dimanche 17 janvier 2021

Two


Two de Satyajit Ray (1964).

[il est fortement recommandé de voir le film avant de lire le texte]

Ce court-métrage peu connu de Satyajit Ray, produit par Esso World Theater pour la télévision américaine (en fait un réseau de télévision éducative, futur PBS) et récemment restauré par l'Academy Film Archive, est un petit bijou d'humour et de tendresse, en même temps qu'une fable (il est présenté comme tel) à teneur anticapitaliste. Il met en scène deux enfants de condition sociale opposée (l'un est riche et "américanisé" - casquette Mickey, Coca-Cola et chewing-gum -, l'autre est pauvre, c'est l'enfant des rues, l'image-type du petit "slumdog"), qui s'affrontent à distance (le premier de sa fenêtre, le second en contrebas, sur un terrain en friche), et ce, via ce qui leur sert de jouets: une clarinette pour répondre à la flûte, un singe mécanique qui joue des bongos pour répondre au tambour, tout un arsenal de déguisements et d'armes en plastique pour répondre au masque hindou et à l'arc fait maison... ce qui donne à cette escalade pleine de drôlerie, dans l'étalage de plus en plus bruyant des jouets de chacun, un petit côté Tex Avery.
Sauf que ça ne s'arrête pas là. Ici pas d'apothéose... L'enfant riche, seul dans ce grand appartement qui, lorsque l'enfant apparaît derrière les barreaux de la fenêtre, a tout de la cage dorée, n'en a pas fini avec le "poulbot". Celui-ci, s'amusant dorénavant avec un cerf-volant, qu'il est allé chercher dans sa cabane et qu'il fait danser devant la fenêtre de notre "impérialiste" en herbe, procure chez ce dernier, face à ce qu'il vit comme une provocation, le plaisir, non seulement cruel (propre à l'enfant) mais peut-être aussi déjà sadique, de détruire ledit cerf-volant et, avec lui, tout ce qu'il symbolise (l'enfance, l'amitié, la paix...). Par le biais d'un lance-pierres, pas assez précis, puis d'une carabine (à air comprimé). Le cerf-volant est ainsi abattu... l'enfant des rues, les larmes aux yeux, n'a plus qu'à regagner sa hutte. Et l'enfant riche, mine réjouie, de fêter ce qu'il croit être sa victoire, en actionnant tous ses jouets, parmi lesquels un robot, s'avançant fièrement au milieu de la pièce... Sauf que dehors retentit à nouveau la flûte du début, signe que les larmes ont déjà séché, peut-être avec l'aide du vent, qui s'est levé (signe de liberté) et qui, pénétrant par la fenêtre, vient faire tomber les jouets. Soit, au final, la défaite de l'enfant riche, lequel, dépité, préfère tourner le dos à la fenêtre.

Des singes et une flûte.

S'il est clair que Two, à travers l'opposition riche/pauvre et, ce qui caractérise encore l'Inde aujourd'hui: la juxtaposition des deux milieux (dans le film, le terrain vague et la hutte de l'enfant pauvre se trouvent juste derrière la maison où vit l'enfant riche), représente aussi l'opposition entre gagnants du capitalisme et laissés-pour-compte, voire entre membres d'une caste et intouchables, il semble aller encore plus loin dans sa deuxième partie, dénonçant, à travers l'arrogance dont fait preuve l'enfant gâté, l'attitude américaine vis-à-vis des pays du Tiers-monde. Certains ont même fait le lien avec la guerre du Vietnam, marquée en 1964 par l'entrée officielle des Etats-Unis dans le conflit. Et si le film est sans dialogue, c'est moins en hommage au cinéma muet (de toute façon dialogué) que par réaction, Ray n'ayant pas voulu, comme on le lui demandait, faire son film en anglais. Ce que montre le film, c'est avant tout l'indianitude chère à Satyajit Ray, qui, par la voie d'une petite leçon de vie, décrit la réalité sociale de l'Inde. Mais comme toujours, Ray ne s'en contente pas. Si l'enfant pauvre se révèle finalement plus joyeux que l'enfant riche, c'est parce qu'il est vrai - tel qu'en lui-même -, à la différence de son "rival", nourri (grassement) du mode de vie américain (symbolisé aussi par le réfrigérateur). De sorte que, plus qu'une charge anti-américaine (le film était quand même destiné à un public américain), Two serait l'illustration d'une menace — le film est une fable avec, donc, ce que cela sous-entend de morale: que si l'Inde a conquis de haute lutte son indépendance (feu le colonialisme de l'Empire britannique) et par-là sa liberté - incarnée ici par le joueur de flûte -, ce n'est pas pour que celles-ci (indépendance et liberté) se trouvent aliénées par un autre type de colonialisme, celui, culturel, que représente les Etats-Unis, ce à quoi renvoie l'image de l'enfant riche "singeant" à travers ses jouets l'Amérique. La beauté du film tient à la poésie avec laquelle cela est dit. 

4 commentaires:

  1. C'est bien tout ça mais c'est réservé à une petite élite, Satyajit Ray les gens s'en foutent,laissez ça aux Cahiers.

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    1. Je ne sais pas si les gens s'en foutent... mais peu importe, moi ça m'intéresse d'écrire sur S. Ray et je compte bien continuer.

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    2. Les lecteurs vont pas vous suivre... c'est dommage.

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    3. Pourquoi laisser ça aux Cahiers ? On s'en fout des Cahiers. Continuez Buster...

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