Je suis né à Calcutta.
Extrait d'un entretien entre Serge Daney et Satyajit Ray paru dans Libération le 9 février 1982.
[...] A Calcutta, il est chez lui. Cette ville impensable, où il paraît si facile de vivre et de mourir, suinte de culture. Ray écrit, dessine, compose de la musique et un jour, en 1947, année de l'Indépendance, il fonde avec un ami le premier ciné-club de Calcutta. Depuis toujours, l'ancienne capitale de l'Inde coloniale (de 1773 à 1912), cette "métropole prématurée" redevenue un village géant, est la conscience du cinéma indien. Le festival (appelée ici "filmotsav") y est un vrai événement populaire. Les cinémas New Empire, Metro, Jamuna, Society, Jyoti, Paradise, Elite et Glove sont pleins. Un billet est un bien précieux. Il y a vente de strapontins au marché noir.
Aller chez Satyajit Ray n'est pas très difficile. La Bishop Lefroy Road n'est pas très loin de Chowringhee, centre aberrant de cette ville décentrée. Des arcades surpeuplées y font face à un terrain vague où, gag, Russes et Hongrois font semblant depuis des années de construire un métro dont tout Calcutta aime à dire qu'il s'écroulera à la première rame (ils en ont encore pour dix ans, dit Ray que cette idée fait bien rire). La maison du cinéaste est dans un district du centre de Calcutta, au cœur d'un quartier plutôt calme et cossu. Les maisons, leurs volets et leurs balcons sont convenablement rongés d'humidité. L'ocre y vire au noir. Ray occupe l'étage supérieur d'une haute maison à peine plus vieille que lui. Je vois le vaste bureau où il me reçoit. Je devine le reste: des domestiques lents, des plantes, des bobines en vrac, un diorama de cartes de vœux sur une petite table (nous sommes en janvier, c'est l'hiver, il fait très bon), puis des livres bien sûr, une vieille radio, deux fenêtres donnant sur deux rues, des journaux pliés et dans un fauteuil, très détendu, gai même: Satyajit Ray. De la part du visiteur occidental, Ray s'attend à de l'admiration. Il s'en sait digne. Le respect qu'on lui porte lui plaît mais ne le surprend plus.
Voilà pour l'image. Pour le son, le la est donné par les corbeaux qui coassent avec autant de haine rentrée que sur la bande son d'India Song. Embouteillages, cris, klaxons, vendeurs ambulants et oiseaux divers font le reste. C'est simple, la ville entre par la fenêtre...
- Vous êtes né à Calcutta...
- Je suis né à Calcutta. Je dirais que soixante-dix pour cent de mes films se passent dans cette ville, dans le Calcutta d'hier ou dans celui d'aujourd'hui. J'ai vu la ville changer. Enfant, je me souviens d'une ville calme, placide même, avec peu d'événements, pas beaucoup de circulation (dehors, klaxons frénétiques). Après la partition, la ville a explosé, la population s'est incroyablement accrue. Des buildings ont commencé à se construire. C'était comme si la ville suffoquait (discussion avec le domestique: il n'a pas apporté deux thés et un verre d'eau, il n'a rien compris. Ray le gronde, mais en bengali).
- Vous vivez depuis longtemps dans cette maison?
- Depuis douze ou treize ans. Avant j'habitais dans le sud de Calcutta, dans un appartement beaucoup plus petit. Avec les livres que j'achetais et avec le piano, ce n'était plus possible.
- Est-ce que c'est difficile de filmer Calcutta?
- Si vous voyez le film de Louis Malle (moi, je ne l'ai pas vu, mais on m'en a beaucoup parlé), il n'a pas montré le côté intellectuel de Calcutta, l'activité des poètes, des peintres, des cinéastes. Il n'a montré que les aspects photogéniques de Calcutta, y compris la misère, les cadavres, les bûchers funéraires. Il est vrai que les choses intellectuelles ne sont jamais faciles à filmer. Il faut les faire passer dans une histoire. Avec une histoire, on peut tout montrer, pas avec le documentaire.
- La perception de Malle n'est-elle pas celle d'un Occidental?
- J'ai bien connu Malle. Il aimait beaucoup cette ville et les gens qui y vivent. Il était conscient de tout cela (dehors, un vélo tintinnabule, un corbeau proteste). Peut-être a-t-il trouvé le film plus facile à vendre ainsi, je ne sais pas. Le film fini semble différent de ce qu'il m'avait dit.
- Y a-t-il des parties de la ville que vous ne reconnaissez plus, qui ont beaucoup changé?
- Oui, mais il y a des endroits qui n'ont pas changé du tout. Le vieux Calcutta n'a pas changé. C'est vers le sud qu'il y a eu développement et un peu au centre, où nous sommes. Vous savez, c'est à Bombay que tout se passe parce que c'est là qu'il y a de l'argent. Bombay devient une ville européenne, avec front de mer et tout. Calcutta est différente: les petits commerçants, les échoppes, tout cela ne change pas. J'ai filmé cela dans un de mes films, The Middleman / l'Intermédaire, et comme c'était la première fois, j'ai eu beaucoup de problèmes. On a toujours des problèmes quand on tourne dans les rues de Calcutta.
- Pourquoi?
- Les gens sont curieux. N'importe qui vient et non seulement il regarde le tournage mais il veut absolument être dans le plan.
- Même s'il n'y a pas de stars?
- Oui, même sans star. Je suis moi-même ici une sorte de star et quand je tourne dans la rue je me cache toujours sous un chiffon noir. Mais dès que je me lève, on me reconnaît parce que je suis très grand. Il faut donc que je m'assoie et que je tourne vite. La curiosité des gens envers le cinéma est démente.
- Ce qui est impressionnant dans la rue, c'est la vitalité, cette impression que tout le monde va quelque part, fait quelque chose.
- Mais si vous allez sous l'arcade de Chowringhee, vous voyez la cohue de ceux qui n'ont rien à faire, qui flânent, qui attendent la sortie de l'équipe de cricket du Grand Hôtel. Et ce ne sont pas seulement les sports. Il y a dans cette ville une réponse fantastique aux événements culturels. Le seul endroit en Inde où une foire du livre est un grand succès, c'est Calcutta. Des milliers de gens y vont et achètent des livres. Et pourtant, ils sont censés ne pas avoir d'argent! Et s'il y a une récitation de poèmes ou un récital de musique, ça sera complet. Vous avez vu le festival? Les places pour la rétrospective Godard ont été vendues en quelques minutes. Et pour des films très difficiles! (Au nom de Godard, une nuée de corbeaux cinéphiles coasse avec ferveur pendant qu'un embouteillage menace.)
- Depuis que vous avez montré l'exemple, y a-t-il plus de cinéastes qui tournent en extérieurs?
- Certains des jeunes cinéastes le font mais ça leur est très difficile. Si vous tournez dans une maison et que ça se sait, la maison est envahie, c'est un cauchemar. Avant, quand j'ai fait la Grande Ville, il y avait moins de monde. Après moi, après le mouvement des ciné-clubs, les gens sont devenus conscients du cinéma, ils ont compris que ce n'était pas rien et que ça se passait ici, chez eux, à Calcutta (un vendeur ambulant crie qu'il vend quelque chose).
- Quand on se promène ici et qu'on voit les affiches de cinéma, les queues devant les salles, le marché noir des billets, on se dit que l'Inde aujourd'hui est la forteresse du cinéma dans le monde.
- C'est parce que la télévision n'a pas menacé le cinéma. A Calcutta, il y a trois ou quatre heures de télévision par jour. Et combien de gens peuvent se permettre d'acheter un récepteur? Dix, quinze pour cent. Si vous avez un poste, tout le monde va venir voir la télévision chez vous. Quand il y a un programme spécial, beaucoup de gens viennent chez moi la regarder. Samedi et dimanche, on peut voir des vieux films, un film bengali le samedi et un film hindi le dimanche. En fait, il n'y a pas de quoi nourrir la télévision. Même à Dacca, au Bengladesh, où ils ont la télévision en couleurs, il n'y a pas plus de six à sept heures de programme par jour. Ça commence à cinq heures de l'après-midi et ça finit à minuit. Et puis le cinéma reste accessible à tous: les prix sont très bas. Vous pouvez voir un film pour une roupie. Le prix maximum ne dépasse pas six roupies.
- Est-ce que cela ne rend pas difficile l'émergence d'un cinéma d'auteur en Inde?
- Il faut que la new wave puisse continuer à tourner avec des petits budgets ou qu'elle puisse s'appuyer sur un débouché sur le marché étranger, comme c'est le cas pour Mrinal Sen maintenant. Sinon, ils auront du mal à continuer. A Bombay, les cinéastes ont cet avantage d'utiliser le hindi qui est compris dans toute l'Inde, mais dans le sud ou ici, au Bengale, il y a l'obstacle de la langue. Il faudrait pouvoir s'en tenir au noir et blanc, au moment où les budgets deviennent de plus en plus importants. Il faudrait pouvoir tourner en seize millimètres, gonfler en trente-cinq, toujours réduire les coûts de production (rumeur musicale lointaine).
- Et vous?
- Moi, j'ai un public. Au début, je n'étais jamais sûr que mes films ne venaient pas dix ans trop tôt. Maintenant je sais que non. Il y a un public et il s'est développé avec moi. Quel que soit le film que je fasse, il jouera au moins six semaines dans trois cinémas de Calcutta et peut-être plus si le public l'aime. A Calcutta, c'est devenu une nécessité pour les gens éduqués de voir mes films.
- Est-ce que cela ne tient pas au fait que vous n'avez jamais renoncé à tourner dans votre langue, le bengali?
- Je crois que les cinéastes doivent se contenter d'un public local. Il y a ici un public qui veut un meilleur cinéma et il faut le gagner et le garder. Mon premier public, c'est ce public. Je ne peux pas faire de film qui ne sera pas vu ici, au Bengale, par mon peuple. Mais il y a un risque: beaucoup de films bengalis ont été envoyés dans des festivals, ont gagné des prix, ont même été vendus, mais ils n'ont pas été montrés ici, à Calcutta.
- Dans un entretien récent, vous tenez des propos un peu désenchantés, vous dites ceci: "Ailleurs, dans le reste de l'Inde, où, même dans les grandes villes, mes films ne sont jamais montrés ou subrepticement le dimanche matin et en général sans sous-titres: je suis seulement un nom. Voilà vingt-cinq ans que je suis un nom. Cela finit par me faire un drôle d'effet."
- C'est vrai. Mes films sont mieux connus à Londres qu'en Inde. Parce que je m'en suis tenu au bengali et que personne ici ne s'occupe de sous-titrer les films, même si je leur fournis la traduction du dialogue. Quand ils ont recouvré leur argent sur le marché bengali, ils se désintéressent du film. (Klaxons discrets.) (...)
Est-ce que Daney est traduit en bengali ?
RépondreSupprimerGhare (sinema) Baire... La maison cinéma et le monde.
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