mercredi 3 février 2021

Split


Split de M. Night Shyamalan (2017).

"Nous" est un autre.

Commençons par la fin. Dans le tout dernier plan du film, celui qui est intégré au générique et qui a valeur de second twist (en fait, c’est le prolongement du premier, nous y reviendrons), on découvre, à la fin d’un long travelling en forme de boucle, Bruce Willis, assis au comptoir d’une cafétéria, pendant que la télévision évoque le cas de Kevin Crumb, le héros-meutrier du film, un employé du zoo de Philadelphie souffrant du trouble dissociatif de l’identité (TDI), avec pas moins de vingt-trois personnalités et même une vingt-quatrième qui serait l’auteur des meurtres, d’où le surnom de "la Horde" donné à Crumb par la presse (1). Un surnom qui rappelle un autre cas, survenu quinze ans plus tôt, celui du "type en fauteuil roulant". Comment le surnommait-on déjà? "Mr. Glass", répond Willis à la femme assise à ses côtés, avant de finir son café et repenser à cette époque où il rencontra "l’homme de verre" et à ce que lui disait ce dernier à propos des "super-pouvoirs". Car il ne s’agit pas d’un cameo. Bruce Willis réendosse ici le costume de David Dunn - le nom est marqué sur sa chemise -, soit le héros d’Incassable. Si le plan s’inscrit dans une logique marketing, Shyamalan ayant le projet de réaliser une suite (Glass, suite à la fois d’Incassable et de Split), il sert surtout à établir le lien entre les deux films (le thème musical d'Incassable y est d'ailleurs repris), nous suggérant que Kevin Crumb appartiendrait au même univers fictionnel, celui des super-héros, que David Dunn, lequel, dans le sequel, pourrait donc être opposé à Crumb, qui deviendrait alors l’archenemy, à l'instar de "Mr. Glass". Une fin qui, comme toujours avec les twists, nous oblige à reconsidérer le film à l’aune de ses dernières scènes. Mais pour cela, il faut tenir compte du premier twist, survenu quelques minutes plus tôt, quand Kevin, devenu la Bête, découvre, au vu des nombreuses scarifications que présente Casey, la jeune captive, sur son corps, que celle-ci est comme lui, un être brisé, au passé traumatique, et qu’à ce titre elle est douée, elle aussi, de facultés extraordinaires, plus mentales que physiques en ce qui la concerne (même si c’est encore à l’état d’ébauche), ce que le film avait laissé entrevoir sans permettre, évidemment, de deviner le retournement final.
Le double twist agirait ainsi comme un syllogisme: Casey appartient au même monde que Kevin; Kevin appartient au même monde que David; donc Casey appartient au même monde que David. Mieux: elle est une super-héroïne en puissance - appelée dès lors à réapparaître dans le prochain Shyamalan, pour seconder David Dunn dans sa lutte contre la Bête? -, ce qu'évoque d’ailleurs son nom complet, Casey Cooke, les initiales identiques (C.C.) étant la marque des super-héros Marvel, créés par Stan Lee, comme par exemple Peter Parker (alias Spider-Man), Bruce Banner (alias Hulk) ou encore Red Richards (alias Mr. Fantastic), ce qui caractérise aussi le personnage de David Dunn. Parallèlement à la gestation "supranaturelle" de la vingt-quatrième personnalité de Kevin Crumb, Split raconterait donc l’évolution d’une adolescente, son passage, à travers ce qui peut apparaître comme un rite d’initiation, de l’état de teenager, victime depuis l’enfance d’abus sexuels (de la part de son oncle devenu par la suite son tuteur), à celui de supergirl, capable dorénavant, car psychologiquement armée, de se défendre non seulement contre "la Bête", mais, plus généralement, contre toutes les "bêtes". Cet aspect initiatique n’est pas sans rappeler le personnage de Kitai dans After Earth, se libérant peu à peu de ses peurs, jusqu’à l’effacement, qui ne laisse transparaître aucune émotion, pour vaincre le monstre. Si le rite de passage est ici moins manifeste, on peut quand même voir dans la trajectoire de Casey une forme de purification, révélant l’"être pur" qui est en elle, seul être capable d’attendrir la Bête. Cela se traduit par un "dévêtissement" progressif du personnage, abandonnant - à chaque grande étape du film et à la demande de son ravisseur qui ne supporte pas les taches - un habit (veste, chandail, blouson, T-shirt...), jusqu’au dernier qu'elle conserve: un simple top, très court, qui permet à la Bête (et au spectateur) de découvrir les scarifications. D’où les deux plans sur Casey qui encadrent le film: au tout début – c’est le premier plan du film –, qui nous montre Casey, invitée à un goûter d’anniversaire, nous regardant fixement, comme si elle nous prenait à témoin de ce qui allait se passer, alors que celle qui l’a invitée, une des deux camarades de classe avec qui elle sera kidnappée, évoque, sans qu’elle l’entende, son côté asocial et la rumeur selon laquelle elle fuguerait sans cesse; puis à la fin, quand, une fois délivrée et attendant pour être ramenée chez elle, autant dire chez son oncle-tuteur, elle tourne la tête sans répondre vers la femme policière qui lui demande si elle est prête. Les deux regards ne sont pas les mêmes. Si le premier suggérait l’angoisse, le second, embué de larmes, témoigne d’un sentiment plus ambigu, qui mêle chez Casey épuisement (après une telle épreuve), déchirement (à l’idée de retourner chez l’oncle) et détermination (à ne plus subir son emprise).

La Bête

D’où vient la Bête? D’abord du cerveau de Kevin Crumb, dont elle est la personnalité ultime, la plus puissante, celle qui pourra le protéger. Sauf qu’elle ne relève pas du même casting. Elle n’est pas une personnalité de plus, apparue un bon matin, nouvelle identité habitant le corps de Kevin. Elle est le produit d’une croyance. La croyance en l’avènement de la Bête, par les deux personnalités, Dennis et Patricia, qui chez Kevin ont pris les commandes (ce sont elles qui, avec Hedwig, l’enfant de neuf ans, forment véritablement "la Horde"), une divinité monstrueuse qui se nourrirait de chair humaine et dont il faut préparer l’arrivée en sacrifiant quelques jeunes filles soi-disant "impures". Il y a quelque chose d’eschatologique dans la façon dont est attendue la Bête, à travers notamment ce qu’en dit Dennis, la présentant comme une créature sensible, la plus évoluée de l'espèce humaine, qui croit que le temps de l’humanité ordinaire est terminé. C’est l’extra-ordinaire qui est appelé à venir, pensée magique, syncrétique, relevant de croyances diverses, empruntées aussi bien à l’hindouisme qu’aux civilisations antiques - celles qui pratiquaient les sacrifices humains et le cannibalisme -, aussi bien à Nietzsche, à travers la notion de Surhomme, qu’à Freud, à travers la notion de "horde primitive", et rassemblées en une seule, indestructible, où domine l'idée de grandiose. C’est d’ailleurs par Dennis que va émerger la Bête, lui qui a enlevé les jeunes filles, lui qui souffre de TOC, lui qui se substitue à Barry, l’identité gay, pour rencontrer la psychiatre - parce qu’il ne peut plus "prendre" la lumière - et ainsi bénéficier des effets, positifs ou négatifs, du transfert, ce lien affectif qui se noue avec celle qui a le savoir. Car cette histoire de Bête, elle vient aussi de la psychiatre et de ses théories sur le TDI. C’est elle qui suggestionne Dennis par sa conception de la maladie, considérant que ceux qui en souffrent développent des capacités que nous n’avons pas, que ces êtres qui ont été brisés sont susceptibles de libérer, au niveau psychique, tout leur potentiel et d'accéder à ce qu’on appelle l’inconnu, là où s’origine notre sens du surnaturel. Cette idée d’êtres supérieurs, Dennis l’a faite sienne, comme il fait sien, à l’instar de la psychiatre vis-à-vis de la communauté scientifique, le besoin de prouver au monde - mais aussi à la psychiatre pour qui la Bête ne peut être qu’imaginaire - que ces personnalités existent, qu’elles sont bien réelles, ce qui, pour lui, passe par la démonstration de leur puissance.
Si la Bête est le résultat des pouvoirs psychiques hors norme que développe Kevin, avec l’aide involontaire de la psychiatre, elle est surtout le fruit de l’imagination de Shyamalan qui, dans ce domaine, et en matière de monstres, n’a pas son pareil. Pensons à l’extra-terrestre de Signes, aux créatures du Village ("Ceux dont on ne parle pas"), aux "scrunts" de la Jeune fille de l’eau ou encore à l’"ursa" d’After Earth. Dans Split, la Bête tient à la fois de Mr. Hyde et de l’incroyable Hulk, soit un mélange de film d’horreur et de science-fiction, redoublant la dimension "monstrative" du finale, à la différence d’un film purement fantastique, tel Phénomènes où la part suggestive, tourneurienne, prédominait jusqu’à la fin. Ce qui fait de l’avènement de la Bête une vraie plus-value sur le plan narratif, qui excède la fiction, comme si le récit lui-même se surdimensionnait, à l’image de son personnage principal. On peut évidemment l’interpréter comme la matérialisation chez Kevin des zones les plus obscures de son inconscient, fidèle en cela à la tradition du film d’horreur. Mais dans Split c’est plus complexe. Pour que la Bête apparaisse, que la mutation finale ait lieu, des permutations sont nécessaires, entre certaines identités, conséquence du putsch organisé par "la Horde". Non seulement Dennis prend la place de Barry, lors des séances avec la psychiatre, mais Hedwig aussi, lui vole sa place, celle du grand ordonnateur, qui décide laquelle des identités peut accéder à la lumière, subordonnant ainsi Dennis à sa volonté. Il s’établit dès lors dans la tête de Kevin une sorte de circuit préférentiel: Hedwig - Barry - Dennis - la Bête, qui rappelle, par sa configuration, la gare de triage où la Bête prendra forme, un lieu mystérieux dont on ne sait rien (sinon que le père de Kevin, un jour, est parti en train), conférant à cet aspect du récit un côté lynchien. L’avènement de la Bête procéderait donc à la fois du changement: le passage d’un état à un autre, supérieur, comme dans les rites d’initiation; de la transformation: le passage d’une forme à une autre, via les différentes identités; et de la métamorphose: le passage d’un être, fragile (broken), à un autre, surhumain (unbreakable). Soit le passage, chez Kevin, de Hedwig - l’enfant dont les phrases inachevées ("et cetera") témoignent de son incapacité à conclure mais aussi que quelque chose doit/va arriver - à la forme "adulte" (au sens de la plus développée) que représenterait la Bête dans l’évolution humaine (Hyde/Hulk résonne comme "adult").

Les Grandes Baigneuses

Entre une conférence sur le TDI, via Skype, et une séance avec Barry, qu’elle soupçonne d’être Dennis, le Dr Fletcher (la psychiatre du film) se rend au musée de Philadelphie (2). On la retrouve devant Les Grandes Baigneuses de Cézanne, à la fois perplexe et souriante, comme si elle entrevoyait une réponse aux questions qu’elle se pose. La présence du tableau, un des derniers de Cézanne, n’a rien d’anodin. En 1906, année de sa mort, Cézanne écrivait à son fils: "Je crois que je suis impénétrable". L’impénétrabilité est bien ce qui définit Les Grandes Baigneuses. On y voit des femmes (quatorze) au bord d’un étang, corps nus, démesurément allongés, au visage sans expression, toutes identiques et pourtant différentes, par leur attitude, à l’image des personnalités de Kevin. Le tableau est symétrique, mais pas tout à fait, comme lorsqu’on compare les deux moitiés d’un visage. Il y a surtout cet équilibre, les corps qui se fondent dans le paysage, épousant la courbure des arbres, ce qui donne à l’ensemble l’aspect d’une arche. C’est toute la quête de Cézanne qui s’exprime dans cette dernière version, inachevée, des "Baigneuses", cette "vérité de la peinture", comme il disait, qu’il a recherchée toute sa vie, s’en approchant au plus près (ouvrant alors la voie à la peinture moderne) sans jamais l’atteindre, vérité qui, pour lui, passait par le retour à un monde primordial, dans lequel sensation et pensée seraient indissociables. L’unité originelle.

"Les Grandes Baigneuses, finalement sont les déesses énigmatiques de Cézanne. On ne les a jamais vues. Elles n’ont aucun trait d’identité d’époque, impossible de les identifier par la toilette, le caractère, l’anecdote biographique. Leur visage sans visage n’est marqué d’aucun souci d’être soi. On ne peut pas non plus les réduire à une mythologie connue: Aphrodite, Vénus, Diane, Nymphes. Celles-là (celles de Bâle, de Londres, de Philadelphie) ne se révèlent, comme dans le poème de Parménide, qu’à celui qui se tient hors de l’égarement des mortels incapables de se décider à propos de la question cruciale de l’être et du non-être. Elles sont sur le chemin très parlant de la vraie sphère, ni cosmologique ni géométrique, celle de l’Un. Elle est "bellement circulaire", "exempte de tremblement" cette sphère, et en voici une coupe. Vous voulez dire l’Un sans l’Autre? Chut, nous allons avoir tous les pouvoirs sur le dos, c’est-à-dire l’Éternel Féminin lui-même, l’Éternel Retour. Mieux vaut se dissimuler pour l’instant dans la gueule du loup, dans la cathédrale." (Philippe Sollers, Le Paradis de Cézanne)

La gueule du loup, évoquée par Sollers, fait écho au film. La cathédrale aussi, d’ailleurs. Autant par ce que nous suggèrent ces deux images (la représentation, pour le moins grandiloquente, de la Bête) que par le mouvement qui les associe, à la fois translationnel, qui déplace les principales identités dans une même direction, et ascendant, la direction étant celle qui mène à la Bête. Ce double mouvement renvoie au mystère de "l’apparaître", cher à Cézanne, et c’est probablement à cela que pense la psychiatre lorsqu’elle regarde Les Grandes Baigneuses, faisant le lien avec Kevin et son histoire de Bête, y devinant l’aspect "transcendant", sans toutefois en mesurer les conséquences.

"We are what we believe we are"

La beauté du film réside ainsi dans sa structure. Au niveau du récit, bien sûr, d’une efficacité redoutable, mais aussi de l’espace, que le film explore dans tous ses recoins, à l’instar des jeunes filles séquestrées, cherchant à fuir, via les faux-plafonds, les conduites et autres corridors qui composent l’antre de Kevin Crumb. L’espace relève ici de l’emboîtement, qui crée un sentiment d’oppression, mais aussi de multiples béances, ouvrant les boîtes, les faisant communiquer entre elles (de sorte que par moments on ne sait plus trop où l'on est). Cette dynamique s’intègre au mouvement général du film, décrit plus haut, où tout finalement évolue dans le même sens. Ainsi des réminiscences de Casey, quand, enfant, alors qu’elle chassait le cerf avec son père et son oncle, celui-ci s’adonnait avec elle à des jeux sexuels: "faire semblant d’être des animaux", ce qui la forçait à se dénuder (expliquant tous ces vêtements superposés, barrières symboliques, que porte désormais l’adolescente), et que se manifestait en elle le désir de tuer la "bête". Autant de flashs-back que la séquestration et la perversion du ravisseur viennent réactiver, de plus en plus violemment. Ainsi également des visites de Barry/Dennis chez la psychiatre, qui apparaissent comme des pauses, des temps de repos, dans la dynamique du film, mais seulement sur le versant pulsionnel tant la parole, elle, demeure en action, vivace, en quête elle aussi d’une vérité - sur la réalité de la Bête -, l’ensemble convergeant vers ce qui constitue le point d’orgue du film: la rencontre de Casey et de la Bête, ce moment unique, inouï, où s’annihilent la peur de l’un et la colère de l’autre, la course-poursuite n’ayant été au bout du compte qu’une course vers la reconnaissance: de l’un en l’autre.
C’est peut-être pour cela que dans son film Shyamalan ne recourt pas au split screen, effet attendu mais trop facile et surtout inadapté. Car ici il s’agit moins de division (les identités, bien que différentes, et accédant séparément à la lumière, restent connectées), ni même de répartition (si chaque identité occupe une place bien précise, assise sur une chaise, tant qu’elle demeure dans "l’ombre", à l’image des fichiers sur le bureau de l’ordinateur de Kevin, il n’en est plus de même dès qu’elle accède à la lumière), que - autre sens du mot split - de révélation (l’arrivée de la Bête, espérée par Dennis, Patricia et Hedwig, lesquels constituent une sorte de noyau familial, faussement structurant). D’où, au contraire, l’usage répété du flou, signe d’un espace incertain, qui déforme les perspectives, efface les détails, mais qu’il faut néanmoins investir, le plus complètement possible (Shyamalan use aussi beaucoup de la contre-plongée), afin d’y saisir cette part de mystère qui entoure l’histoire de la Bête. Etant entendu que derrière la question de la Bête, c’est bien sûr la question de l’identité qui se trouve posée. Le mystère est là, dans l’impossibilité (apparente) de répondre à la question "qui suis-je?", question existentielle par excellence, qui traverse tout le film - c’était déjà le cas d’Incassable, dans lequel Bruce Willis était en proie à une véritable crise d'identité –, qui traverse même tout le cinéma de Shyamalan, cinéma de la conscience, s’il en est.
Avec Split, et ces nombreuses identités qui cherchent à prendre la lumière, autrement dit à accéder à la conscience, Shyamalan démultiplie la question, et ce de façon vertigineuse. D’autant que la conscience, qui est aussi conscience de soi, apparaît ici, littéralement, et pour parler husserlien, comme la conscience de quelque chose, en l’occurrence d’autres consciences. C’est tout le sens du plan-séquence final, avant le générique, introduit par l’image de la sculpture située à l’entrée du zoo: une famille de lions dont la femelle, atteinte par une flèche, est mourante. La caméra pénètre dans l’autre repère de Kevin où celui-ci s’est refugié, blessé, mais bien vivant. On le retrouve se parlant à lui-même à travers un miroir, alternativement Dennis et Hedwig, les identités étant devenues chaotiques depuis que Casey a prononcé le nom complet de Kevin - Kevin Wendell Crumb -, une sorte d’abracadabra qui a déréglé l’édifice (c’est ainsi que l’interpellait sa mère pour le punir lorsque, enfant, il faisait des saletés - d’où les TOC). "We are what we believe we are" ("Nous sommes ce que nous croyons être"), dit-il/disent-ils, prêt(s) à affronter le monde pour prouver sa/leur puissance. Au-delà de la promesse d’un nouveau film, c’est le réel d’une conscience dédoublée qui se trouve ainsi exprimé. La conscience retournée non pas vers soi mais vers un autre soi. Un cogito originel, d’avant la réflexion, écho au monde primordial de Cézanne, qui sépare, dans un geste rimbaldien, ce qui se réfléchit de ce qui est réfléchi. "Nous est un autre", pourrait-on dire, sachant que l’autre en question, est censé évoluer, au même titre que n’importe quelle chose (dont la Bête qui n’a peut-être pas encore pris sa forme définitive). De sorte qu’à la question "qui suis-je?" il n’y aurait d’autre réponse qu’une histoire en devenir, toujours inachevée: "et cetera"... (Trafic n°103, automne 2017)

(1) Le film est largement inspiré de l’histoire (vraie) de Billy Milligan, qui fut arrêté en 1977 pour la séquestration et le viol de trois étudiantes dans l’Ohio, mais jugé non responsable du fait de son trouble de la personnalité multiple. Comme le Kevin du film, Milligan avait vingt-trois personnalités, dont beaucoup d’"indésirables", et vit surgir, à l’issue de sa thérapie, une vingt-quatrième, fusion des vingt-trois autres et surnommée "le Professeur" à cause de son intelligence hors du commun.

(2) Philadelphie, où Shyamalan a passé sa jeunesse, est toujours très présente dans ses films. Dans Split, c’est surtout le zoo qui, outre le musée d’art et la gare de triage, témoigne de cette présence, renforçant, comme dans les contes pour enfants, par le bestiaire qu’il convoque, la dimension "animale" du héros. Mais il y a aussi le nom de ce dernier, Crumb, qui, plus qu’une déformation du nom Trump, écho à l’aspect paranoïde du personnage, est un clin d’œil à l’auteur de bandes dessinées Robert Crumb, pape de l’underground américain, né justement à Philadelphie. Le rapprochement tient au fait que c’est lors de sa période psychédélique, marquée par la consommation de LSD, que Robert Crumb a inventé ses personnages les plus célèbres, tels Mr. Natural, Mr. Snoïd, Angelfood McSpade, Shuman the Human, Devil Girl, etc., autant de "personnalités" nées du cerveau, devenu pour le coup "hypercréatif", de Crumb.

Note sur Glass.

Glass c'est un peu comme la génétique, à la fois un crossover, comme on en trouve dans les comics, qui mêle des personnages issus de récits différents, et une lignée, le troisième volet d'une trilogie: trois films reliés par le thème du super-héros (et son pendant, le super-vilain), chacun des films étant centré sur un personnage: David Dunn, face à Elijah Price, alias Mr. Glass, son archenemy (Incassable); Kevin Crumb, alias la Bête, la plus puissante de ses multiples personnalités, face à lui-même et la jeune Casey en qui il finit par se reconnaître (Split); Elijah Price, face à ceux qui ne croient pas à l'existence des super-héros, ce que seul l'affrontement entre David Dunn et la Bête permettrait selon lui de prouver (Glass). Dit comme ça, on pourrait voir ce dernier film comme un aboutissement, le point d'orgue d'un ensemble parfaitement structuré. Il n'en est rien. Glass est une œuvre bâtarde, comme marquée par une tache originelle, qui rend son récit incomplet, fait de trous, plus ou moins bien comblés, parfois laissés tels quels ou alors rebouchés grossièrement. Et c'est bien dans cette apparente "faiblesse" que réside l'intérêt du film. Quelque chose fonctionne mal dans l'histoire que nous raconte Shyamalan, et ce dysfonctionnement, loin de pénaliser le film, le rend au contraire passionnant. Parce qu'il s'inscrit dans la structure même du film, qui est celle de la trilogie que Shyamalan a élaborée en deux temps, sur deux époques (Incassable à l'orée des années 2000, Split et Glass entre 2016 et 2018): une histoire contrariée de super-héros (j'entends déjà le ricanement des contempteurs de Shyamalan). Pour le dire autrement, Glass raconte moins la dernière partie attendue de ce type d'histoire - ce que serait ici la lutte sans merci entre David Dunn et la Bête, et son finale, promis mais qui n'arrivera pas, au sommet de la plus grande tour de Philadelphie - qu'une simple histoire des origines, celles de Dunn et de la Bête, déjà largement traitées dans les opus 1 et 2, celle surtout de Price, un peu délaissée jusque-là et qui, dans le dernier opus, peut enfin se développer.

Bien sûr, il y a cette autre histoire, qu'on pourrait dire de surface, qui essaie de recoller les morceaux, ceux laissés par les deux premiers films, eux-mêmes à raccorder: l'internement des trois personnages dans un hôpital psychiatrique dont le nom Raven Hill fait écho au jeu vidéo Ravenhill Asylum (un jeu d'objets cachés dans un asile d'aliénés), dont surtout l'aspect, notamment la grande salle où les personnages se trouvent réunis pour une thérapie de groupe visant à leur faire perdre leur croyance en leurs super-pouvoirs, par une psychiatre venue exprès pour les "convertir" (elle n'a que trois jours pour ça, sinon...), oui eh bien cet hôpital évoque non seulement par sa froideur l'univers des films de Kubrick, mais aussi, à travers les nombreuses caméras de vidéosurveillance qui y sont installées, une sorte de panopticon dont on se doute qu'il servira à autre chose qu'à surveiller les malades. C'est que le lieu est devenu le centre opérationnel de Mr. Glass (présenté au début comme un zombie dans son fauteuil roulant, rendu léthargique par tous les sédatifs qu'on lui administre 
— ce qui, concernant Samuel L. Jackson, le roi de la tchatche, ne peut que faire tiquer). Si Crumb et Dunn viennent d'arriver (ils ont été arrêtés - trop facilement? -, après s'être livrés un premier combat dans lequel David Dunn s'est montré aussi fort que la Bête — match nul entre les deux), Price, lui, y est depuis près de vingt ans. Autant dire qu'il a eu le temps de perfectionner sa théorie sur les super-héros et de mettre au point, grâce à ses capacités intellectuelles, restées intactes, la façon de l'expérimenter. Mais derrière tout ça, il y a cette histoire des origines, à commencer par la sienne, celle d'Elijah Price, que Shyamalan a dû à chaque fois réduire, faute d'avoir su/pu l'intégrer comme il le voulait dans les deux premiers films. A ce titre, la séquence du manège, extraite d'Incassable mais qui avait été coupée (on peut la voir  - à 8.12 - dans sa version complète) et qui nous montre Elijah enfant se fracassant contre les parois de la nacelle, est une scène-clé du film, non seulement par son côté "scène primitive" (équivalente en cela à la scène dans Split  Kevin est maltraité par sa mère), mais surtout par sa puissance dramatique, la scène préfigurant la future vie du personnage que les fractures à répétition, du fait de ses "os de verre", vont conduire à s'enfermer, hors du monde.
Glass évolue ainsi sur deux niveaux. Un niveau superficiel, celui du crossover, qui fait se rencontrer Dunn, la Bête et Mr. Glass (une rencontre en fait prévue depuis le début mais jamais concrétisée, tout juste esquissée - cf. par exemple la très belle scène dans Incassable où la mère d'Elijah lui offre son premier comics, emballé dans du papier violet, ce qui sera sa couleur de référence, et qui se révèle être un numéro d'Active comics avec en couverture le combat entre une sorte de Superman au justaucorps vert - écho au personnage de Dunn en justicier avec sa cape de pluie - et une figure animale, à la peau ocre, nommée Jaguaro - écho au personnage de la Bête qui ne sera créé que dix-sept ans plus tard); un niveau plus profond, plus ou moins caché, qui touche essentiellement au personnage de Glass (justifiant le titre du film): sa propre histoire à compléter, sa détermination à vouloir prouver au monde entier que les super-héros existent. Le film navigue entre les deux niveaux, créant cette impression de flottement, parfois même d'égarement (quid de la société secrète, de l'opération chirurgicale subie par Glass? etc.), jusqu'à rendre le twist final accessoire (étant entendu qu'il ne s'agit pas de la "révélation" - sans surprise tant le spectateur le savait déjà - que le père de Kevin Crumb avait pris le train que fit dérailler Mr. Glass, cet accident dont David Dunn fut le seul survivant et qui a valeur de scène fondatrice pour l'ensemble de la trilogie). Tout tourne autour des rapports entre les trois personnages (eux-mêmes confrontés à cette psychiatre dont on ne saisit pas trop les intentions) et du rôle que joue Mr. Glass. Avec cette particularité qui est propre aux relations triangulaires, qu'elles s'appuient toujours sur des rapprochements duels, entre deux personnages, au détriment du troisième, ce que Shyamalan met en scène en modifiant successivement le schéma de sorte que chaque personnage devient à un moment donné l'élément tiers. Quant aux personnages secondaires, ils ne sont que trois, eux aussi, par effet de symétrie, soit un allié pour chaque super-héros/vilain: le fils de David, la mère d'Elijah (interprétés par les mêmes acteurs qu'il y a vingt ans - on les revoit d'ailleurs tels qu'ils étaient à l'époque au détour de quelques flashs-back) et la nouvelle "amie" de Kevin, la seule qui peut attendrir la Bête, Casey, personnage magnifique mais dont il ne reste pas grand-chose ici (par rapport à ce que promettait la fin de Split), juste le sentiment (triste) d'un personnage stockholmisé. Ce minimalisme de l'écriture se retrouve au niveau de la forme, Shyamalan jouant sur des effets extrêmement simples, presque naïfs, proche en cela de la série B - il y a un petit côté Ulmer -, comme si le cinéaste, bien qu'il en ait les moyens, s'interdisait aujourd'hui toute surenchère formaliste. Un exemple parmi d'autres: la pièce où se passe la thérapie de groupe; elle est peinte en rose, couleur étonnante vu le contexte, sauf à considérer qu'elle dérive du violet (via le mauve), suggérant ainsi de façon purement chromatique que Mr. Glass a pris possession des lieux, contrairement à ce que laisse penser l'image qu'on a de lui à cet instant du film.

Qu'en conclure? Que Glass, certes, n'a pas la beauté visuelle du Village, qu'il n'a pas non plus la puissance fictionnelle de Phénomènes, peut-être les deux plus beaux films de Shyamalan. Que, de même, si l'on s'en tient à la seule trilogie, il n'a ni l'aspect chatoyant, très pulp, d'Incassable, ni le côté fascinant de Split. Glass se situe davantage dans le prolongement de la Jeune fille de l'eau et The Visit. C'est que Shyamalan a changé. On peut le regretter, on peut aussi saluer l'évolution d'un cinéaste, n'hésitant pas à aller vers une plus grande économie, aussi bien dans ce qu'il raconte que dans sa manière de le raconter. Mais ce qui, en dernier lieu, rend Glass si émouvant est que Shyamalan, plutôt que de traiter ce dernier volet (à vocation synthétique) sur les super-héros sous la forme mainstream d'une apothéose, choisit la voie inverse, dans le plus pur esprit des comics, voie plus risquée, plus fragile, que d'aucuns qualifieront forcément de déceptive. Si les deux premiers films empruntaient le chemin qui va du héros (mortel) au super-héros, Glass ramène tout ce petit monde à l'échelle de l'humain, échelle si petite que... un super-héros, connu pour sa peur de l'eau, finit par périr noyé dans une flaque d'eau; un autre, connu pour sa bestialité, finit par être abattu comme une bête; et le dernier, l'opposé du super-héros mais équivalent parce que les deux ne peuvent exister l'un sans l'autre, connu, lui, pour sa fragilité osseuse, finit par succomber en tombant simplement de son fauteuil. Ainsi rendus mortels, la preuve est faite que, au-delà de leurs super-pouvoirs enfin révélés au monde, les super-héros sont bien réels.

5 commentaires:

  1. Oh non, vous n'allez pas nous reparler de ces navets... J'ai pas quitté Balloonatic pour ça !

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  2. Passer du Salon de musique à Split, c'est violent.

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    1. C'est pour ça que j'ai mis Painful entre les deux.

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  3. Bonjour Buster, pourriez-vous me communiquer votre adresse mail ?

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    1. Bonjour, celle de l'ancien blog est toujours valide:
      balloonatic@wanadoo.fr

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