dimanche 25 avril 2021

La fin et le commencement (2)


Sicilia! de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (1999).

Les Cahiers: 1980-2010 (4)

Bon, où en étions-nous? 1995? 96? 97? C'est qu'on s'y perd dans cette deuxième moitié des années 90. De même qu'aux Cahiers, en ce qui concerne le poste de rédacteur en chef où c'est un peu le jeu des chaises musicales. Résumons. Thierry Jousse, promu en février 91, secondé par Frédéric Strauss, alors que Toubiana est resté dans le comité de rédaction, abandonne son poste, pile cinq ans après (un quinquennat, donc), qu'il échange en fait avec Toubiana (lequel partagera le poste avec Antoine de Baecque à partir d'octobre 97), Jousse redevenant à son tour simple membre du comité, puis de moins en moins présent au sein des Cahiers, y tenant seulement dans les dernières années (jusqu'en décembre 2003) un bloc-notes, visiblement pas trop en phase avec les mutations que connaît alors la revue (en termes plus clairs: le rachat par Le Monde puis le départ de Lalanne qui avait lui-même succédé à Tesson qui, lui, avait succédé à Toubiana et de Baecque, ça va, vous suivez? — inutile de prendre des notes, j'y reviendrai)... Durant cette période (1995-97), le comité de rédaction voit intégrer les noms de Stéphane Bouquet, Marie-Anne Guérin (avec ou sans trait d'union?), Jacques Morice et donc Jean-Marc Lalanne, futur rédacteur en chef, après l'intérim Tesson, mais bon, ce n'est pas pour tout de suite... Pour l'instant, on en est encore à la période d'avant Le Monde, j'allais dire pré-mondaine (bonjour Monsieur Frodon)... Les Cahiers en 1995, c'est d'abord un vœu pieux exprimé par Jousse, en ce début d'année du centenaire (à l'image des bonnes résolutions qu'on prend chaque début d'année sans qu'elles soient suivies d'effets), quant au rôle de la critique: à l'heure où Jour de fête de Tati ressort en salles, ressuscité, avec ses couleurs d'origine, qu'en sera-t-il de la cinéphilie le reste de l'année? Jousse s'inquiète de ce que pourrait être 1995 en termes de commémoration, qui transformerait les "365 Jours de fête" attendus en entreprises d'embaumement; et d'espérer (sans trop y croire) que la critique fasse preuve, à l'occasion, de suffisamment de discernement, d'insolence, d'ironie, bref qu'elle aiguise sa fonction proprement "critique", pour que la célébration ne se réduise pas à de l'archéologie ou du pur savoir — autrement dit que tout ça ne soit pas confisqué par les seuls "historiens" du cinéma (et autres universitaires) —, appelant à ce que la critique use à l'inverse de rapprochements incongrus, de montages imprévus, de mixages impromptus. Si Jousse prend comme exemple Philippe Sollers, via la préface de son livre La Guerre du goût, qui prône une "histoire vivante et verticale... une échelle mobile, parcourable dans les deux sens... pour échapper à l'histoire linéaire, à sa passivité commémorative, ou au contraire, à la terreur ou au messianisme qui l'habitent, c'est aussi que cette idéalisation de la fonction critique, avec ce qu'elle suppose de romantique, vise à dépasser ce qu'il peut y avoir de morne, voire de funèbre, dans la cinéphilie, laquelle à bien des égards et indépendamment du contexte commémoratif, relève déjà de l'embaumement, du fait simplement que l'histoire s'enrichit inexorablement et qu'à se pencher en arrière, de plus en plus en arrière même (à mesure qu'on découvre, qu'on restaure, qu'on réévalue...), ce qui tend d'ailleurs à laisser en friche le passé plus récent, eh bien, on entretient cet aspect disons poussiéreux de la cinéphilie... Et que, pour y échapper, il faille alors passer par une autre cinéphilie, qui ne doit rien à l'ancienne, sinon de conserver ce qui en constitue le socle: l'amour du cinéma; qui ne soit plus aussi fétichiste, non pas parce que les temps changent, mais parce que les fétiches, objets transitionnels s'il en est, il faut savoir (apprendre à) s'en débarrasser, passé un certain temps (qu'on pourrait appeler "l'enfance cinéphile", cette période où le cinéma est tout dans la vie), pour qu'ils ne deviennent pas les symptômes d'une cinéphilie-maladie, une fixation à l'objet cinéma, un rien "perverse" comme le laisse entendre le suffixe -philie, ou alors le témoin d'une idolâtrie, pas plus "équilibrée" dans son rapport à la réalité, qui consisterait à rendre au cinéma un culte proche de celui qu'on rend à un dieu... Bon, je m'égare.

Ce que je veux dire par rapport à Jousse, les Cahiers et la cinéphilie, c'est qu'en fait, on ne passe pas d'une cinéphilie à une autre, parce qu'il n'y a qu'une seule cinéphilie, seulement qui est vécue différemment, et pas d'un cinéphile à l'autre, mais d'une génération de cinéphiles à une autre. Et que vivre différemment sa cinéphilie, au sein d'une même génération de cinéphiles, c'est y mettre une part de soi-même qui justement ne relève pas de la cinéphilie (tout ça ressemble à des poncifs, j'ai l'impression d'enfoncer des portes ouvertes). Dans le cas de Jousse, que je ne connais pas personnellement, cette part de lui-même, à incorporer dans sa cinéphilie, c'est, il me semble, cette autre passion qu'il a pour la musique — égale peut-être à celle du cinéma —, notamment le jazz (comme en son temps Comolli, mais aussi... Filipacchi, expliquant — c'est de l'ironie — que les années Jousse, en somme, furent un mix des deux, l'esprit "critique" du premier, au niveau du contenu, et le côté "pragmatique" du second, au niveau de la forme), d'où la difficulté à maintenir l'équilibre, pour que ça reste cohérent. La mélomanie de Jousse, couplée à sa cinéphilie, elle s'exprime aujourd'hui dans les émissions de radio qu'il anime, consacrées notamment aux musiques de films, à l'instar de Nicolas Saada (les dernières en partenariat avec Positif, signe que la rivalité n'a jamais été le fort de Jousse, c'est son côté "Moullet")... mais elle était présente depuis le début. Il ne faut pas chercher ailleurs le fait que la première monographie qu'il a écrite (bien avant celle sur Lynch), soit consacrée à Cassavetes, ou encore qu'il n'ait pas aimé Hélas pour moi de Godard, parce que — hélas pour lui — il n'y retrouvait pas le flux et le reflux (comme il y a les streams de Cassavetes) de la bien-nommée Nouvelle Vague, et que, en conclusion, il proposait à Godard de se retrouver pour parler musique... A relire ses critiques de films, de ceux qu'il a le plus aimés, on devine que ce qui le retenait surtout dans un film c'est ce qu'il pouvait y avoir de musical derrière les images. Pas étonnant qu'ait été publiée, sous sa supervision, l'année justement du centenaire, un numéro spécial "Musiques au cinéma" (avec Shadows de Cassavetes en couverture), une première dans l'histoire des Cahiers, qui nous change un peu des "spécial Godard" et autres "spécial Cinéma américain". Et pas étonnant que, à propos de la critique et de ce qu'il en attend, Jousse recourt à des termes comme imprévus (qui est aussi ce qui compose la vie d'un orchestre) et d'impromptus (avec la part d'improvisation, musicale, pianistique, que cela sous-entend)... Un an plus tard, au moment de repasser le témoin à Toubiana, se repose à lui la question de la cinéphilie... et de savoir "s'il faut en guérir". Or les formulations sont à peu près les mêmes, ce qui laisse à penser que le centenaire n'a rien changé, ce que d'ailleurs on présageait. Un centenaire reste un centenaire: un anniversaire, quelle que soit l'importance de ce qu'on y fête, autrement dit un "événement" plus ou moins long, mais sans véritable durée, puisque ne travaillant pas le présent, tourné qu'il est vers la chose passée. A ce niveau, la cinéphilie ne pouvait que jouer son rôle d'embaumeur, la critique ne risquant pas de l'en empêcher. Mais sorti du contexte commémoratif, qu'en est-il de la cinéphilie dans les années 90? Si au fil des époques, elle a nécessairement évolué, a-t-elle foncièrement changé? C'est la question que se posent les Cahiers en 1996, c'est une question qu'on pourrait reposer, telle quelle, vingt-cinq ans plus tard, tant les choses, depuis, ne semblent pas avoir beaucoup bougé. Si la différence est manifeste entre la cinéphilie des années 50 (première génération, celle de Bazin et des "jeunes Turcs"), celle des années 70 (deuxième génération, celle de Daney) et celle des années 90 (troisième génération, celle de... bah disons, l'après-Daney), c'est moins évident avec la génération des années 2010 qui semble surtout prolonger la précédente, au sens où l'on reste toujours dans l'après-Daney. C'est que le changement est peut-être ailleurs. Il ne s'agit pas de savoir si c'est mieux ou pire, mais de savoir si c'est différent. A lire ce qu'écrivait Thierry Jousse, en 1996 donc, la question mérite d'être posée (il suffît juste d'associer à "câble" le mot "internet" et à "télévision" celui de streaming). Extraits:

Les dandys du câble.

A la question Comment peut-on être cinéphile aujourd'hui?, une réponse lapidaire pourrait être: Point de salut hors de la télévision. D'autres l'ont dit avant moi (Skorecki, Biette, Daney), mais la situation est aujourd'hui plus complexe. L'offre est beaucoup plus large et les courroies de transmission comme les passeurs sont rares. Ce net recul de la pédagogie traditionnelle, dont le service public actuel est largement responsable, n'a pas que des inconvénients: il laisse ouvert un champ considérable dans lequel les films sont livrés à eux-mêmes et aux télécinéphiles, dans un certain désordre mais aussi une grande liberté. (...) Tous les films sont virtuellement là, ils rôdent, passent et repassent, apparaissent et disparaissent, forment une banque de données dans laquelle on peut puiser à tous moments, d'autant plus que l'édition vidéo en est le relais permanent [plus loin, Jousse évoque Dream On, la série créée par John Landis, et compare l'irruption des extraits de films, qui remplacent les souvenirs du héros, au mécanisme du sampling].
La cinéphilie des années 50-60 était d'essence verticale, généalogique et historico-empirique: l'histoire du cinéma, via la Cinémathèque, passait par une série d'étapes, de coupures, de connexions et d'influences, même dans le cas où le plus dandy des dandys réussissait à trouver l'objet mineur qui virtuellement viendrait déstabiliser toutes les hiérarchies. Au fond, pour cette génération, l'histoire du cinéma était une et indivisible, Fuller ou Godard étant les descendants directs de Griffith ou Lumière... La cinéphilie des années 70-80, déjà formée par la télévision (c'est mon cas), était mimétique. Elle flottait encore entre la salle et le poste, tout en rêvant de reproduire les grandes batailles de ces aînés. Elle avait finalement très fort le sentiment d'arriver trop tard, baignant déjà dans la culture des séries et des feuilletons. C'est d'ailleurs au croisement des décennies 70-80 que la part la plus héroïque de la cinéphilie s'est évaporée face à l'assomption du culturel dont le triomphe de Télérama est le signe définitif.
La cinéphilie des années 90-2000, quant à elle est horizontale, digitale et rhizomatique. Personne ne peut plus descendre de personne puisque tout est là. Cette nouvelle cinéphilie fonctionne un peu comme le montage virtuel: on y procède par coupes abstraites, on fait des tas d'essais de montage, on crée des alliances et, au fond, on ne voit plus que des fragments. Les séquences, les plans, les détails, les attitudes sont privilégiés sur le film lui-même, grâce à l'usage intensif de l'arrêt sur image, de l'accéléré, ou tout simplement de la télécommande zappeuse. Les films perdent leurs racines, et même leurs auteurs, ils poussent comme des herbes folles, un peu comme les rhizomes décrits par Deleuze et Guattari.
Poursuivant sa comparaison avec la série Dream On et la fonction qu'y exerce l'extrait de film, Jousse écrit: "L'auteur est relativisé. Le film est délesté de son poids référentiel, historique, de sa paternité. Il flotte et dérive comme un atome, en attente d'une rencontre fortuite avec un autre atome. C'est un allègement qui rime avec soulagement, et agit comme un baume sur le cerveau du cinéphile perclus de souvenirs, mais c'est aussi une perte des référents, la destruction d'une certaine organisation rationnelle de la mémoire, une programmation de l'amnésie. Avouons tout de même que cette contamination de toutes les images, télé et cinéma confondus, chefs-d'œuvre et nanars côte-à-côte, a quelque chose de libérateur. Elle nous venge de l'obligation de n'aimer que les grands films de l'histoire du cinéma. Elle nous permet de revendiquer nos perversions. Elle nous oblige à reconsidérer notre expérience réelle de spectateur et nous force à admettre que telle ou telle série (...) a eu un impact bien plus que considérable sur nous que la vision de telle ou telle œuvre réputée majeure (...). De ce point de vue, l'Amérique, et en particulier ses cinéastes, ont un avantage certain sur nous. Après la Nouvelle Vague, qui avait finalement l'enthousiasme et l'innocence sûre d'elle-même et iconoclaste des générations inaugurales, la cinéphilie est devenue en France plutôt paralysante, et l'est encore d'une certaine façon. (...)
Mais cette déhiérarchisation, véritable déréglementation en matière de valeurs cinéphiliques, a aussi d'évidents effets pervers. Elle a tendance à aplanir toutes les différences et à mettre à niveau tous les films, à nous faire croire que le travail de Raoul Walsh et le labeur de Willy Rozier sont de même nature. C'est un discours d'autant plus dangereux que certains pans de l'histoire sont quelque peu absents de cette mise à disposition généralisée: par exemple la modernité des années 60-70 est sans aucun doute la tendance la plus négligée des "banques de données" télé-vidéo. On ne voit guère de films de Glauber Rocha, Marco Bellocchio ou Robert Kramer, sur les nouveaux écrans.
Pas question pour autant d'opérer un retour en arrière. La digitalisation de la cinéphilie est en marche. Malgré ses dérives probables, elle est préférable à la métamorphose de la passion cinéphilique en discours du patrimoine, voire à la transformation du cinéma en un pur objet de savoir et d'histoire. Nous faisons le pari qu'un nouveau circuit, un nouveau réseau, une nouvelle géographie sont en train de se recomposer. Et qu'une nouvelle génération, à travers cette instrumentalisation généralisée des images, est en mesure de se réapproprier l'héritage de l'ancienne cinéphilie. Ultime paradoxe: cette cinéphilie d'appartement — minoritaire comme toutes les formes de cinéphilie mais plus disséminée en l'absence logique de grand lieu de rassemblement — n'est-elle pas, devant la menace du tout-culturel, en passe de retrouver deux conditions fondatrices de l'ancienne cinéphilie: la clandestinité et un certain dandysme? (Thierry Jousse, Cahiers du cinéma n°498, janvier 1996)

Sur ce, Jousse quitte son poste de rédacteur en chef...

PS. Qu'est-ce qui a changé aujourd'hui? Disons que les "banques de données" dont parle Jousse, si elles étaient déjà conséquentes par rapport à ce que proposait le marché de la vidéo dans les années 70-80, se sont démultipliées avec les nouveaux supports, de sorte que c'est vraiment maintenant qu'on peut dire que "tout est là" à la disposition du cinéphile. On se souvient de la citation de Truffaut placée en exergue des vidéos de la collection "Les Films de ma vie" dirigée par Claude Berri: "En tant que cinéphile, je suis un fanatique de la vidéo." Mais la citation complète qu'on entendait en ouverture (c'était la voix de Berri lui-même) nuançait le propos, du moins précisait-elle le rôle que jouait pour Truffaut la vidéo (c'est ): la VHS de cette époque avait vocation (pas pour tout le monde mais pour beaucoup de cinéphiles) à enrichir la connaissance qu'on pouvait avoir d'une œuvre, en même temps qu'elle représentait déjà — encore un peu encombrant, à ce stade — l'objet de collection que seront par la suite le DVD puis le Blu-ray, nourrissant ainsi, au même titre que les revues de cinéma, la part fétichiste du cinéphile... Le vrai changement, il vient en fait avec le téléchargement, c'est là que se situe la coupure. Avec le streaming, on consomme davantage qu'on ne cherche à approfondir, ou qu'on ne "thésaurise". C'est-à-dire que ce qu'on télécharge, le plus souvent, on ne le regarde qu'une fois. En ce sens, le streaming concurrence bien plus la salle de cinéma que le DVD...

[ajout du 26-04-21]

L'auteur dans tous ses états.

Mais revenons aux Cahiers. Jousse échange sa place avec Toubiana (il y a sûrement une raison, je ne la connais pas). Je ne vais pas faire le bilan de ces cinq années passées à la tête de la revue. Je retiens simplement deux ou trois choses. La première, on l'a vu, c'est qu'il y a beaucoup d'auteurs, comme avant, mais là, de plus en plus... Cela tient au fait, on l'a vu aussi, que le phénomène de recentrage s'est accentué, de sorte que celui qui était à la marge (la marge en tant que réserve d'auteurs) tend à regagner le centre, d'où un effet de contamination, la marge étant dorénavant occupée par ceux qui jusque-là étaient vraiment ultra-minoritaires, ceux dont on ne parlait pas et dont on ne parlera pas beaucoup plus, sinon par ricochet à l'occasion d'un festival de seconde zone... On peut penser que c'est parce qu'aux Cahiers, comme ailleurs, on voit des auteurs partout... c'est vrai... ce qui explique que peu d'auteurs finalement ont été oubliés ou méconnus durant ces années-là (si dans les années 80, on peut citer John Hughes et James L. Brooks, dans les années 90, il n'y a semble-t-il que Whit Stillman qui ait été vraiment sous-estimé — à vérifier tout de même — alors que pour d'autres, tels Kieslowski et Wenders, c'est plutôt leur côté trop lourdement auteur qui fait qu'ils furent secondairement contestés). Mais cela tient peut-être à un autre phénomène, plus retors, qui serait l'inverse de la politique des auteurs (laquelle est dorénavant surtout appliquée par... Positif). Aujourd'hui, il n'est plus utile d'aller chercher l'auteur, au sens d'extraction, c'est-à-dire de puiser dans les "profondeurs" de ce que produit le cinéma pour mettre en lumière un auteur resté injustement dans l'ombre. A quelques exceptions près (ceux à côté desquels on passe "inexplicablement" ou alors parce qu'ils sont vraiment trop "loin" pour qu'on les repère), les auteurs sont tous là, accessibles, constituant une sorte de vivier dans lequel il n'y a plus qu'à prélever. L'époque ne laisse plus le temps à un cinéaste de faire ses armes: sitôt connu, il est reconnu..., quelques courts métrages, à la rigueur un premier long qui a éveillé l'intérêt d'une poignée de critiques, et c'est parti, l'auteur est né, an author is born... On me dira que ce n'est pas nouveau, que c'est comme ça depuis la Nouvelle Vague. Sauf qu'à cette époque, ceux qui furent reconnus auteurs dès leurs premiers films, ce n'est même pas parce qu'ils étaient eux-mêmes les promoteurs du concept d'auteur, mais parce qu'ils avaient, à travers leur travail de critique, aiguisé leur regard de futur metteur en scène (fréquenter la Cinémathèque, regarder les films, en parler, puis écrire). A ce titre, la critique fut une école de la mise en scène, bien plus formatrice que le rôle d'assistant ou l'enseignement de l'IDHEC... Aujourd'hui (nous sommes toujours dans les années 90 mais le phénomène ira en s'amplifiant), il y a une précipitation à faire d'un cinéaste un auteur, sous prétexte que son film est singulier (quid du regard?), alors que rien n'est encore construit concernant l'œuvre, cet ensemble de films à partir duquel on pourra seulement reconnaître un auteur. Certes, c'est un peu la vocation du critique que de faire le pari, lorsqu'il voit un premier film prometteur, que, derrière, il y a un auteur en puissance. Aussi parce qu'il y a toujours cette ambition (non avouée) d'être celui qui découvre en premier un auteur, à l'instar de Tesson avec Cronenberg ou Assayas avec Carpenter... Il n'en reste pas moins que, les critères qui définissent l'auteur s'étant "assouplis", en termes d'exigence, il va falloir nuancer tout ça. Comment?

— Non pas en distinguant auteur et non-auteur, ce qui serait comme vouloir distinguer la salle "art et essai", réservée au cinéma d'auteur, et le complexe multisalles, qui de toute façon programme aussi des films d'auteurs — distinction inopérante au sens où, la récupération de l'auteur par le multiplexe étant à l'image de la banalisation de la notion d'auteur (qui fait que bientôt il y aura plus d'auteurs que de non-auteurs... j'exagère évidemment), elle n'a plus beaucoup d'intérêt, invitant même à supprimer le mot "auteur".

— Mais plutôt en considérant différents types d'auteurs. Soit, pour ce qui est du cinéma français:

→ l'auteur-auteur (exemplairement le cinéaste de la Nouvelle Vague, tels Godard, Rohmer et Chabrol que la Cérémonie a remis au niveau des autres dans le panthéon cinéphile... avec Scorsese, admiré d'ailleurs par Chabrol, comme équivalent américain, parce que le modèle de nombreux jeunes cinéastes — il est le rédacteur en chef du numéro 500 des Cahiers, succédant ainsi au "décevant" Wenders, signe que pour ce type d'auteur, l'existence d'une "cinéphilie forte" reste un préalable... et on allait quand même pas faire appel à Tavernier).
→ l'auteur absolu, exemplairement Garrel mais aussi Straub...
→ l'auteur "obstiné" (du latin ob-stinatus qui "se tient debout face à vous"), exemplairement Pialat et encore Straub...
→ l'auteur "aimanté" (comme disait Sabrina Champenois), exemplairement Doillon et Jacquot...
→ l'auteur qui se filme, ainsi Cavalier, adepte d'un cinéma du Je, à la première personne (Laurent Roth dans les Cahiers parle de "voix aveugle"), avec, comme film-étendard, JLG/JLG de Godard...
→ l'auteur "retrouvé" (souvent à l'occasion d'une rétro), parce que jusque-là un peu oublié, auteur solitaire lui aussi, comme Pollet ou Blain...
→ l'auteur "tout-terrain", qui passe partout (aux Cahiers comme à Positif), exemplairement Resnais.
→ l'auteur "vieillot", qui, lui, passe à Positif mais pas trop aux Cahiers, auteur que l'on traite avec condescendance (Sautet) sinon un certain mépris (Tavernier, dont certes deux de ses derniers films sont défendus par Moullet dans la chronique qu'il tient à l'époque, mais une chronique qui, au sein de la revue, joue moins le rôle de contre-point, comme avec Biette, que celui du "poil à gratter"... autant dire que ça ne génère pas de débat).
→ et puis les "nouveaux auteurs", célébrés donc dès leurs premiers films, tels Lvovsky (pendant moins tarabiscoté de Desplechin), Poirier, Kassovitz (qui fait l'événement en 1995 — le film de banlieue est alors très prisé — au détriment de Richet, autre nouveau venu), Bonitzer, passé à la réalisation, Beauvois (le chouchou, déjà, d'un certain Burdeau)... et surtout, le plus important de tous, Guédiguian, dont la reconnaissance a nécessité plus de temps (c'est l'exception qui confirme la règle), rejoignant par sa trajectoire les grands auteurs, ceux, nouveaux ou récemment découverts, ni français ni américains, qui ont marqué les Cahiers durant les années 90: Almodóvar, Kiarostami et les nombreux cinéastes d'Extrême-Orient encensés par la revue, qu'ils soient de Taïwan (Hou Hsiao-hsien, Tsai Ming-liang... Edward Yang, même si ses derniers films ne sont pas distribués en France), de Hong Kong (Wong Kar-wai) ou du Japon (Kitano)... sans oublier le cas particulier représenté par John Woo, cinéaste chinois labellisé auteur une fois passé à Hollywood, comme on dit "passé à l'Ouest".

L'Auteur partout, qui déborde même la notion purement cinéphilique d'auteur, à l'image des 3D décédés: Debord, Duras, Deleuze... auxquels on ajoutera sans problème même s'il n'est pas Français et que son nom commence par F (F comme Farce, Fable ou encore Féroce...), j'ai nommé Ferreri.

Et en face, ce gros bloc, moins composite, qu'est le cinéma américain, regroupant sans réelle distinction des auteurs pourtant très différents, tels Scorsese (Casino), Eastwood (Sur la route de Madison), De Palma (Mission: impossible, à l'origine de l'expression "démission: possible" émise par Godard, à propos des Cahiers?), Cameron (Titanic)... et les "anti-hollywoodiens": Burton (Ed Wood), Cronenberg (Crash, eXistenZ), Carpenter (l'Antre de la folie), Ferrara (The Addiction, Nos funérailles), Jarmusch (Dead Man), Lynch (Lost Highway), Haynes (Velvet Goldmine), Craven, Kollek, etc. Un bloc d'auteurs, hollywoodiens ou non, contre lequel rien ne semble s'opposer... du moins pour l'instant. L'idée de "Super-Auteur" est déjà en germe (chez Jousse), mais pas encore expressément formulée, elle viendra plus tard, avec une autre équipe et le retour de Terrence Malick...

(à suivre)

jeudi 22 avril 2021

Arlt-là !


Arlt: Sing Sing et Eloïse Decazes.

On dit d'Eloïse qu'elle est la "voix d'eau", et de Sing Sing qu'il est la "voix de terre"... les deux réunies, ça donne quoi? Une voix de source. Et ce n'est pas facile de parler d'une voix de source. C'est pourquoi d'ailleurs j'ai longtemps tardé à parler d'Arlt, remettant régulièrement au lendemain la note que, à certains moments, je voulais écrire, faute de trouver les mots justes, les mots qui correspondent. Dire le côté tellurique de l'un et le côté aquatique de l'autre, c'est facile, mais dire ce qu'il en est de l'osmose entre les deux, deux courants qui s'opposent, entre celui qui serpente, têtu (deux fois Sing), au milieu des rochers et celui qui s'écoule, plus gracile (il y a "oiselle" dans "Eloïse"), glissant sur la roche, ça l'est moins...

Alors, remonter à la source. Arlt: un nom d'origine allemande. Pas celui des computers de Francfort, comme il y a les saucisses, mais celui de Roberto Arlt, écrivain argentin de père prussien et de mère italienne, qui donc respire le bon air de la littérature d'émigrant, le bon air de Buenos Aires, avec sa langue de la rue, qui n'est pas celle des salons littéraires, une langue qui vit, une langue vivante... riche, par son texte, mais pas précieuse, cabossée dans sa structure, mais pas désossée. Et surtout avec laquelle on s'amuse, comme chez nos deux arltérophiles, que ce soit au niveau du phrasé (Sing Sing est imprégné de musique minimaliste et bien sûr velvétique) ou des modulations de la voix (Eloïse pratique le chant médiéval).

Si Arlt, l'écrivain, est un nom difficile à prononcer — c'était l'idée de départ —, c'est parce qu'on le prononce en français, avec la gorge, alors qu'en espagnol, avec la langue, ça coule tout seul. Pareil pour Arlt, le duo, dont il faut écouter la langue (c'était le titre de leur premier album), pas ce qui sort du gosier (les raclements de la technique)... C'est de l'art, celui de l'artisan (Sing Sing), à l'intérieur duquel se serait immiscée la lettre "l", autrement dit "elle" (Eloïse), venue y poser sa voix, ce qui fait... arlt, une musique emprunte d'étrangeté, qui ne ressemble à rien, qui vous laisse dans l'expectative, sinon l'inquiétude (forcément, on attend quelque chose) et qui, subitement, et de façon tout aussi secrète, à la faveur d'une strophe, d'une suite d'accords, d'un déplacement de l'intonation... vous emballe dans tous les sens du terme (enveloppé, emporté, destination inconnue).

C'est bien le mouvement imprimé par les chansons, à l'intérieur même des chansons et par la manière de les interpréter (avec Mocke ou Thomas Bonvalet pour accompagner), qui fait le prix de cette musique, où l'on sent que ça circule, que ça coule, s'écoule... soit le flux, ce qui nous amène à Flynt, Henry, hein, pas Larry... Henry Flynt, un des maîtres à penser de Sing Sing: l'art comme création permanente, la création comme récréation, fluxus et ludus... (je fais le malin mais je me suis renseigné). Bref, Arlt, derrière son côté "mine de rien", sa poétique de l'in-signifiance, c'est quand même ce qu'il y a de plus beau, de plus émouvant, en musique, parce que de plus authentique... Au diable, au deable devrais-je dire, au feu la figure de l'art quand celui-ci oublie d'où il vient et se perd dans les faux-semblants du prestige, parce que le vrai soleil ce n'est pas celui-là, c'est l'autre, l'enculé, celui qui fait des pompes sur la nuque... le soleil qui brûle, pas celui qui aveugle.

Une sélection:

1. La rouille, La Langue, 2010.
2. Après quoi nous avons riLa Langue, 2010.
3. Que se passe-t-il?La Langue, 2010.
4. Tu m'as encore crevé un chevalFeu la figure, 2012.
5. La ville est tristeFeu la figure, 2012.
6. Nue comme la mainDeableries, 2015.
7. Les oiseaux cassentDeableries, 2015.
8. Piège à loups 2Deableries, 2015.
9. Frère & sœurSoleil enculé, 2019.
10. L'instant mêmeSoleil enculé, 2019.
11. Soleil enculéSoleil enculé, 2019.

mercredi 21 avril 2021

[...]


Lothringen! de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (1995).

Pourquoi Lothringen? Pourquoi passer par la Lorraine? Parce que ce petit film (20mn) des Straub, tourné en 1994 et sorti en 1997, en complément de D'aujourd'hui à demain, a valeur de symbole: pour ce qui est des relations franco-allemandes — d'avant-hier à hier —, marquées par "l'esprit de revanche" qui en 1871 sévissait des deux côtés du Rhin (le film est une libre adaptation de Colette Baudoche, un roman de Maurice Barrès — le chantre droitiste du nationalisme —, "l'histoire d'une jeune fille de Metz", au lendemain de l'annexion de l'Alsace-Lorraine par la Prusse, qui se trouve "attendrie" par un professeur allemand, lui-même tombant sous le charme de la région, de son paysage et de ceux qui l'habitent, et qui — la jeune fille —, après lui avoir laissé entrevoir de possibles fiançailles, lui annonce tout de go: "Je ne peux pas être Allemande!" — c'est Straub tout autant que Colette qui parle); mais aussi, en tant que réponse des Straub à une commande d'Arte, la nouvelle chaîne culturelle européenne, et surtout franco-allemande (avec La Sept à l'époque, côté français), soit une contre-proposition, dans la pure tradition straubienne, qui est la position contre de l'artiste en général (dans le même esprit, penser à France, tour, détour, deux enfants de Godard pour célébrer les cent ans du célèbre manuel de lecture scolaire).
Bref, Lothringen! ce n'est pas "Göttingen" (la chanson de Barbara)... A l'heure de l'Allemagne réunifiée et de "l'amitié franco-allemande", médiatisée à tout-va et dont Arte est culturellement le symbole, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (qui elle n'est pas messine) répondent, après s'être faits courtisés par la chaîne pour faire le film: "nous?... non réconciliés!", réponse claire et nette, exclamative, où s'expriment idéalement leur art de la condensation (20 minutes pour condenser un roman de Barrès quand il a suffi d'un quart d'heure pour condenser un roman d'Heinrich Böll, c'est Byzance) et leur sens, tout aussi inimitable, du paysage: ah, le paysage lorrain, les vues sur Metz, la Moselle, la campagne alentour... c'est le vrai personnage du roman et du film, de sorte que le point de rencontre, le seul mais il n'est pas mince, entre Barrès et les Straub, c'est que tous les deux, tous les trois, savent regarder un paysage, le paysage comme motif esthétique mais aussi "patriotique", le paysage en tant qu'histoire, de celle qui témoigne d'une nation, le rendant irréductible à toute annexion...

Le rapport avec les Cahiers? Je dirai ceci: à l'opposé des grandes tendances réconciliantes qui caractérisent les années 90, et voient la revue suivre le mouvement en réduisant les antagonismes, sans les annihiler mais dans un souci manifeste de neutralisation, passer par la Lorraine avec les Straub (et sans les gros sabots de la "visite touristique"), c'est se rappeler que dans le cinéma français le "non-alignement", notamment des cinéastes-amis, existe toujours, même si Duras (qui de toute façon ne tournait plus) et Allio viennent de mourir, et qu'il ne repose pas que sur Godard. Mais encore: savoir faire la part des choses, en cette période de grande confusion (entre marges et centre, auteurs, super-auteurs et pseudo-auteurs...), où, par exemple, le meilleur du cinéma américain serait celui qui s'attaque au système mais de l'intérieur (Hollywood contre Hollywood)... période qui, plus généralement, nécessite pour les "non-alignés" de pactiser avec l'ennemi pour mieux subsister — et dans le cas de Lohtringen!, l'ennemi finalement serait moins cette nouille de Barrès que Arte, assimilée à l'époque, par les autres chaînes "nationales" françaises, à une véritable "machine de guerre" (Arte achtung!, disait je ne sais plus qui)... donc savoir faire la part des choses entre ce qui relève de la ruse (l'intransigeance des Straub n'exclut pas la ruse) et ce qui, bien souvent, n'est que pure hypocrisie (cette histoire, un peu trop commode, de critique endogène: l'artiste œuvrant dans le camp de l'ennemi, endroit idéal, soi-disant, pour en faire le procès). Et ainsi, ne pas se fourvoyer, sous prétexte d'élargir son champ d'action, en "magazinifiant" à l'excès une revue (encore plus de photos, plus d'entretiens avec les acteurs, les bankables, ceux qui font déjà, ailleurs, les couvertures, plus de pages pour couvrir l'événement — douze pages sur la Reine Margot de Chéreau! —, "événement", mot atroce qui sera officialisé en octobre 2000, lors du rachat des Cahiers par Le Monde, et dont on s'étonne qu'il perdure encore aujourd'hui, vingt ans après, tant il y a quelque chose d'antinomique entre la notion d'événement et le principe d'une revue de cinéma... toutes ces rubriques, auxquelles s'ajoutent les news de tous bords et autres gros morceaux consacrés (le terme convient) au cinéma et son histoire (avec le centenaire, on a été servi), rubriques dont l'importance de plus en plus grande finit par compromettre le travail critique proprement dit, qui dès lors se réduit à la seule critique de films (avec d'ailleurs trop de films, je l'ai déjà dit), au détriment (quelques articles éparpillés ici et là) des grands textes de fond qui questionnent le cinéma, remettent en cause ses principes, le contestent, autrement dit le maintiennent en crise (définition même du mot "critique")...

(à suivre)

vendredi 16 avril 2021

Le premier désir


Douleur et Gloire de Pedro Almodóvar (2019).

Les saveurs d’Almodóvar.

On a souvent évoqué Fellini (8 ½, pour son thème - un réalisateur en proie à la dépression - où se mêlent souvenirs et fantasmes) et Bergman (Les Fraises sauvages, pour sa construction, basée sur de nombreux flash-backs) à propos de Douleur et Gloire, le dernier film d’Almodóvar. Trois cinéastes qui ont en commun, avec beaucoup d’autres, d’avoir traversé – Fellini et Bergman quasiment à la même époque – une période dépressive, suite à l’incapacité, sinon la peur, de ne pouvoir maintenir l’inspiration qui les avaient guidés jusque-là. Douleur et Gloire suit le trajet d’un cinéaste pour sortir de ce long tunnel qu’est la dépression, avec son cortège de douleurs et autres symptômes associés - largement documentés dans le film, comme toujours chez Almodóvar où la physiologie est très présente -, qui fait du personnage almodovarien un personnage-corps. En ce sens, le film prolonge Julieta, le précédent, avec lequel il forme une sorte de diptyque, en même temps qu’il ouvrirait un nouveau cycle dans l’œuvre d’Almodóvar, qui touche toujours au désir, mais inscrit cette fois dans le cadre austère du vieillissement et du deuil (idéalement traduit par la musique, intimiste et organique, d’Alberto Iglesias). Comment ressusciter le désir quand on s’est détaché de tout, à commencer par le cinéma, cette passion dévorante de raconter des histoires, et qu’on s’est enfermé dans une bulle sensorielle, loin des autres, à l’écoute de son corps, un corps particulièrement bavard dans le cas de Salvador (Antonio Banderas), le double d’Almodóvar (1), que seule l’immersion dans une piscine, à l’image du premier plan du film, permet de faire taire momentanément. Et ainsi d’entrevoir le petit bout de lumière recherchée.

(1) Le nom complet du personnage est Salvador Mallo qui résonne, phonétiquement, comme une construction plus ou moins anagrammatique de "Salva Almodóvar", qu’on traduira par "Sauvez Almodóvar", Salva étant aussi le diminutif de Salvador dans le film.

MLB

L'ouverture de Douleur et Gloire – Salvador comme en suspension dans l’eau, au fond de la piscine – a quelque chose d’amniotique. C’est l’image de la "régression intra-utérine", celle, théorisée par Eisenstein, du MLB, d’après l’expression allemande MutterLeiB (versenkung), elle-même empruntée à Sándor Ferenczi et traduite en français par "plongée dans le sein maternel". Chez Ferenczi, on sait à quoi cela renvoie: le stade de toute-puissance que vit l’enfant dans le ventre de sa mère, par rapport à un monde extérieur qui existe à peine, état qui "réalise l’idéal d’un être soumis à son seul plaisir", ce que l’enfant cherchera à reproduire après la naissance sur un mode magique. Pour Eisenstein, cette expérience prénatale serait ancrée en nous, gravée pour toujours dans ce qui constitue notre histoire. Et le cinéaste de la découvrir – via le thème du MLB – de façon rétroactive dans ses œuvres ainsi que celles d’autres artistes (Dostoïevski, Degas). Non pas que chez Almodóvar on retrouve dans la première scène du film le mouvement en spirale des "Baigneuses" de Degas (ainsi que l’a décrit Eisenstein), mais que, de façon plus générale, ses films, et plus encore celui-là, épousent un mouvement d'embrassement qui couvre toute l'étendue du récit, ne laissant quasiment rien hors champ, ce qui cadre avec l’idée d’exploration, de remontée aux sources, pour mieux enrichir l’histoire et par-là les questions disons existentielles que le réalisateur se pose, le but n’étant pas d’y répondre mais de les rendre plus éclairantes. On notera d’ailleurs que ce n’est pas la position du fœtus que Salvador reproduit dans la piscine mais, avec ses bras en croix, l’image de la dualité, conférant au plan, par la symétrie gauche-droite qu’il crée, une dimension d’équilibre et d’harmonie. Elle rappelle une autre figure du MLB évoquée par Eisenstein, celle du "vol plané", un état de flottement – que ce soit dans l’espace ou dans l’eau –, avec ce que cela suppose, là aussi, de quiétude et de félicité. Si pour Salvador, la position se veut d’abord antalgique (le soulager de son mal de dos, à l’instar d’Almodóvar qui souffrait des mêmes douleurs), elle inaugure surtout ce que sera le cheminement du personnage (et à travers lui de l’artiste): la quête d’un bonheur perdu, qui voit le film lui-même "flotter" tout du long dans l’entre-deux, entre réel et fiction, corps et psyché, forme et contenu.

La rivière

C’est par l’analepse (retour en arrière), procédé habituel chez Almodóvar, que le récit va donc avancer et le personnage se transformer. La scène qui vient juste après celle de la piscine, déclenchée par la sensation de soulagement qu’éprouve Salvador, est un souvenir d’enfance: lui-même, au bord de la rivière aux côtés de sa mère (Penélope Cruz) et d’autres femmes du village qui lavent le linge en chantant, tout en plaisantant sur leur sexualité, pendant que l’enfant regarde au fond de l’eau les "poissons-savonniers". Le moment de bien-être ressenti dans la piscine ravive un autre moment heureux vécu, lui, dans l’enfance. C’est l’élément aquatique qui assure la transition, entre réminiscence et remémoration. Mais déjà, à travers cette scène, solaire et joyeuse, l’auteur s’éloigne des références trop symboliques (l’eau, la mère, le féminin) pour en privilégier l’élan vitaliste, évoquant le néoréalisme italien, avec Penélope Cruz en "Sophia Loren", et toutes ces voix de femmes qui ont bercé l’enfance d’Almodóvar, contrepoint adouci, puisque perçu à travers le regard de l’enfant, à la rudesse de l’époque qui était celle de l’Espagne franquiste. Aujourd’hui, il ne reste de ces images que des petits flashs lumineux, aux effets bénéfiques certains mais passagers, qui ne peuvent calmer durablement Salvador de toutes ses souffrances, liées à ses problèmes de dos, l’opération qu’il a subie, mais aussi au décès récent de la mère, l’état dépressif qui s’est ensuivi, sans oublier le côté hypocondriaque. Cela fait beaucoup... d’où cette nuée de symptômes et de phénomènes psychosomatiques dont Almodóvar nous dresse l’inventaire à partir d’images en 3D, le réel du corps vs. son image virtuelle, la jouissance face à laquelle la science, qui se plaît à exhiber et morceler le corps, à l’analyser de toutes parts, se montre impuissante. (Ce que Daniel Pennac constatait dans Journal d’un corps: "Plus on l’analyse, ce corps moderne, plus on l’exhibe, moins il existe.") Pour Salvador, il faut aller plus loin, dans les profondeurs de sa mémoire et de son passé, pour consolider le récit – sans qu’il perde de sa souplesse, à l’inverse de sa colonne vertébrale –, la ligne à suivre, bien que non tracée d’avance, et se rapprocher de cette lumière censée le guérir, lumière à ce stade encore bien lointaine.

Les années 80

Car si le travail de remémoration est nécessaire, il faut aussi des rencontres, qui ressuscitent le passé et rendent le travail plus efficace. Deux rencontres vont présider au renouveau progressif de Salvador: 1) La rencontre avec Alberto, l’acteur avec lequel il était fâché depuis plus de trente ans (trente-deux ans exactement, soit 1987, l’année de la Loi du désir dans la filmographie d’Almodóvar), convaincu d’avoir été trahi par la façon dont celui-ci avait interprété son rôle dans Sabor, le grand succès de Salvador, film qu’ils doivent présenter ensemble à l’occasion de sa restauration. Sabor renvoie directement à la Loi du désir et plus précisément à ce qu’en disait Pedro Almodóvar à Frédéric Strauss dans son livre d’entretiens, et qui touche au non-rapport sexuel: "J’aimerais me rappeler de la Loi du désir avec plus de précision car c’est un film-clé dans ma carrière et dans ma vie. Il parle de quelque chose de très dur et en même temps de très humain qui est ma vision du désir. Je veux dire la nécessité absolue de se sentir désiré et le fait que, dans cette ronde du désir, il est très rare que deux désirs se rencontrent et se correspondent, ce qui est une des grandes tragédies de l’être humain." 2) La rencontre avec Federico, l’amant toxicomane qui fut son grand amour, il y a longtemps aussi, avant que celui-ci le quitte et parte à Buenos-Aires y fonder une famille. Ces retrouvailles renvoient à un passé commun, le début des années 80, époque underground de la Movida madrilène, dont Almodóvar fut une figure emblématique (Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartierle Labyrinthe des passions), marquée par la libération des mœurs, l’exubérance en tout genre – mondes transgressifs où seule la jouissance fait loi – et sur le plan esthétique, ce goût très kitsch pour les couleurs bigarrées et saturées, contrastant avec ce qu’avait été l’enfance d’Almodóvar: l’univers moraliste, étouffant, dans lequel il a vécu; l’éducation religieuse, véritable carcan, qu’il a reçue, notamment chez les Pères Salésiens (2).

(2) Son rapport à la religion et à l’Église – qui dans Douleur et Gloire fait dire à Salvador: "lorsque je souffre, que les douleurs sont trop nombreuses, je prie Dieu, et quand ça va mieux, qu’il n’y a qu’une douleur, je suis athée" –, Almodóvar y a consacré son film la Mauvaise Education qui n’était pas à proprement parler autobiographique, à la différence des scènes évoquées ici qui nous montrent Salvador intégrer la chorale de l’école, en devenir le soliste par la qualité de sa voix qui séduit le prêtre, et se retrouver ainsi "l’Elu", dispensé des matières dispensables, comme l’histoire-géographie, pour se consacrer au chant, manière simple trouvée par le cinéaste pour suggérer l’ambiguïté des relations qu’entretenait le prêtre avec les enfants. Image surtout de l’Église comme entrave au savoir, qui a fait de Salvador un "parfait ignorant", ce qu’il a compensé par lui-même, à travers les livres et plus tard ses nombreux voyages. Pedro Almodóvar considère Douleur et Gloire comme le dernier volet d’une trilogie débutée avec la Loi du désir, son film le plus gay, et poursuivie avec la Mauvaise Education, son film le plus noir.

Sabor

Pour lier les deux figures d’Alberto et de Federico que tout oppose, celle de l’acteur-ami qu’on a fini par honnir et celle de l’amant dont on a gardé le plus brûlant des souvenirs (cf. le baiser fougueux qu’ils échangeront par la suite), Almodóvar recourt à un artifice: la drogue. Ce qui est aussi le point commun des deux personnages, faisant jouer la drogue sur plusieurs niveaux: l’écho à la Movida, au temps où la drogue, omniprésente, coulait à flots; son pouvoir "anesthésiant" qui voit Salvador s’adonner à l’héroïne, initié par Alberto; l’addiction qu’elle entraîne, ce dont a souffert l’ex-amant et dont témoigne le monologue (L’addiction) écrit par Salvador et qu’interprétera Alberto (une fois les deux hommes réconciliés), sous les yeux rougis de Federico venu assister au spectacle. Dans Douleur et Gloire, la drogue fait fonction de lien entre le passé et le présent, qui permet à Salvador, en "chassant le dragon", de s’abandonner à la douceur du souvenir. (3)

(3) Fidèle à son habitude, Almodóvar fait dialoguer le souvenir avec des chansons d’époque, véritables "madeleines", telles "Come sinfonia", chantée par Mina, et surtout "La noche de mi amor" qu’interprète Chavela Vargas, la grande chanteuse de rancheras, amie d’Almodóvar (il a utilisé beaucoup de ses chansons dans ses films) et dont la vie associa également passion et addiction.

Et ainsi établir, sans ordre chronologique précis, des passerelles entre les différentes époques, des époques pas toujours heureuses mais dont Salvador retient ce qu’elles avaient de plus délectables. Saveur (sabor) d’autrefois – en comparaison de la vie devenue "fade" d’aujourd’hui – qui est celle de la passion amoureuse: les trois années passées avec Federico, à voyager pour fuir Madrid et tenter de le sortir de l’enfer de la drogue, en vain, "l’amour capable de soulever des montagnes, échouant à sauver l’être aimé". Mais saveur aussi de l’enfance, ainsi des séances de cinéma en plein air, où se mêlaient à la brise de l’été, l’odeur de pisse (les enfants allaient uriner à côté du grand écran blanc) et celle du jasmin. Saveur, enfin, de la cinéphilie, qu’Almodóvar convoque par le biais de la citation, comme dans tous ses films: ici – outre Niagara avec Marilyn Monroe – la Fièvre dans le sang d’Elia Kazan (déjà évoqué dans Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça?), au titre original beaucoup plus explicite: Splendor in the Grass, l’expression étant tirée d’un poème du poète anglais William Wordsworth, le bien nommé (la "valeur des mots"), dont Natalie Wood cite un passage à la fin du film: "Though nothing can bring in the hour / Of splendor in the grass, of glory in the flower / We will grieve not, rather find / Strength in what remains behind" (4).

(4) "Bien que rien ne puisse ramener l’heure de la splendeur dans l’herbe, de la gloire dans la fleur, ne pleurons pas, cherchons plutôt la force dans ce qui subsiste." (William Wordsworth, Ode: Intimations of Immortality from Recollections of Early Childhood)

La splendeur dans l'herbe

Pour Almodóvar, la "splendeur dans l’herbe", c’est le temps de l’innocence, à l’image du film de Kazan, quand le monde s’ouvre à nous, que l’on croit que tout est possible en dépit des obstacles, un temps avec lequel il faut ensuite apprendre à vivre, à partir de ce qu’il en reste. Il se dégage de ce travail de remémoration, élaboré sur plusieurs plans, une impression de plénitude que seul l’artiste arrivé à un certain âge est capable d’atteindre. Soit une troisième phase dans l’œuvre d’Almodóvar (après la phase dionysiaque des années 80, jusqu’à la Loi du désir, film charnière, et celle, plus apollinienne, de la maturité, où l’on trouve ses plus beaux films, avec toujours leur lot de névroses mais aux accents plus "sirkiens"), phase de la sérénité, qui englobe en même temps qu’elle les recycle les deux phases précédentes, quand le projet autobiographique prend de plus en plus les allures d’un autoportrait (Antonio Banderas, acteur privilégié d’Almodóvar, arbore ici le même look que le réalisateur, jusque dans sa tenue vestimentaire, l’appartement de celui-ci ayant même servi de modèle pour les décors du film). Un autoportrait bien particulier dans Douleur et Gloire, puisque c’est celui de l’artiste vieillissant, avec toutes ces pertes qui se succèdent, l’enfance qui fait retour, les paroles de la mère, celles dont on se souvient, mais aussi la langue maternelle, celle des origines. Et face à ce réel du corps qui s’abîme, la force du désir: arriver à sublimer les deuils, pour ne pas sombrer dans la mélancolie. Chez Almodóvar, cela ne peut passer que par le cinéma. Écrire des films et, plus encore, pouvoir les tourner, en être capable physiquement.

La mère

Ce qui fait de Douleur et Gloire un beau film de confession, permettant à Pedro Almodóvar de nous parler de lui comme il ne l’avait jamais fait auparavant, dans un style moins clinquant, plus épuré. Le cinéaste se penche, via la question du vieillissement et de la dépression – et dans le cadre qui lui est propre, celui du cinéma (qui favorise la mise en abyme) –, sur ce qui a peut-être été les deux moments les plus traumatiques de sa vie: la naissance du désir et la mort de la mère. Roland Barthes, dans son Journal de deuil, débuté le lendemain de la mort de sa mère, écrivait: "Les désirs que j’ai eus avant sa mort (pendant sa maladie) ne peuvent plus maintenant s’accomplir, car cela signifierait que c’est sa mort qui me permet de les accomplir – que sa mort pourrait être en un sens libératrice à l’égard de mes désirs. Mais sa mort m’a changé, je ne désire plus ce que je désirais. Il faut attendre – à supposer que cela se produise – qu’un désir nouveau se forme, un désir d’après sa mort." Qu’en est-il de Salvador? Il est probable que la mort de la mère l’ait changé lui aussi, qu’il ne désire plus ce qu’il désirait avant, expliquant que les retrouvailles avec Federico restent sans lendemain, Salvador préférant, à travers l’ardeur d’un baiser, réactiver l’instant d’excitation qui précède l’abandon au plaisir (à la manière de l’héroïne au moment de sa préparation, juste avant de la consommer), plutôt que de subir les effets de l’après-coup. Et le désir? Il ne reviendra pas sous la même forme mais peu importe, ce qui compte c’est que le processus soit enclenché, et suffisamment avancé, imposant à Salvador de se séparer à nouveau de Federico et d’arrêter la drogue, revivre ainsi deux fois le "manque", pour que le travail engagé se concrétise sous la forme d’un "retour à la mère", conformément à la scène d’ouverture.
Une mère en partie fantasmée, idéalisée, mais pas si différente de ce qu’elle est véritablement – la mère traditionnelle, "espagnole", qui prie Saint-Antoine –, telle qu’elle réapparaît dans la dernière partie du film à un âge avancé (Julieta Serrano, figure marquante des premiers Almodóvar), un personnage forcément plus sombre, puisqu’au seuil de la mort (elle rappelle à son fils comment elle devra être habillée pour ses funérailles, et pieds nus, parce que "là où elle va elle veut entrer légère"), au ton réprobateur au moment d’évoquer ce qu’a été la vie de Salvador, mais qui n’est pas contradictoire avec le personnage du début, les reproches témoignant du caractère affirmé que la mère a toujours manifesté, par rapport au père absent, même si elle a dû se résigner à ce que Salvador ne fasse pas le séminaire. En cela, le personnage n’a rien de la mère tyrannique, castratrice, qu’interprétait Julieta Serrano dans Matador; il correspond davantage à la propre mère d’Almodóvar, ainsi qu’on la découvrait au début de Kika. Ce que dit la mère à Salvador, les griefs qu’elle lui adresse – "Tu n’as pas été un bon fils" – renvoient à la singularité de celui-ci, cette différence qui le distinguait déjà des autres enfants, ce qui interrogeait la mère – "De qui il tient, celui-là?" – quand il manifestait son refus de suivre la voie qui s’ouvrait à lui. Si elle dit également sa déception – une fois restée seule après la mort du père – qu’il ne l’ait pas fait venir à Madrid, estimant qu’elle aurait été capable de s’adapter à la vie madrilène, c’est aussi pour signifier que, malgré la tristesse, elle s’était accommodée au fait que Salvador soit différent, que sa vie ne soit pas conforme à ce qu’elle avait espéré (ce dont il s’excuse, lui demandant de le pardonner). Cette capacité à s’accommoder, elle en avait d’ailleurs fait la preuve en acceptant de vivre dans une cueva (caverne) – à Paterna dont le nom renvoie au père, lequel avait choisi d’y venir pour répondre au désir de la mère (quitter le village), sauf que leurs moyens ne leur permettaient pas de vivre ailleurs que dans une "caverne" –, acceptant surtout d’y vivre parce que l’endroit, par son côté "île aux trésors", avait ravi l'enfant lorsqu’il l’avait découvert.

Le "premier désir"

C’est là, dans la cueva, que Salvador, alors âgé de neuf ans, ressentit son premier émoi sexuel à la vue du corps nu d’Eduardo, le jeune maçon qui restaurait la caverne et à qui, en échange, il apprenait à lire et écrire (comme le faisait Almodóvar, au même âge, avec les enfants du village), choc si violent qu’il le fit s’évanouir, ce qui fut mis à l’époque sur le compte d’une simple insolation. Cette scène, c’est le cœur du film, la scène-clé, où surgit le fading, la défaillance de Salvador, devant cet objet de fascination, le corps masculin, qui deviendra par la suite objet de désir. Au début de la scène, quand Edouardo commence à se laver, Salvador est parti s’allonger dans sa chambre, il somnole et c’est le bruit entendu de l’eau, ruisselant sur le corps d’Eduardo, qui le maintient en éveil, lui rappelant la rivière de la petite enfance, au temps où il était dans les jupes de sa mère; puis Eduardo l’appelle pour qu’il lui apporte une serviette. C’est dans cet état de semi-conscience, passant de l’obscurité de la chambre à la lumière éblouissante qui inonde le patio, qu’Edouardo lui apparaît. Vision foudroyante, qui sort Salvador de sa torpeur, et dont la blancheur, éclairant le corps nu, mouillé, d’Eduardo, se trouve renforcée par la blancheur des murs de la cueva, peints à la chaux, écho à cet autre mur blanchi à la chaux qu’était l’écran de cinéma du village, écho lui-même aux grands draps blancs que sa mère et les voisines étendaient sur les joncs, au bord de la rivière, après les avoir lavés. Si pour Salvador les années vécues dans la cueva correspondent à un passage, au sens initiatique du mot, des ombres à la lumière, l’enfant désinvestissant progressivement la grotte (archétype de la matrice) comme lieu secret, plein de richesses (la caverne d’Ali-Baba), comme monde également des images et de l’illusion (la caverne de Platon), une sorte de pré-cinéma, pour occuper de plus en plus le centre éclairé que représente le patio, avec son ouverture sur l’extérieur, le monde de la connaissance (c’est là que Salvador devenu plus grand y passe son temps, à lire et à apprendre), la scène proprement dite témoigne surtout d’une effraction du réel, au sens où Salvador, à un âge – la période de latence – où le plaisir consiste essentiellement à jouer avec des représentations mentales, se trouve tout d’un coup confronté au désir dans sa manifestation la plus crue – la rencontre déterminante avec une jouissance qui lui a littéralement "traversé" le corps –, ce à quoi il n’était évidemment pas préparé.
La remémoration d’une telle scène ne survient pas directement, plusieurs étapes sont nécessaires. Il faut d’abord la réapparition du portrait de Salvador – le représentant dans le patio, assis en train de lire – qu’avait commencé à faire Edouardo après son travail, avant qu’il décide de se laver et s’offre ainsi au regard de l’enfant. Le dessin terminé, c’est-à-dire transformé en aquarelle – l’eau encore et toujours comme fil conducteur –, Eduardo l’avait envoyé à Salvador, accompagné d’une lettre écrite au dos, mais qui, égaré, mit cinquante ans pour lui parvenir, à l’occasion d’une exposition de peintures où l’aquarelle était présentée. Et c’est seulement après, lorsque Salvador passe un scanner – comme si la mémoire devait elle-même être analysée – que la scène ressurgit. Autant d’étapes qui laissent à penser que cette scène avait été refoulée, et que c’est elle, finalement, que devait revivre Salvador pour qu’il ait à nouveau envie d’écrire. Pour Salvador, c’est l’image de la "gloire" enfin retrouvée, pas celle de l’artiste qui le rend immortel, quels que soient ses tourments, mais celle, plus secrète – la gloire cachée –, dont il lui fallait retrouver l’éclat pour oublier la "douleur" et renaître. C’est en ce sens qu’il faut entendre le titre Douleur et Gloire. Non pas comme le titre d’une quelconque telenovela, opposant d’un côté la douleur (le présent), et de l’autre la gloire (le passé), mais au contraire comme ce qui relie les deux termes. Ainsi en est-il de la jouissance et de la solitude, qui traversent toute l’œuvre d’Almodóvar, la jouissance foncièrement solitaire, fondée sur le non-rapport sexuel. Si la jouissance est Une, qu’elle soit phallique (à l’image des premiers films très trash du réalisateur) ou du registre de la parole (à travers le blablabla des personnages dans beaucoup de ses films), c’est par le biais de la sublimation (là où la jouissance Une trouve son assise) que, dans Douleur et Gloire, elle finit par se manifester, en tant que réponse "salvatrice" aux angoisses de Salvador, l’empêchant de s’enfermer dans cette autre jouissance solitaire qu’est la drogue, mais mortifère celle-là, comme le rappelait le monologue sur l’addiction.

L'œuf à repriser

La "renaissance", motif récurrent chez Almodóvar, stade par lequel passent la plupart de ses personnages, c’est ce que symbolise aussi l’œuf du film, à travers le thème du "raccommodage". L’œuf en bois qui servait à la mère pour réparer les trous des chaussettes de Salvador, ce qui fait dire à l’enfant, à propos des stars de cinéma dont il collectionne les vignettes: "Maman, tu crois que Liz Taylor reprise ses chaussettes à Robert Taylor?", après lui avoir demandé s’ils étaient frère et sœur. Almodóvar fait ici référence au fait que, dans les années 50, beaucoup de gens pensaient en effet qu’il y avait un lien de parenté entre Liz Taylor et Robert Taylor, probablement parce qu’ils incarnaient chacun un idéal de beauté. Mais l’allusion est peut-être plus malicieuse et en lien direct avec le film. (5)

(5) Liz Taylor et Robert Taylor ont joué ensemble dans Guet-apens de Victor Saville, film de 1949 (Liz Taylor n’avait que seize ans) surtout célèbre pour son anecdote de tournage: une scène de baiser entre les deux acteurs, où Robert Taylor avait mis tellement d’enthousiasme qu’on dût arrêter la scène. Une scène qui résonne avec le baiser pleine bouche que s’échangent Salvador et Federico, mais aussi l’affiche du film Sabor: une bouche entrouverte d’où sort une langue dont l’aspect évoque une fraise, manière de confronter l’érotisme débridé des années 80 et les souvenirs d’enfance, la saveur du baiser amoureux et le goût de la fraise.

Quoi qu’il en soit, c’est sous la forme d’un don que l’œuf en bois revient à la fin, celui que fait la mère avant de mourir à Salvador, qui ainsi en hérite. Soit l’image de l’éternel recommencement, qui caractérise le cinéma d’Almodóvar, un cinéma de la jouissance, donc de la répétition, répétant à l’envi les mêmes thèmes, les mêmes motifs, mais sous des formes chaque fois renouvelées (et donc toujours plus coûteuses en termes d’énergie, ce qui a peut-être conduit Pedro Almodóvar à cette crise d’inspiration dont il nous parle ici). Image dont on retiendra, de façon plus spécifique, via "l’œuf à repriser", la fonction de ravaudage: raccommoder les "trous" – à partir des bords – qu’ont représentés certains traumas dans la vie de Salvador, dont le plus douloureux: la mort de la mère. Un deuil à surmonter par le biais de la création qui, dans le cas de Salvador (et d’Almodóvar pour qui le personnage aura joué le rôle de "sauveur"), restaure le lien maternel qui s’était distendu avec le temps, atténue le sentiment de culpabilité de n’avoir pu tenir sa promesse: ramener la mère chez elle, dans son village, avant qu’elle ne meure...

 — Ce désir de la mère, de retourner dans son village d’origine avant de mourir, revient régulièrement dans les films d’Almodóvar. Il exprime la peur, quand une femme se retrouve seule, sans homme, d’être perdue, désorientée, "comme une vache sans sa clarine", ainsi qu’il est dit dans la Fleur de mon secret, une expression courante de la Mancha dont recourait volontiers la mère d’Almodóvar.

... jusqu’à recréer l’intimité primordiale à travers l’image de la caverne, pour retrouver le désir, celui au moins du cinéma, qui permette de parler à nouveau de désir, et même du tout premier, "El primer deseo", le film de renaissance que Salvador, ainsi qu’on le découvre à la fin, est en train de tourner.

jeudi 15 avril 2021

Qu'a fait Maxwell ?


Maxwell Farrington.

[la photo c'est marrant, on dirait un Vermeer]

Lui c'est un spécimen... wallaby atterri en Bretagne, à Binic dans les Côtes-d'Armor, Maxwell Farrington, rejeton déjanté de "Lee Walker" et "Scott Hazlewood" (How Many Times, Break My Heart...), surnommé "Frank Sinatrash" par les Binicais, mais bon, qui ne fait pas que crouner, qui aime aussi bricoler, comme son pote des antipodes Connan Mockasin (Stay@Home), ou encore prêter sa voix au groupe punk briochin Dewaere... Maxwell, on a compris, pas la peine d'en rajouter, c'est le genre hyper créatif. D'ailleurs, depuis un an, il profite au maximum des "joies" du confinement pour multiplier les projets, pas moins de trois en 2021, dont celui avec Christophe Vaillant, le Super Homard d'Avignon (auteur du génial Meadow Lane Park), une collaboration d'où sortira en mai l'album Once. En primeur, le premier titre, aux accents walkero-hannoniens: We, Us the Pharaohs.

[ajout du 01-05-21]: Once... album somptueux.

samedi 10 avril 2021

[...]

— Mes Cahiers du cinéma n°10.

Photo: Nouvelle Vague de Jean-Luc Godard (1990).

Les Cahiers: 1980-2010 (1ère partie)
Vingt ans après et dix ans plus tard... I et II

Réplique
J'ose - A propos de Jaws de Steven Spielberg

Bonnes feuilles
Fabien Gaffez: Ozu en couleurs

Arch
ives
Tout sur Roberte de Pierre Zucca
Pierre Zucca: Le Mahieu
+ Les mots perdus par Pascal Bonitzer

Supplément: Godard aujourd'hui


Nouvelles vagues...

vendredi 9 avril 2021

La fin et le commencement


JLG/JLG, autoportrait de décembre de Jean-Luc Godard (1995).

Les Cahiers: 1980-2010 (3)

C'est déroutant! Tout à l'heure, que dis-je, il y a un instant encore, en écrivant mon titre, j'étais persuadé que j'allais commencer mon récit comme on commence un roman et que la seule différence consisterait dans la véracité. Or, voilà que je découvre soudain ce qui fait l'artifice du roman, ce qui fait qu'il ne peut jamais être une image de la vie: un roman a un commencement et une fin!

Georges Simenon, Les trois crimes de mes amis.

Le XXe siècle étant considéré comme un siècle court (1914-1989), on en déduit que les années 90 appartiennent au suivant, marquant ainsi un commencement. Sauf que ces années-là sont aussi imprégnées du sentiment de fin qu'entretient l'échéance de l'an 2000. De sorte qu'elles opèrent dans l'esprit collectif un double mouvement, à la fois optimiste (la fin de la guerre froide) et inquiet (des incertitudes, quant au "nouvel ordre mondial", aux craintes multiples concernant la fin du millénaire), l'inquiétude l'emportant sur l'optimisme à mesure qu'approche la date fatidique (le compte à rebours est lancé). De cette décennie où donc s'expriment des tendances diverses et contradictoires - décennie, qui plus est, coincée entre deux événements-phares de l'Histoire: la chute du mur de Berlin (1989) et les attentats du 11 septembre (2001) - il ressort une impression de transition: prolonger les années de rupture que furent les années 80, en attendant les années 2000 et la part d'inconnu qu'elles représentent symboliquement. D'où une période assez floue, complexe et sans repères tangibles...
Qu'en est-il aux Cahiers du cinéma? Soulignons d'abord un renouvellement de l'équipe: à ceux qui collaborent à la revue depuis déjà un certains temps, tels Marc Chevrie, Michel Chion, Philippe Arnaud, Frédéric Sabouraud, Antoine de Baecque, Iannis Katsahnias... il faut citer les nouveaux noms de Colette Mazabrard (de passage), François Niney, Vincent Ostria, Nicolas Saada, Frédéric Strauss... auxquels vont s'ajouter ceux de Laurence Giavarini, Jean-François Pigoullié, Camille Taboulay, Camille Nevers, Vincent Vatrican... et bien sûr Thierry Jousse, arrivé aux Cahiers en 1988, membre du comité de rédaction en mai 1989, rédacteur en chef adjoint en novembre 1989 et rédacteur en chef tout court en février 1991 (à la place de Toubiana qui ne quitte pas la revue pour autant). On connaît ascension moins rapide. Les premiers temps sont marqués par cette contemporanéité heureuse entre l'éclatement du monde (en l'occurrence soviétique) et la nouvelle formule de la revue, elle-même éclatée, à l'image, on l'a vu, de son désormais ex-Journal. Et s'il n'y a plus de Journal, le goût daneyien du voyage, lui, demeure. Il se manifeste dès janvier 1990 avec ce numéro "spécial URSS" qui voit Daney (de retour pour l'occasion) et une poignée de rédacteurs (véritables "Tintins" au pays des Soviets) partir à la rencontre des cinéastes de là-bas (de Tarkovski à Pelechian, en passant par Paradjanov, Mouratova, Guerman, Sokourov, mais aussi Pitchoul et Lounguine)... Vingt ans après le numéro "Russie années 20", les Cahiers, désormais à mille lieues de leur conception du cinéma comme "pratique signifiante", font l'épreuve du terrain: un autre rapport à l'Histoire, surtout quand celle-ci se fait live. La révolution roumaine vue en direct à la télévision a probablement servi de déclencheur. Et si aux Cahierson ne peut (par culture) en rendre compte autrement qu'à travers la grille bazinienne et sa pratique rossellinienne ("Roumanie, année zéro"), on est quand même sensible (peut-être inconsciemment) au fait que ce que nous a offert la télévision à cette occasion, ce n'est pas exactement du cinéma, ou alors, que si ça l'est, cela ne peut être qu'à le considérer dans son acception première: le cinéma des origines, à l'état brut, sans scénario ni montage... seule façon de faire raccord avec l'Histoire. Sauf que le cinéma, même en tant que pur enregistrement du réel, ce n'est pas non plus l'Histoire (en tant qu'émergence de la vérité dans le réel). Cinéma et Histoire, est-ce que ça va ensemble? se demandait Daney. Question qu'on peut reformuler à la manière de Godard: "Histoire (s/est-ce) du cinéma?" Quoi qu'il en soit, on notera avec amusement que la meilleure approche de ces images de Roumanie, on la doit finalement à un lecteur des Cahiers, Philippe Coutarel (futur collaborateur de la revue CinémAction, et l'auteur d'une monographie consacrée à Alexei Guerman), lorsqu'il écrit:

C'est un fait que la télévision ne se connaît guère elle même et joue très mal son rôle, à de rares exceptions près. Pourtant, je dois l'avouer, malgré une mince poignée de films importants (...), ce ne sont pas des images de cinéma qui me restent de 1989, mais des images de télévision, sans conteste, qui expédient tout le reste aux oubliettes: ces images catapultées heure par heure de Roumanie, fin décembre, en un direct ininterrompu, hallucinant. (...)
On a tellement parlé du "pouvoir falsificateur" de l'image, de sa multiplication dévalorisante, de ses créations de mythologies, de sa nocivité, etc. Mais la force inouïe des images retransmises de Roumanie était soudain de balayer tout ça pour un temps, de rétablir spontanément un pouvoir primitif de  l'image et retrouver l'esprit des frères Lumière. La réalité ne se laissait pas mettre en scène. Tout allait trop vite. Les journalistes happaient ce qu'ils pouvaient, dans l'urgence et le risque. Des Roumains se réappropriaient aussi par "les médias" une existence et une parole confisquées qui s'imposaient, crevaient l'écran. D'où l'incroyable intensité, la force émotionnelle de ces images radioactives, contagieuses. C'est le réel lui-même, en fait, qui brusquait les caméras, les violait, leur faisait rendre gorge. Le "savoir" (relatif bien sûr) sur ce qui se déroulait en Roumanie passait absolument par la vision de ces images (qui pour une fois, les journalistes ont eu le bon réflexe - ou simplement la décence - de peu commenter).
Entre autres dizaines d'images stupéfiantes, inouïes, laissant le spectateur incrédule, celle de cette descente-poursuite dans le Bucarest souterrain de la Securitate: des centaines de kilomètres de galerie bétonnées, reliées à tous les points stratégiques de la ville. Soudain, on y redécouvre, en même temps que tous les Roumains, l'abri personnel de Ceaucescu: gros plan sur les restes d'un repas avant la fuite et surtout, sur un frigo rempli jusqu'à la gueule de viande, d'oranges et d'alcools divers, ultime provocation méprisante du dictateur déchu au Bucarest affamé, "d'en haut" et à tous les Roumains. Au fond de ces labyrinthes, on est d'un coup en plein Fritz Lang, celui des Mabuse, des Espions, de Metropolis...

Le réel, c'est la grande affaire de ce début de décennie aux Cahiers où le mot fonctionne non pas comme un mantra, invoqué à tout bout de champ (ce que sera davantage le mot "histoires", qui courra tout au long de ces années, avec en filigrane les Histoire(s) du cinéma de Godard — nous y reviendrons), mais comme "retour du refoulé", de ce qui, durant les années 80, avait été mis quelque peu sous le boisseau, au nom justement de la "bonne histoire", de ces histoires que le cinéma se devait de raconter à tout prix, l'enjeu fictionnel demeurant toujours prioritaire en 1990 mais pris dans un réseau plus complexe, quant au rapport de la fiction et du réel, comme si, au monde d'aujourd'hui, soudainement débarrassé de cette bi-polarité qui depuis quarante-cinq ans le régissait, devait correspondre une vision du cinéma moins binaire, qui fasse fi des oppositions trop tranchées: cinéma français/cinéma américain, cinéma d'auteur/cinéma mainstream, cinéma des marges/cinéma du centre... et surtout de l'habituel conflit réel/fiction, symbolisé par l'opposition - qu'on peut dire structurelle - existant entre le cinéma (en manque de réel) et la télévision (en mal de fiction). C'est fort d'une telle approche (pas vraiment nouvelle mais réactualisée) du cinéma, plus mouvante, en phase avec la complexité du monde, de la réalité et des œuvres qui en rendent compte, que se trouvent plébiscités au début des années 90 des films comme Bouge pas, meurs et ressuscite de Vitali Kanevski, Alexandrie, encore et toujours de Youssef Chahine, l'Etoile cachée et Subarnarekha de Ritwik Ghatak (deux films des années 60) et bien sûr, emblématiques de ce nouveau rapport au réel: Close-up et Et la vie continue d'Abbas Kiarostami, le grand cinéaste de ces années-là... Et pour ce qui est du cinéma français, outre les films de Doillon (le Petit Criminel) et de Pialat (Van Gogh), citons celui de Desplechin (la Sentinelle), son premier long, qu'il est difficile de ne pas rattacher à l'époque avec son côté "sans boussole", tous ces fils narratifs entremêlés qui emberlificotent le récit, ce qui, chez Desplechin, restera sa marque de fabrique (textile forcément - il n'est pas de Roubaix pour rien)... Sans oublier Godard (comment le pourrait-on) avec, bien sûr, ses deux films en prise directe avec l'actualité (Allemagne 90 neuf zéro, Je vous salue, Sarajevo), mais surtout Nouvelle Vague et Hélas pour moi, dans lesquels l'ermite de Rolle - qui au passage fait l'objet d'un nouveau numéro spécial (pour ses 30 ans de cinéma) - travaille plus spécifiquement la question du récit.

Quand le père du père de mon père avait une tâche difficile à accomplir, il se rendait à un certain endroit dans la forêt, allumait un feu et se plongeait dans une prière silencieuse. Et ce qu’il avait à accomplir se réalisait.
Quand, plus tard, le père de mon père se trouva confronté à la même tâche, il se rendit à ce même endroit dans la forêt et dit: "nous ne savons plus allumer le feu, mais nous savons encore dire la prière". Et ce qu’il avait à accomplir se réalisa.
Plus tard, mon père... la même tâche, lui aussi alla dans la forêt et dit: "nous ne savons plus allumer le feu, nous ne connaissons plus les mystères de la prière, mais nous connaissons encore l’endroit précis dans la forêt où cela se passait, et cela doit suffire". Et ce fut suffisant.
Mais quand à mon tour j’eus à faire face à la même tâche, je suis resté à la maison et j’ai dit: "nous ne savons plus allumer le feu, nous ne savons plus dire les prières, nous ne connaissons même plus l’endroit dans la forêt, mais nous savons encore raconter l’histoire".

Jean-Luc Godard, Hélas pour moi, 1993.

Et le cinéma américain? Remis sur les rails avec le Batman de Burton, il voit son aura grandir à nouveau durant toutes ces années, et d'autant plus rapidement que ça ne se limite plus au seul cinéma indépendant. Si Batman, en tant que film de grosse major (= majoritaire), avait convaincu, c'est, on l'a vu, parce que, en plus de ses qualités intrinsèques, il s'opposait au système à l'intérieur du système, ce qui lui donnait un côté "indépendant", sinon "minoritaire", donc défendable (à la différence du film de Soderbergh, Sexe, mensonges et vidéo, qui ne dérangeait pas grand-chose bien qu'œuvrant en dehors du système)... Deux ans après, plus la peine, nous dit Thierry Jousse: "il ne s'agit pas de s'opposer à un système de représentation, mais de l'intensifier, de le pousser dans ses retranchements ultimes et de le subvertir de l'intérieur". Conclusion imparable: "C'est en ce sens qu'il est peut-être vain de fustiger le cinéma commercial américain, car c'est de lui que naît aussi le grand cinéma d'auteur". Jousse va même plus loin. A l'inverse du cinéma américain, le cinéma d'auteur français est un cinéma de prototypes où les auteurs n'ont de compte à rendre qu'à eux-mêmes. Non rattaché comme aux Etats-Unis au "genre", sans héritage à recueillir (car, précise Jousse, "le fort de la Nouvelle Vague, faux groupe de cinéastes très individualistes, n'est pas la transmission"), et surtout seul à offrir un quelconque intérêt (vu la pauvreté du cinéma commercial en France), ce cinéma-là, français et non commercial, qui ne doit compter que sur ses propres forces, se retrouve catalogué d'office "indépendant", au sens strict du terme: qui se suffit à lui-même. Conséquence: pour Jousse, "il est devenu plus urgent de parler des auteurs dans le cinéma américain que dans le cinéma français. Tout simplement parce qu'aux USA, les auteurs, s'ils ne dissimulent pas complètement, n'ont pas, en général, d'ostentation dans leur rapport aux cinéma. Tandis qu'en France, le tableau est devenu tellement clair que l'envie nous prend souvent de reprendre les films par leur milieu, c'est-à-dire par leurs personnages ou leur territoire, plutôt que par leur signature, parfois trop explicitement voyante." L'idée est là, qu'on pourrait juger provocante, mais qui n'a pour but que de justifier pourquoi le cinéma américain doit dorénavant occuper le devant de la scène. Simplement pour qu'on puisse y traquer l'auteur (exemplairement celui qui ne se revendique pas comme tel), alors qu'en France le cinéma d'auteur, par son côté trop manifeste, cet auteurisme dans lequel se replient nombre de cinéastes - dans l'esprit de "l'exception culturelle" qui refait débat en 1993? -, pousserait à l'admiration, voire la glorification, davantage qu'à un vrai travail critique.
Cela dit, le goût de l'Amérique, c'est aussi ce qui est à la base de toute cinéphilie, plus encore que la "politique des auteurs" qui n'était, du moins au départ, qu'une stratégie pour élire des cinéastes... Jousse, toujours (dans le spécial "Cinéma américain", repris et complété dans le hors-série: 1992): "Pourquoi aimer encore le cinéma américain? Ce qu'écrivait, il y a plus de dix ans, Jean-Pierre Oudart à propos de Shining pourrait presque nous servir de credo: 'J'ai le sentiment qu'il est nécessaire pour beaucoup de penser que le cinéma américain est une chose débile fabriquée pour des débiles. Il faudrait interroger la manière d'en faire la publicité, la critique, la manière de parler aux masses de cette culture de masse dont nous faisons une grande consommation, qui nous apporte souvent un peu d'air, un peu d'oxygène, de ces films dont quelques uns sont passionnants, beaucoup décevants, et à quoi on ne cesse de revenir.' Et un peu plus loin d'ajouter: 'Il est bon de cultiver la part d'Amérique que beaucoup de films ont accumulé en nous-mêmes, et de s'en servir pour gagner de nouvelles idées sur le cinéma, sur les médias'... C'est cette part d'Amérique dont nous voulons parler aujourd'hui, pour échapper à l'asphyxie, parce qu'elle nous permet encore d'établir un lien, si ténu soit-il, entre Straub et Eastwood et que ce lien signifie qu'ils continuent l'un et l'autre à habiter un seul et même monde, parce que l'Amérique est une jambe dont le cinéma a absolument besoin pour tenir debout et faire en sorte que sa capacité d'intervention au présent demeure."
Reste à faire la distinction entre ce qui participe d'une volonté forte: redéfinir les pôles les plus actifs du cinéma du moment et ce qui ne relève au fond que d'une "politique de recentrage", permettant de parler de tout le cinéma, du meilleur comme du pire, quitte ensuite à rectifier le tir. Etablir une ligne (même ténue) Eastwood-Straub-Satyajit Ray, à travers respectivement Unforgiven, Antigone, Agantuk, qui passe par la figure de Ford, et l'idée de "simplicité" à laquelle elle renvoie, vise autant à parler d'auteurs rares comme Straub et Ray qu'à faire d'Eastwood le grand cinéaste américain de l'époque, non seulement parce que se confrontant dignement à la violence (au contraire d'un Lynch avec Sailor et Lula ou d'un Tarantino avec Reservoir Dogs), mais surtout parce qu'il incarne - à lui tout seul, serait-on tenté de dire - le cinéma américain, par sa mise en scène, enracinée dans le cinéma classique, et le regard qu'il porte, désenchanté, lucide, sur le rêve américain, sa mythologie, ses fantômes... bref sur l'innocence perdue, comme dans Un monde parfait qui suit Unforgiven. Mais, en même temps, c'est la même ligne qui, via la notion "dreserienne" de tragédie, justifie le rapprochement entre Ford et Griffith, les pères, et Né un 4 juillet d'Oliver Stone, et ainsi tend à survaloriser l'œuvre de Stone (jusqu'à faire la couverture, comme Tueurs nés quatre ans plus tard). Cet enthousiasme excessif (Katsahnias) pourra bien être tempéré par la suite (Saada, Nevers), ça n'aura jamais la valeur d'un démenti, Stone restera, par l'accueil réservé au départ, un auteur Cahiers, qui fait débat au sein de la rédaction, la divise même, mais dont on parle, dont il faut parler, parce que répondant au programme rappelé par Toubiana (à l'occasion des 40 ans de la revue), quant à la nouvelle politique éditoriale des Cahiers: "ouverture, curiosité, questionnement".
Programme qui vise à parler encore et toujours, dans la tradition cinéphile des Cahiers, de tout ce qui touche au cinéma, et plus généralement aux "images", surtout celles de la télévision (de plus en plus prégnantes), beaucoup moins celles de la pub (les images "Goudino", de Goude à Mondino), et qui, en ces premières années de la décennie, résonne aussi avec l'Histoire et les grands événements qui la traversent. Derrière les nombreuses "Histoires d'Amérique" qui jalonnent les numéros de la revue, il y a l'Histoire au présent, celle qui s'écrit là-bas en Irak, lors de la première guerre du Golfe. Fini l'amateurisme roumain, le conflit, couvert par CNN, témoigne, grâce à la technologie, d'une autre façon de raconter la guerre, plus professionnelle, plus spectaculaire, plus "film d'action", qui préfigure, au niveau des images, la guerre en caméra embarquée que sera, quinze ans plus tard, la seconde guerre du Golfe. Ouverture, curiosité, questionnement... cela fait également écho à l'aspect composite, mosaïqué, que revêt le monde avec la fin du communisme. Qui fait que, de la même manière qu'on ne parle plus d'Union Soviétique ou de Yougoslavie, on ne saurait parler de Cinéma Américain, mais de cinémas américains, déclinaison qu'on peut étendre, suivant Jousse, au cinéma français, et tant qu'à faire au cinéma dans son ensemble, plus fragmenté que jamais. Comme si, au militantisme politique des années 70, au discours "économiste" des années 80, succédait une approche plus géopolitique du cinéma, marquée par un nouveau découpage des territoires à explorer. D'un côté, un continent, le cinéma américain unique et multiple: de l'emblématique Eastwood à Scorsese, en passant par Coppola, De Palma, Cimino... Woody Allen, Burton, Dante, les frères Coen, Cronenberg, Hartley, Spike Lee, Van Sant, Ferrara... mais aussi Spielberg et sa Liste de Schindler, ardemment défendus par Camille Nevers, qui y voit une grande fiction américaine, qui ne raconte pas lourdement l'Histoire, comme Oliver Stone, ni même une simple histoire, mais "additionne" du récit — ce qui fait que la séquence controversée des douches renverrait, par son suspense, moins à un "effet Kapo", forcément abject, qu'à Psychose d'Hitchcock)... mais encore Craven, Zemeckis, Raimi, Cameron et... McTiernan, parce que dans le cinéma américain, décidément, c'est comme dans le cochon, tout est bon... au moins à la discussion (sauf Altman?). Et de l'autre (non pas opposé, parce que les passerelles sont nombreuses), eh bien tout le reste... les cinémas français et d'ailleurs, éclatés un peu partout dans le monde - sans la dimension métonymique (le tout et les parties) que possède le cinéma américain -, des petites îles, au mieux des archipels, permettant d'agréger (en France) certains auteurs, aux préoccupations communes:
- parce que leurs films sortent en même temps (cf. le petit groupe "vecchialien" déjà cité: Biette, Frot-Coutaz et Davila dont la Campagne de Cicéron enchante Rohmer, groupe auquel on rattachera Guiguet et son beau Mirage - le film fera la couverture du n°461)
- ou qu'ils font partie d'une "collection" télévisée (Mazuy, Denis, Akerman... avec "Tous les garçons et les filles de leur âge")
- ou bien encore parce qu'il s'agit de leurs premiers films (Collard et Desplechin... également Garcia, Beauvois, Ferreira Barbosa, Ferran...),
mais sinon: des individualités, qui ne font pas "corps" (le mot préféré de Jousse), et qu'on célèbre une par une: les grands noms du cinéma que sont en France: Rohmer (qui ouvre un nouveau cycle, saisonnier - le grand œuvre de la décennie -, et parallèlement s'exerce au politique), Chabrol (qui retrouve Simenon), Rivette (de la "Noiseuse" à la "Pucelle") et Godard, dont Hélas pour moi se voit contesté par Jousse - véritable crime de lèse-majesté pour certains - dans une lettre ouverte au cinéaste, où, alors que Nouvelle Vague l'avait transporté (avec son double travelling inversé, le mouvement du flux et du reflux, de la vague qui vient et qui revient), là, Jousse reproche à Godard de faire un cinéma dorénavant tourné vers le passé, à travers toutes ces histoires de retour, un cinéma de l'orgueil, retranché sur lui-même, "incorporel" et qui ne respire pas... soit la forme extrême de ce qu'il avait déjà reproché dans un précédent billet à l'Auteur made in France... l'Auteur dont l'œuvre a quelque chose d'asphyxiant, qu'on admire mais qui a du mal à vous faire vibrer, émotionnellement parlant, et dont on parle finalement comme on parle de ceux (à l'exception de Rohmer quand même) à qui l'on rend hommage au moment de leur mort. Une cinéphilie un peu mortifère... la vie se trouvant du coup, outre Rohmer, chez des cinéastes plus jeunes, plus neufs, comme Le Roux, Brisseau, Breillat, Faucon, Mazuy, Dubroux, Christine Pascal... voire des moins neufs comme Assayas, ou encore Téchiné, et tant qu'on y est, un Lelouch, via la vitalité de ses derniers films...

(à suivre)

Post-scriptum. Suite à la disparition de Serge Daney, le 12 juin 1992, cet extrait d'un texte de Charles Tesson (paru dans le hors-série "1992"):

Avec Trafic, j'avais le sentiment que Serge Daney voulait revenir légèrement en arrière, vers cette année 1981 où il avait abandonné officiellement et dans les faits la rédaction en chef des Cahiers. J'étais vaguement persuadé qu'il avait créé Trafic afin de voir et de comprendre un peu mieux ce qui s'était passé depuis et reprendre ainsi les choses, une par une, dans l'état où il les avait laissées. Erreur. Il me semble plutôt, au risque de se méprendre, que Serge Daney, en créant Trafic, avait envie de revoir un autre moment, celui où il avait commencé à écrire sur le cinéma et à entrer aux Cahiers. Comment, après avoir été de toutes les aventures (intellectuelles et politiques), revenir à une pensée du cinéma, une réflexion et une écriture qui ne s'autorisent que d'elles mêmes (la cinéphilie), dans le repli accepté et longuement mûri de toutes ces disciplines (sciences humaines) qu'on a traversées au cours de sa vie? Ecrire aux Cahiers, c'est entrer sur la base nécessaire d'un malentendu, lien solide qui peut vous attacher un certain moment à sa destinée. C'est rêver d'écrire dans une revue, telle qu'on l'a lue, et c'est mettre un certain temps avant de réaliser que le lieu où vous écrivez maintenant n'a plus nécessairement grand-chose à voir avec la revue où vous rêviez d'écrire lorsque vous la lisiez. A la limite, il n'y a jamais eu constitution de nouvelles générations aux Cahiers sans l'apprentissage de ce malentendu, douloureusement vécu, secrètement résorbé, et imposant à chacun de trouver au plus vite de nouvelles marques, au présent, afin de surmonter par l'écriture le vide laissé par ce rêve d'un passé à jamais évanoui. C'est ce premier "trafic" secret, entre voir pour la première fois une revue, l'acheter, la lire, et en parler entre amis avant d'y écrire un jour, que Trafic a sans doute permis à Serge Daney de revoir. ("La cinéphilie en question. Voir, parler, écrire")

[ajout du 16-04-21]

1995, le cinéma a 100 ans. Les Cahiers célèbrent l'événement comme il se doit, par un numéro spécial: "100 journées qui ont fait le cinéma". Des histoires de cinéma (qui ne soient pas que des histoires d'Amérique), mais dont je retiens paradoxalement les deux qui sont les moins cinéphiliques: celle sur ce que Paul Virilio appelle la "téléaction" et celle, relatée par Alain Le Diberder (l'économiste des médias et futur directeur des programmes d'Arte), concernant le succès rencontré en 1994 par le jeu vidéo Mortal Kombat 2. A l'heure où, centenaire oblige, la cinéphilie devient plus que jamais le grand sujet de la critique (j'y reviendrai), ces deux textes sont intéressants à plus d'un titre. D'abord, de façon anecdotique, parce qu'ils sont à l'origine d'une petite théorie que j'avais échafaudée à l'époque, que j'avais même soumise quelques années plus tard, lors d'une rencontre, à deux membres éminents des Cahiers (Jean-Marc Lalanne et Olivier Joyard pour ne pas les nommer), mais très mal vendue, de sorte qu'elle fut enterrée sur le champ. Théorie qui disait, en gros, que l'information-spectacle, représentée notamment par CNN lors de la (première) guerre du Golfe - images par ailleurs brillamment analysées par Daney dans ses articles de Libé -, avait quelque part servi la cause du film d'action américain, dans la mesure où, se révélant plus bassement commercial encore que ledit film d'action, elle avait conféré à celui-ci une certaine valeur, à défaut de noblesse, expliquant qu'on en parle plus facilement dans des revues comme les Cahiers; non pas qu'on le défende systématiquement, mais qu'il y ait, vis-à-vis de ce genre de film, une forme de pensée "décomplexée", qui permette de saluer - sans honte, sans qu'il soit nécessaire de recourir à la notion d'auteur - les réussites (rares mais réelles) de tels produits. Idem, quant aux jeux vidéo, destinés à un même public (jeune) que les "gros films", jeux d'ailleurs édités par les Majors (via leurs filiales), avec en plus cette particularité d'avoir rendu plus "fréquentables" les teen movies (comparativement aux jeux vidéo et aux films d'action, davantage destinés aux garçons), lesquels jusque-là étaient tous rangés dans le même sac, celui commode des films "immatures", voire régressifs, pour public adolescent (y compris attardé)...  il suffit de penser à John Hughes (The Breakfast Clubla Folle Journée de Ferris Bueller...) dont les Cahiers n'ont jamais parlé à l'époque (pas même une notule), encore que l'exemple n'est pas très bien choisi vu qu'ils n'en ont pas parlé non plus par la suite (il faudra attendre 2009, la mort de Hughes et un texte de Serge Bozon). Enfin bref... je referme la parenthèse pour revenir aux deux textes, dont l'intérêt est qu'ils s'inscrivent dans le présent, dans cette période que j'évoque ici, qui marque à la fois une fin et un commencement:

1. Naissance de la téléaction (Paul Virilio).

La télévision est un média pour la crise. Celle du Golfe persique a permis de vérifier ses limites, quand à partir du 2 août 1990, les grandes chaînes de télévision ont offert sans discrimination à chacun des adversaires, la possibilité d'échanger en direct sur le réseau mondial, ultimatums, menaces ou films de propagande. Bien plus que la télévision, il s'agira alors de téléaction, les antagonistes se trouvant dans une situation d'interactivité absolue, au-delà des lenteurs de procédures diplomatiques devenues obsolètes. Des gesticulations du maître de Bagdad à l'exhibition des otages occidentaux devenus ceux de cette interface télévisuelle, la répartition du see it now sera vite insupportable aux téléspectateurs américains, qui prétendront que leur télévision était infiltrée par l'ennemi et servait de courroie de transmission à Saddam Hussein. Beaucoup d'entre eux qui, au début de la crise, étaient rivés à leurs postes, préféreront finalement les éteindre par patriotisme; et plus tard, quand le Pentagone imposera sa censure à l'ensemble des chaînes internationales regroupées sous l'égide de CNN, l'opinion américaine accueillera cette initiative avec soulagement.
CNN a donc perdu une guerre qu'il n'a pas pu montrer en direct... A titre de compensation, l'UNESCO devait décerner en septembre 1994, à Ted Turner, la médaille Einstein pour le tournage de Gettysburg, un film fleuve de 4 heures 20, retraçant les principaux épisodes d'une bataille jouée et gagnée, il y a plus d'un siècle.
Donner à voir un champ de bataille du passé alors qu'on a escamoté celui d'une guerre contemporaine, n'en doutons pas, le black-out imposé à CNN par le Pentagone est un accident majeur, une mise en cause de la mondovision qui rappelle le fameux décret de 1950 interdisant aux grands studios de Hollywood de posséder leurs propres salles de cinéma. Après cette interdiction, 6000 salles disparurent du territoire américain, ainsi que les studios RKO, Republic et Monogram. En étranglant la distribution cinématographique, l'administration réussit à accélérer l'essor de la télévision de masse et à constituer, dès 1952, ce front de l'information qui allait sous-tendre l'essentiel des affrontement inter-étatiques de la guerre froide.
Après l'effondrement du mur de Berlin, la remise au pas des networks pendant le conflit du Golfe prend valeur expérimentale. S'agit-il d'une crise de l'actualité immédiate? On n'a pas songé, semble-t-il, que la soif d'informations mondiales (c'est-à-dire lointaines) qui depuis des millénaires paraissait inextinguible, pourrait être étanchée d'un coup par l'instantanéité et l'ubiquité de networks fonctionnant à la vitesse de la lumière. Avec l'accélération, il n'y a plus désormais d'ici et là-bas, seule la contraction du proche et du lointain, le retour inconsidéré du global vers le local. Lorsque les autobus parisiens sont équipés de balises de localisation destinées à être activées en cas d'agression, il s'agit bien d'un changement d'échelle de l'activité satellitaire... Il ne faut pas rêver, ce qui intéressera le citoyen de l'âge électronique, ce ne sont plus les images de la planète Mars ou les informations en temps réel, de Bagdad ou de Sarajevo, mais ce qui se passe réellement au coin de la rue. Quand le quotidien de la vie sera devenu, d'ici la fin du siècle, un état de siège permanent, que les frontières des Etats passeront à l'intérieur des mégapoles plus babéliennes que le "village global" de Walt Disney ou de McLuhan, on assistera à une révolution complète de la géopolitique et donc des modes de représentation et du contexte de l'information.
La dérégulation sans précédent de la socialité urbaine amènera fatalement une régression des moyens de communication civils, préoccupés, non plus de virtualités improbables et lointaines, mais d'accidents immédiats... un peu comme la régression des guerres nationales vers les guerres locales et tribales qui se multiplient actuellement, provoque le retour à l'arme blanche et aux armements de proximité, le téléphone, quelques radios locales ou vidéos de surveillance suffiront à nous tenir informés ou désinformés.

Et Virilio d'ajouter en note de bas de page: Comment sauvegarder l'information en cas de catastrophe nucléaire ou de crise grave? Dès 1969, le Pentagone s'est penché sur le problème qu'il a résolu à la façon de Kubrick dans son Docteur Folamour: il suffit de téléphoner! C'est ainsi qu'est né Internet, système qui permet de connecter tous les ordinateurs du monde sur les lignes de téléphone. En 1991, pendant la guerre du Golfe, ou en 1993, lors du tremblement de terre de San Francisco, Internet a exactement répondu à son objectif initial. Passant significativement du militaire au civil, cette vaste entreprise de renseignements a fait sienne la devise de Shannon: "Appartient au secteur info, tout ce qui est réducteur d'incertitude"... En novembre 1994, Internet battait CNN en livrant le résultat des élections américaines avant même que les télévisions aient pu les exploiter.

2. Un mercredi mortel (Alain Le Diberder).

22 septembre 1994. Fin de la saison d'été, celle où l'on relève les compteurs des "blockbusters" de l'année. Mais au moment de faire le bilan d'un match où s'étaient affrontés The MaskTrue LiesForrest Gump et le Roi Lion, les lecteurs de Variety découvrent en tête du box-office le nom bizarre de Mortal Kombat 2, produit par Acclaim, inconnue au bataillon des Major Companies. Pour la première fois, avec 50 millions de dollars de recettes dans sa première semaine, un jeu vidéo venait de battre le score des plus gros films de l'année.
Nouvelle navrante, diront ceux qui connaissent Mortal Kombat 2, un jeu de bagarre électronique dont l'attrait réside dans des effets gore très premier degré. La première version, que le marketing d'Acclaim avait mise sur le marché lors d'un mortal monday de septembre 1993, avait d'ailleurs exploré la même voie avec un succès lui-même historique: six millions de cartouches de jeu vendues, soit un chiffre d'affaires de l'ordre de 2 milliards de francs.
Pas étonnant, pourront dire ceux qui avaient vu venir l'affaire de loin: dès le début des années 90, Mario, le grand classique de Nintendo, n'avait-il pas dépassé le niveau record des recettes d'E.T.Mario n'est-il pas d'ailleurs aux jeux vidéo ce que Charlot fut au cinéma, un symbole précoce, populaire et moustachu?
Des prophètes pourraient alors voir là un signe: l'année du centenaire, le vieux cinoche détrôné par un concurrent venant séduire précisément ce même public de jeune qui constitue son noyau dur. La pellicule passant le relais au silicium , par dessus la tête de la télé.
En réalité, une telle vision serait trop pessimiste pour le cinéma, à la fois en tant qu'art et en tant qu'industrie. C'est que les jeux vidéos sont une forme de création explicitement fille du cinéma. De George Lucas [pionnier, faut-il le rappeler, à la fois du jeu vidéo - avec la franchise "Star Wars", dès le début des années 80 - et du teen movie, en 1973 avec American Graffiti], fondant, il y a plus de dix ans, une des sociétés-phares du secteur (LucasArts), à la profession de foi d'Electronic Arts (le plus gros éditeur) revendiquant Hollywood comme modèle et comme horizon, en passant par la trajectoire de Strauss Selznick (neveu de l'autre, puis wonder boy de la Fox, puis fondateur d'une firme de jeu vidéo), les exemples sont innombrables  d'une filiation fièrement assumée. Sans compter les bataillons de (mauvais) jeux dont la sortie coïncide avec celle des gros films pour profiter de leur force de promotion. Si ces petites coquettes de cartouches en noir et blanc pour Gameboy se parent maladroitement des oripeaux du film (génériques, claps, perforations), leurs grandes sœurs promettent depuis longtemps de dévoiler leurs dessous affriolants et interactifs: le cinéma interactif c'est moi, clame chaque nouvelle production. Et de fait, de plus en plus, un jeu vidéo, ça se tourne. Pour l'instant sur fond bleu, avec une tonne de retraitement, mais de plus en plus efficacement. Les sceptiques devraient demander une démonstration d'Under a Killing Moon, avec Margot Kidder dans un des principaux rôles. Et de se souvenir du Chanteur de jazz.
En tant qu'industrie, le cinéma a d'autant moins à s'inquiéter qu'il est depuis deux ans derrière une bonne partie des gros bras du secteur. Paramount, Viacom, Fox, Disney ou Sony n'ont pas attendu le succès de Mortal Kombat 2 pour racheter des éditeurs indépendants ou créer leur filiale. Comme en France, Pathé, principal actionnaire extérieur d'Infogrammes, le plus gros éditeur français. Et quand les filiales des Majors ne produisent pas elles-mêmes la version jeu vidéo du film, elles en monnaient de plus en plus cher la licence. Mais c'est peut-être là qu'est la seule vraie mauvaise nouvelle pour le cinéma dans le score de Mortal Kombat 2: ce titre ne doit rien à Hollywood, comme Mario d'ailleurs, comme Tetris, comme la quasi-totalité des vrais grands succès de ce domaine. Les jeux vidéo vivent leur vie sans inceste.

Voilà où se situent la télé d'information et les jeux vidéo en 1995. Et pour le cinéma, moins une menace que l'existence de formes nouvelles, qu'il s'agit d'incorporer dans son propre champ, non pour les absorber mais parce qu'il en est ainsi de la vie des formes, surtout à une époque marquée par le recyclage. Intégrer de l'exogène, qui vienne de la télé (images tremblées, de mauvaise qualité, témoignant de l'urgence d'un direct...), des systèmes de vidéosurveillance ou du jeu vidéo... de la même manière qu'on y intègre (ou intégrera) des formes appartenant à des genres marginaux comme le gore ou le hard. Mais aussi une façon de prendre en charge, sur le plan fictionnel, ce que la télé ne peut (totalement) montrer, ou ce qu'un jeu vidéo (au même titre qu'un film d'horreur ou qu'un film porno) ne peut (que sommairement) raconter, trop attaché qu'il est à produire de l'effet. C'est fort de ce double mouvement, d'éclatement et d'incorporation, que la critique élargit, elle aussi, son champ d'action. Ce qui passe par la recomposition de ce vaste territoire qu'est la cinéphilie, elle-même éclatée, disséminée, et surtout esseulée, un peu jaunie aussi, dialoguant avec son histoire, son passé... moins aventureuse que lorsqu'elle se confrontait (dangereusement) à la politique et à la théorie (aujourd'hui on ne s'y risque plus, ou alors sous forme de petits objets conceptuels qui ne durent que le temps d'une saison — question "pensée", ce sont les philosophes eux-mêmes, de Deleuze à Rancière, qui viennent discourir ou dont on rapporte le discours sur le cinéma, y délivrant une vérité, considérée alors comme parole d'évangile).
Reconfigurer la cinéphilie, où il ne s'agit pas seulement de s'adapter à l'époque, mais de prendre en compte le fait qu'il n'y a plus de "nouveau lectorat" à conquérir; simplement, une flamme (qu'on appelle la cinéphilie, pourquoi pas), qu'il faut entretenir, comme on met du charbon (ou tout autre combustible) dans la chaudière d'une locomotive (l'image me fait penser au Mécano de la "Genéral" de Keaton), vieille loco, plusieurs fois retapée dans le cas des Cahiers, et qui roule depuis plus de quarante ans... libre ensuite au lecteur (qu'il soit ancien ou nouveau) d'y prendre place, l'essentiel est qu'il soit bien assis et qu'on l'amène à bon port, à travers ce qu'on va lui raconter (l'image me fait aussi penser à Singularités d'une jeune fille blonde d'Oliveira), sans trahir ce à quoi on croit... c'est tout l'enjeu de la critique à l'orée de ce nouveau siècle de cinéma, aux Cahiers plus qu'ailleurs. 

PS. Le slogan publicitaire "On ne se masturbe plus!" qui date de cette époque, écho maladroit, et même très con, au "Pourquoi se fait-on tellement chier?" de Bonitzer, impossible d'en trouver la trace (si je puis dire). Quelqu'un a une idée?

(
à suivre)