateur, le musée et le révolutionnaire: la ligne de l’Arche russe serait-elle celle d’un vaudeville, bien que les rapports sociaux soient ici inversés? Une ligne fluide, folâtre, aux multiples ressorts narratifs. Laissons le côté Labiche du vaudeville pour ne garder que sa structure - ce qui tourne, ce qui virevolte - et poursuivons. Dans l’Arche russe le mouvement est guidé par un curieux personnage, un aristocrate français du XIXe - il n’est pas nommé mais les plus érudits y ont reconnu le marquis de Custine - tout de noir vêtu, phraseur intarissable, qui commente les scènes au fur et à mesure de leur apparition. Le personnage renvoie au festaiolo de la Renaissance, lui-même hérité du choreute antique, cet intermédiaire situé au premier plan du tableau, entre la scène et le spectateur. Il offre surtout, par son commentaire, un regard à la fois admiratif et critique sur les fastes du musée. Admiratif devant la splendeur des lieux, critique sur ce qui n’est pour lui qu’imitation du modèle italien (des copies raphaéliennes aux ornements néo-baroques). Faut-il y voir un portrait du critique occidental devant l’œuvre de Sokourov? D’autant que chez Custine le regard esthétique se doublait d’un autre, plus moral: la conscience de tous les sacrifices humains consentis pour que de telles merveilles existent. Le regard porté par la critique sur Sokourov n’est pas moins ambigu qui mêle fascination, pour la puissance créatrice de l’artiste, et condamnation, pour ses excès formalistes et sa défense inébranlable des valeurs traditionnelles. Or il se pourrait que dans l’Arche russe Sokourov vienne rééquilibrer les forces de ce jeu d’attraction/répulsion, que la ligne vaudevillesque soit là pour rompre cette opposition, monolithique et par trop simpliste, entre modernité et tradition, nouveauté et imitation, progrès et réaction, qu’elle soit la manifestation du véritable engagement de Sokourov, refusant à la fois l’étiquette avant-gardiste et la pancarte réactionnaire, dépassant aussi bien les apories de la modernité (le culte du nouveau) que les oripeaux de la tradition (le culte du beau). Ce dépassement on le qualifie aujourd’hui de kitsch ou de postmoderne. Autrefois on aurait dit rococo ou encore maniériste. Peu importe le nom qu’on lui donne, dans l’Arche russe il suit les contours d’une ligne ondoyante, prolongeant les anamorphoses des œuvres antérieures, s’étirant dans un dépliage infini (proche du pli à l’infini qui caractérise le Baroque selon Deleuze), conjoignant dans le même plan la scène-tableau (archaïque) et le mouvement-caméra (moderne).
Un dispositif qui fait écho à celui des Ambassadeurs de Holbein, célèbre tableau où l’on voit, devant les deux ambassadeurs, un drôle d’objet flottant au-dessus du sol, en fait un crâne anamorphosé dont la forme originale n’apparaît que si l’on regarde le tableau de biais. Baltrušaitis a dévoilé le "mystère" d’une telle installation. Il s’agit d’un drame en deux actes: "Le premier acte se joue lorsque le spectateur entre par la porte principale et se trouve, à une certaine distance, devant les deux seigneurs, apparaissant au fond comme sur une scène. Il est émerveillé par leur allure, par la somptuosité de l’apparat, par la réalité intense de la figuration. Un seul point troublant: l’étrange corps aux pieds des personnages. Le visiteur avance pour voir les choses de près. Le caractère physique et matériel de la vision se trouve encore accru lorsqu’on s’en approche, mais l’objet singulier n’en est que plus indéchiffrable. Déconcerté, le visiteur se retire par la porte de droite, la seule ouverte, et c’est le deuxième acte. En s’engageant dans le salon voisin, il tourne la tête pour jeter un dernier regard sur le tableau, et c’est alors qu’il comprend tout: le rétrécissement visuel fait disparaître complètement la scène et apparaître la figure cachée. Au lieu de la splendeur humaine, il voit le crâne. Les personnages et tout leur attirail scientifique s’évanouissent et à leur place surgit le signe de la Fin. La pièce est terminée." Dans l’Arche russe le drame se joue en un seul acte. Alexandre Sokourov condense les deux temps du regard en un seul et même geste, le geste même de la mélancolie, la mélancolie comme conscience de l’artiste. Une conscience aiguë, suraiguë, qui lui permet, en jouant de sa virtuosité technique - ainsi les trompe-l’œil et les anamorphoses - de représenter la réalité et, dans le même mouvement, de révéler les faux-semblants. Une conscience qui lui permet de "ressentir" au plus profond de son être la terrible douleur de l’homme moderne aux prises avec l’Histoire. Cette conscience mélancolique de l’Histoire on la connaît, c’est celle du romantisme - et du symbolisme - qui a traversé tout le XIXe siècle et dont beaucoup ont souligné la parenté avec l’œuvre de Sokourov. Voir les peintures de Friedrich, Böcklin, Vroubel, Munch... Reste que ce n'est pas en multipliant les références que l’on réussira à mieux cerner une œuvre dont la vocation - avouée - est justement d’échapper à tout ce que l’on connaît déjà. Dans chacun de ses films Sokourov donne l’impression non seulement de réinventer le cinéma mais quasiment de tout recréer, de repartir à zéro. S’il y a référence chez Sokourov c’est d’abord à lui-même. Cet orgueil artistique n’a rien d’extraordinaire et a souvent été mal compris. Revenons au tableau de Holbein. Le crâne en question est une Vanité, mais c’est aussi une cavité, un "os creux", autrement dit le nom même de l’artiste: höhl Bein. L’anamorphose vue de face n’est que la signature de l’artiste. Chez Sokourov aussi les distorsions sont des signatures. La signature comme "vanité" de l’artiste, son orgueil. Dans l’Arche russe, l’orgueil de l’artiste est d’autant plus manifeste que le mouvement de la caméra, débarrassé de toute connotation allégorique, épouse littéralement le tracé d’une signature. Une signature qui envahit tout l’écran, pas le paraphe minuscule apposé au bas d’une toile, non, une vraie et belle signature, une signature plein champ, témoin d’un orgueil peut-être démesuré chez Sokourov mais qu'il ne faudrait pas réduire pour autant à une esthétique vaine et creuse. Le terme de vanité ne recouvre pas celui de vacuité. Alexandre Sokourov signe ses œuvres - il les "sursigne" même - mais il leur assigne aussi une véritable fonction: amener le spectateur en des lieux qui lui sont inconnus, l’installer dans un environnement propice à... disons, une certaine "transcendance". Libre à lui, au spectateur, de suivre la voie, d’aller - selon ses croyances - aussi loin que l’œuvre l’y invite. Une telle conception de l’art n’a rien de révolutionnaire, bien sûr, mais que peut-il y avoir de révolutionnaire dans ce qui apparaît in fine comme le substratum de toute création?
Rien d’étonnant, dès lors, à ce que l’Arche russe n’offre pas ce à quoi l’on pouvait s’attendre. Exit les trésors de l’Ermitage. Le musée joue plus le rôle de contenant à la création de l’artiste qu’il ne représente, par son contenu, le sujet même du film. Exit Saint-Pétersbourg, la Venise du Nord, érigée entre ciel et mer, ses reflets pastel et or, sa lumière boréale et ses nuits blanches. Déjà dans Pages cachées la ville se réduisait à une pure construction de l’esprit: des images de désolation, fragmentées, semblables à la peinture d’Hubert Robert dont on apercevait un des tableaux. Cette réalité "dostoievskienne", dans laquelle les personnages s’engouffraient (dans tous les sens du terme), était elle-même recouverte d'une autre réalité, celle du cinéaste, une réalité "embuée" qui diluait les couleurs dans un lavis ocreux, jusqu’à détremper le film qui par instants se mettait à onduler. Où étaient passés les "rouge framboise", les "bleu turquoise", les "vert pistache", toutes ces couleurs si réelles qui habituellement égayent la vision du spectateur étranger? C’est que justement ces couleurs ne visent qu’à perpétuer le mythe d’un Pétersbourg occidental dont Sokourov n’a que faire. Seul lui importe le Pétersbourg russe, son "Piter" à lui, celui d’hier, sur la tombe duquel il vient non pas déposer des fleurs, encore moins se recueillir, mais cueillir soudainement toute la beauté fanée. Dans l’Arche russe c’est l’Ermitage qui sert de tombe, se substituant au sous-sol dostoievskien de Pages cachées. De Saint-Pétersbourg on ne voit plus rien. Juste un plan de la Neva (vers la fin du film) que le traitement numérique rend surréel. D’une manière générale c’est toute la magie des lieux qui se trouve ainsi "altérée" par le numérique. Le numérique comme support de la mélancolie? Non pas qu’il porte en lui le deuil du cinéma (encore que...) mais qu’il exacerbe la dimension mélancolique qui est propre au cinéma; qu’il rende encore plus vive cette intuition du passé comme ex-présent qui affecte ontologiquement l’image cinématographique. Le numérique comme support non pas de la représentation mais de la présentation, capable de rendre le présent encore plus présent en faisant surgir sur-le-champ les spectres du passé.
L’Arche russe n’est donc pas tant le défilé de deux cents ans d’Histoire que la fixation d’un "événement" qui s’est déroulé très exactement le 23 décembre 2001. A l’entrée de l’hiver. Quand les nuits sont les plus longues, les plus noires, les plus russes. Quand le temps semble s’arrêter et la ville se couvrir d’un grand manteau blanc. Quand toute perspective - historique et géométrique - se trouve pour un temps annulée. Et que le mouvement, autrement dit la vie, passe de l’extérieur à l’intérieur. A l’intérieur de l’arche. C’est là qu’Alexandre Sokourov, Jonas des temps modernes, y a filmé ses personnages, les enveloppant de larges arabesques, dans des décors luxueux. Car si l’arche est le symbole de l’intimité, à l’image du caveau, de l’île, de l’œuf ou du berceau, elle est surtout la chambre des secrets, l’arcanum, un lieu rempli d’or. L’or des reflets, les reflets dorés d’un monde disparu, mais aussi l’or de la substance, la substance fondamentale, philosophale, que Sokourov, en bon alchimiste, a cherché à recréer (d’où son dispositif "alambiqué"). Opération préparée de longue date. Puis exécutée d’un seul tenant. D’un seul souffle, comme on prononce une formule magique. D’un seul geste, comme dans la peinture gestuelle. Un mouvement qui traduit, plus que le refus du montage eisensteinien (un anti-Octobre?), l’enracinement du cinéma de Sokourov dans ce qu’on appelle l’abstraction lyrique, ce mouvement esthétique qui privilégie la nuance au contraste, le continu au discontinu, l’ensemble au détail. Qui surtout associe abstraction et lyrisme. Dans l’Arche russe on retrouve un tel mouvement dans l'exaltation de l’artiste, faisant jouer sa "fibre", comme le poète sa lyre, jusqu’à en jouir: la fibre russe, bien sûr, la fibre sensible d’un passé qui ne reviendra plus, celui de la Grande Russie, mais que Sokourov arrive à surpasser dans l’excitation de la création. Chez lui cette fibre prend la forme d’une ligne flexible et ondulante. Quelle est sa source? Peut-être la peinture d’icônes qui justement allonge les formes et modifie les proportions, une peinture spirituelle qui transfigure plus qu’elle ne figure, loin du réalisme de la perspective albertienne. Le cinéma de Sokourov, empreint de mysticisme - le divin y côtoie en permanence le terrestre -, n’est pas sans évoquer cet art russe des icônes. Une manière pour lui aussi d’échapper à l’emprise tyrannique du réalisme. Car chez Sokourov la fenêtre n’est jamais ouverte sur le monde. Il y a toujours quelques nimbes "blanc de céruse" - dans l’Arche russe c’est le halo de neige entourant l’Ermitage - pour vous rappeler que la lumière vient de l’intérieur. Mais ne pas regarder le monde ne veut pas dire qu’on ne le voit pas. Au contraire on le voit très bien, et d’autant mieux que les apparences, celles de la réalité, ont disparu. L’art mélancolique de Sokourov c’est finalement cela: voir par-delà les apparences. Voir la beauté du monde périssable non pour demain mais ici et maintenant. Hic et nunc. L’art de Sokourov est un art de la cruauté.