3 Filles de Satyajit Ray (1961): "The Postmaster".
Loin de Calcutta.
Teen Kanya. Le film est bengali... le titre, lui, est hindi, la langue officielle de l'Inde. Il a été traduit en anglais par "Three Daughters", en tant que titre international - aussi parce que l'anglais est la deuxième langue officielle -, mais seulement pour la sortie indienne du film (dans le cadre du centenaire en 1961 de Tagore, le célèbre écrivain - Teen Kanya est l'adaptation de trois de ses nouvelles -, hommage qui se prolongera avec Rabindranath Tagore, le documentaire réalisé par Ray la même année), car pour l'étranger, ce sera "Two Daughters", une version ne comprenant que deux des trois volets: le premier (The Postmaster) et le troisième (Samapti), parce que sinon le film aurait été trop long (160 minutes), trop cher également (en sous-titrage), et que, quitte à sacrifier une histoire, autant que ce soit la deuxième (Monihara) dont le climat fantastique tranche avec celui des deux autres. Ce qui fait que le mot "daughters" semble mieux convenir à la version internationale. Non pas que les deux personnages féminins (Ratan dans le premier volet et Mrinmoyee dans le troisième) soient sœurs, mais qu'ils dégagent une même sororité, qui les distingue de l'autre personnage (Manimalika), rencontré dans le volet central.
Ratan est une pré-adolescente, très mature pour son âge (elle est orpheline), qui porte déjà en elle l'instinct maternel dont elle fera preuve - on l'imagine - par la suite (elle soigne toute une nuit le directeur de la poste, son maître, fraîchement arrivé de Calcutta, qui, ayant contracté la malaria, est victime d'une violente poussée de fièvre), en même temps que s'exprime, plus confusément, l'attrait que peut exercer sur une fille de cet âge le personnage du maître, identifié à ce stade à la figure du père (qui lui apprend à lire mais aussi lui compose un poème), sentiment amoureux qui deviendra blessure quand celui-ci - un homme de la ville pas fait pour la campagne (personnage récurrent chez Ray) - décidera de retourner à Calcutta, ce qu'elle manifestera (contrairement à la nouvelle de Tagore, qui cédait au sentimentalisme, Ratan implorant son maître de rester) par une sublime réaction d'orgueil, la fillette snobant littéralement le maître lorsqu'elle le croise à la fin, qui quitte le village, et qu'elle poursuit son chemin sans détourner la tête.
Mrinmoyee est une adolescente espiègle et indisciplinée, qui aime jouer avec les gamins du village, faire de la balançoire et s'occuper de son écureuil. Pas encore mûre pour l'amour, ce que découvrira le jeune étudiant (Soumitra Chatterjee), de retour de Calcutta (après la réussite de ses examens), une fois épousé Mrinmoyee (dont le côté foufou l'a séduit — aussi pour en finir avec la pression de la mère désireuse de le voir enfin marié), qui verra la jeune fille s'enfuir lors de la nuit de noces, refus (à l'amour) que l'homme choisira de ne pas "brusquer", préférant repartir à Calcutta, le temps (peut-être) qu'un sentiment amoureux naisse chez l'épouse... (magnifique séquence qui montre le visage de Mrinmoyee, filmé en gros plan, passer progressivement de l'état bougon, qu'elle arbore après qu'on lui a interdit de sortir dehors, à celui, souriant, qui l'illumine, lorsqu'elle se met à penser au mari absent, censé attendre qu'elle lui fasse signe).
On voit ce qui rapproche les deux histoires, à travers la question (inaugurale) de l'amour et du féminin, que Satyajit Ray ne se contente pas d'inscrire dans le cadre, asservissant pour la femme, des traditions (du rôle domestique qu'on assigne à la femme au mariage arrangé qu'on lui impose), ouvrant au contraire une brèche à l'intérieur du cadre, qui confère aux deux héroïnes, dans leur relation à l'homme, une forme de résistance à la position dominante que celui-ci occupe, par la force de caractère dont chacune fait preuve: la première (Ratan), pour surmonter, en jouant l'indifférence, ce qu'elle vit comme une trahison; la seconde (Mrinmoyee), pour faire respecter, en jouant sur l'attente, le temps qu'il faut pour qu'elle devienne adulte.
Qu'en est-il du volet central? Manimalika est une femme mariée, depuis dix ans à un riche propriétaire terrien dont elle n'est pas amoureuse (un mariage arrangé, on le suppose). Sa passion: les bijoux que n'arrête pas de lui offrir le mari, dans l'espoir - totalement vain - de gagner un peu de son amour. Surtout, Mani n'a pas d'enfant (on ne saura jamais les raisons exactes), la passion pathologique pour les bijoux venant là, peut-être, comme une compensation. Toujours est-il que lorsque le mari se retrouve endetté, et qu'il doit impérativement trouver des fonds (et pour cela retourner à Calcutta), la peur panique de Mani est qu'il revienne bredouille et soit obligé de vendre les bijoux. Elle décide de fuir chez sa mère, habillée de toute sa parure, avec l'aide d'un "cousin" aux intentions visiblement peu louables... Quand le mari rentre, ayant obtenu l'argent espéré et acheté le collier promis à l'occasion, il trouve le palais vide, et peu à peu sombre dans la folie, jusqu'à "voir" lors d'une nuit d'orage une silhouette, qu'il prend au départ pour sa femme, en fait une allégorie de la mort, saisir le dernier bijou posé sur la table.
A l'aune de ce récit, à la tonalité bien différente (l'histoire est racontée par un écrivain, l'instituteur du village où s'est déroulé le drame, lisant, assis au pied d'un ghat, son livre à un mystérieux personnage qui se révélera être le fantôme du mari), on comprend que le film de Satyajit Ray soit longtemps resté, pour le spectateur occidental, la version aux deux volets, et ce d'autant plus que ce sont les deux plus beaux. "The Postmaster" est une petite merveille, non seulement à travers la relation, on ne peut plus touchante, qui se noue entre la petite orpheline et le directeur de la poste, mais aussi par un certain pittoresque que Ray a ajouté à la nouvelle de Tagore — je pense moins au personnage du fou, qu'on imagine sorti tout droit d'un film de Kurosawa, qu'aux vieux du village, discutaillant au bureau de poste, séquence pleine d'humour qui donne au film un petit côté pagnolesque. Quant à "Samapti", c'est assurément l'un des plus grands films de Ray: qui convoque Renoir, forcément, Auguste autant que Jean, à travers la thématique de l'eau (ici les rives du Gange) et l'image de la balançoire (cet effet "partie de campagne" qu'on retrouvera dans Charulata), mais aussi, plus inattendu, le burlesque américain, voire barnetien, via de nombreuses scènes comiques et même par instants hilarantes: la visite de Soumitra Chatterjee à la jeune fille qui lui était initialement promise, visite transformée par Mrinmoyee en joyeux foutoir, et qui se termine par le retour du prétendant sans ses chaussures - mais en chaussettes Burlington! -, glissant sur le chemin couvert de boue (c'est le running gag du film); ou encore, la scène où l'on coupe devant la maison les cheveux de l'ancêtre pour la cérémonie du mariage et qu'à l'étage Mrinmoyee, de rage, se met à couper les siens et jette par la fenêtre une touffe de cheveux noirs qui atterrit sur l'épaule du vieux, au grand étonnement de celui qui le coiffe... Bref, les deux volets se complètent idéalement, pour faire de "Two Daughters" un miracle d'équilibre, entre naturalisme doux, vis comica et envolée poétique, dans le plus pur esprit tagorien mais avec cette petite chose en plus qui est propre à l'art rayien, qui s'immisce à l'intérieur des plans, de manière toute musicale, et ramène l'art dans le cycle de la vie. Il est à noter que Satyajit Ray a aussi, pour la première fois, composé la musique de son film, ce qu'il fera à l'avenir pour tous ses autres films, prenant le relais des Ravi Shankar - "la Trilogie d'Apu" -, Ustad Vilayat Khan - le Salon de musique - et autre Ali Akbar Khan - la Déesse... créant ainsi sur le plan esthétique une sorte de "bulle", où se trouverait capté, à la fois comme saisissement et désir de conserver (c'est la part aristocratique du cinéma de Ray), non pas ce qui compose "la Maison et le Monde", mais ce qui vit, vibre, telle la corde du sitar, entre les deux (cf. quelques extraits là, là et là).
Est-ce à dire que "Monihara", en anglais "The Lost Jewels" ("Les bijoux perdus"), n'a pas sa place dans le film. Nullement. Moins séduisant que les deux autres volets qui l'encadrent, "Monihara" n'en demeure pas moins indispensable. Et fait que si "Two Daughters" est magnifique, "Three Daughters" confère à l'ensemble, outre la rupture de ton, une profondeur incroyable. C'est aussi que court en filigrane, tout au long des trois segments, une force souterraine, qui touche au féminin, on l'a vu, et à la question du désir, qui réunirait les trois "filles", chacune - qu'elle soit petite, grande, ou dans l'entre-deux - imposant son regard à l'homme, mais dont on sent que pour Ray ça va plus loin, plus loin qu'un hommage à Tagore, plus loin que l'aspect féministe qui s'y dégage. Il me faut ici revenir sur le titre et le mot "daughters". Je disais plus haut qu'il s'accordait surtout avec les deux volets de la version internationale. Mais à bien regarder, ce n'est pas si simple. D'abord, "daughters" est une traduction possible mais non unique du mot hindi "kanya", qui peut se traduire également par "girls" et surtout "virgins", ce qui serait une autre piste pour faire tenir les trois récits ensemble. Si Manimalika, la jeune femme du deuxième volet, n'a pas d'enfant après dix ans de mariage (est-ce le cas dans la nouvelle de Tagore?), Ray laissant le pourquoi de la situation dans l'ombre, on peut se demander si le mariage a seulement été consommé, si l'absence de désir chez Mani (le nom anticipe celui de Marnie!), trouvant dans l'adoration des bijoux une forme de sublimation, n'était pas comparable symboliquement à cette résistance à l'homme que j'évoquais précédemment à propos des deux autres personnages féminins. De sorte qu'elles seraient toutes les trois comme trois vierges, trois "sœurs" en virginité.
Allons plus loin: plus encore que le regard de trois jeunes femmes sur l'homme dominant, plus encore que le mouvement inverse: le regard de l'homme - et derrière l'homme, Satyajit Ray - sur la femme et son insularité (qui la rend dès le plus jeune âge si insondable), ce qui ressort du film, c'est la manière de lier tous ces regards, pour que les trois volets ne fassent plus qu'un, permettant de passer de l'un à l'autre, à l'image des ligatures (ces combinaisons de consonnes dans l'écriture sanskrit) que le directeur de la poste avait promis d'apprendre à Ratan. Promesse non tenue, puisque repartant avant l'heure pour Calcutta, mais que Mrinmoyee réactivera, à la fin, en écrivant à son mari de revenir ("tu reviens") - maintenant qu'elle sait qu'elle l'aime -, sans qu'il y ait besoin d'envoyer la lettre, celui-ci étant revenu avant l'heure de Calcutta. Et pour passer d'une ligature à l'autre, ces liens que représentent, outre la descente et la remontée du fleuve: le fil ténu d'un chant, de celui timide de la petite orpheline à celui, mélancolique, de la femme aux bijoux, faisant communiquer les deux premiers volets; puis, pour passer du deuxième au dernier volet, le "trajet" d'un collier de perles, de celui que ramène le mari à sa femme (et qui sera dérobé) à celui qui, lors du dernier volet, est dissimulé par la jeune mariée dans le pavillon d'un gramophone, avant d'être retrouvé par le mari. Le lien secret qui parcourt le film, c'est ça: des lettres, des notes, des perles... écrites, chantées ou portées, par trois "sœurs" que Satyajit Ray relient graphiquement, avec, au milieu, ce volet central, plus sombre, qui fait descendre au plus bas, lors d'une nuit de terreur, le non-rapport de l'homme et de la femme, seulement suggéré dans le premier volet, avant la remontée que constitue le dernier volet, sous la forme d'un compromis: le pacte scellé entre un homme et une femme pour qu'ils fassent couple (la ligature), symbolisé ici par une porte qui se ferme (le mariage enfin consommé), point final - "The conclusion" est le titre anglais de "Samapti" - de cette poétique des sexes. Et pour le dire, quitter Calcutta, la grande ville, retourner au village, là où les traditions restent les plus ancrées, comme embourbées, à l'image des chemins boueux que les personnages doivent emprunter, mais aussi, là où l'essence des choses s'y fait le mieux sentir, conférant à ce qui s'y dit la portée d'une vérité, avec ce que cela sous-entend d'universel. Teen Kanya est cette vérité.
Vous prévoyez un livre sur Satyajit Ray ?
RépondreSupprimerNon non je ne prévois rien du tout.
SupprimerC'est dommage, vos textes sont vraiment bons et originaux. Vous devriez peut-être les proposer à une revue, il y en a bien une qui sera intéressée.
SupprimerMerci l'inconnu(e) vous êtes gentil(le) mais je n'ai pas 20 ans, les revues j'ai connu, le milieu de la critique aussi, tout ça c'est fini...
SupprimerC'est l'inconnu au masculin. Vous êtes donc un ancien critique, je comprends maintenant pourquoi vos textes sont si bons. Raison de plus pour écrire un livre sur S. Ray, sans passer par le milieu de la critique.
Supprimer1) Choisissez-vous un pseudonyme l'anonyme, je préfère...
Supprimer2) Je ne suis pas à proprement parler un ancien critique, j'ai juste écrit dans des revues de cinéma pendant quelques années
3) L'édition, la critique... c'est pareil, c'est le même milieu que j'ai donc côtoyé sans vraiment en faire partie. Aujourd'hui, c'est fini
4) Ecrire, ça par contre ce n'est pas fini, c'est toujours un besoin, mais le blog me suffit.
Ecrire des textes sur un blog, ça n'a pas la même portée que de les écrire dans une revue.
SupprimerC'est vrai que sur un blog comme le mien, les textes ne sont pas beaucoup lus, vu le peu de retour... dans une revue, ils seraient davantage mis en lumière, mais seraient-ils plus lus? Je n'en suis pas sûr.
SupprimerSi ça vous intéresse Buster, ma conférence sur Satyajit Ray :
RépondreSupprimerhttps://vimeo.com/192098230
Hé hé super, je vais écouter ça, merci Eva!
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