jeudi 8 juin 2023

Leur dernier film


Nina (A Matter of Time) de Vincente Minnelli (1976).

Vous avez dit admirable?

C’est entendu, la valorisation des œuvres tardives d’un cinéaste doit beaucoup à la cinéphilie des années cinquante qui, à rebours des positions de l’époque, célébrait comme autant de chefs-d’œuvre les films réalisés après la guerre par Chaplin, Renoir, Lang, Hitchcock ou encore Hawks (pour Ford, c’est plus complexe), des films jugés comparables, parfois même supérieurs, à ceux qu’ils avaient tournés du temps du muet ou dans les années trente. Ce qu’on peut interpréter comme une manifestation de la politique des auteurs et de son sacro-saint principe qui veut que la griffe d’un artiste soit présente dans tous ses films, y compris les moins personnels ou les plus tardifs. On nous permettra néanmoins deux remarques. La première est que cette reconnaissance de la dernière période d’un grand cinéaste représentait, dans nombre de cas, l’aboutissement logique d’une longue fréquentation de son œuvre (un vrai "compagnonnage" pour certains), une pratique chère à la cinéphilie française qui ne pouvait que tisser des liens indéfectibles avec l’auteur. Aussi, et sans remettre en cause l’acuité du regard que les cinéphiles de l’époque portèrent ensuite sur les derniers films tournés dans les années soixante et soixante-dix par leurs cinéastes fétiches, on dira qu’un tel regard ne pouvait être qu’empreint d’une tendresse bienveillante, si ce n’est d’une admiration sans limites, un regard troublé et donc pas tout à fait objectif (1), mais qui valait toujours mieux que celui, aveugle et cruel, du critique "moderniste" (et un rien gérontophobe), raillant chez l’artiste vieillissant l’austérité de sa mise en scène, y voyant tous les signes de son déclin là où il fallait voir, au contraire, la quintessence (le mot est galvaudé mais c’est ici qu’il trouve sa meilleure place) de son art, proche dans les formes les plus accomplies de l’épure idéale: une sorte de "degré zéro" du cinéma où le plan se réduirait à une scène de théâtre et le montage à une simple ligne mélodique (quel meilleur exemple que le Petit Théâtre de Jean Renoir dont la simplicité — c’est-à-dire aussi la modestie, l’honnêteté, la sympathie, etc. — est absolument sans équivalent au cinéma). Reste, et c’est notre seconde remarque, que cela n’explique pas, pour autant, en quoi le dernier film d’un cinéaste se distingue nécessairement — en dehors de sa valeur émotionnelle — de la période dont il fait partie.

(1) Je le défends ce regard d’autant que j’en suis moi-même la première "victime" lorsqu’il m’apparaît aujourd’hui avec évidence que les trois cinéastes les plus âgés, à savoir Rohmer (85 ans), Bergman (87 ans) et Oliveira (96 ans!) [ndlr: le texte a été écrit en 2005], sont aussi les auteurs des plus beaux films vus ces dernières années.

The last for ever.

Et d’abord, c’est quoi un "dernier film"? Alphonse Allais arrivait souvent bon dernier dans les dîners où il était invité, histoire de pouvoir répondre à la maîtresse de maison, lui reprochant invariablement son retard, qu’il n’était pas le premier venu. Eh bien, je dirai que le dernier film d’un grand cinéaste n’est pas non plus le premier des films venu, qu’il n’est pas n’importe quel film, qu’il recèle toujours un "je-ne-sais-quoi" de vérité qui le différencie du reste de l’œuvre, et ce d’autant plus qu’il arrivera très tard dans la filmographie de l’auteur, mais pas trop non plus (comme ces trois petits films allemands réalisés par Douglas Sirk, dans le cadre d’un enseignement, près de vingt ans après son dernier film américain, Mirage de la vie (Imitation of Life), son "vrai" dernier film pour le coup, peut-être le plus beau chant du cygne du cinéma hollywoodien). Le dernier film possède une singularité, ce qu’on peut dire de tout film sauf qu’ici la singularité porte sur quelque chose qui n’est pas purement esthétique, du moins qui ne répond pas aux critères habituels du jugement esthétique. C’est qu’on juge toujours deux fois un dernier film: d’abord, au moment de sa sortie, comme une pierre de plus apportée à l’édifice ou, à l’inverse, une nouvelle construction si le film a été conçu contre les précédents; puis, rétrospectivement, lorsque le film se révèle être véritablement le dernier, the last for ever. Ce second jugement n’est pas un jugement a posteriori dans la mesure où il ne vise pas à corriger le premier à la lumière de l’événement – en l’occurrence tragique – qui l’a fait naître. A vrai dire, il ne s’agit même pas d’un jugement, au sens un peu péremptoire du terme, mais plutôt d’un sentiment qui vous traverse en redécouvrant le film, sentiment d’autant plus fort que l’œuvre de l’artiste vous est familière. Je me souviens de ma première réaction lorsque j’ai vu le Limier de Mankiewicz, peu de temps après avoir découvert, dans la foulée, l’Aventure de Madame Muir et la Comtesse aux pieds nus. Mankiewicz était toujours vivant, même s’il ne tournait plus depuis longtemps et qu’il était évident que le Limier serait son dernier film. Or ce film, je l’ai d’abord détesté. Rien ne trouvait grâce à mes yeux, surtout pas ce côté "rira bien qui rira le dernier" qui m’était absolument insupportable. Dire que j’aime à présent le film serait excessif. Disons que l’hostilité ressentie la première fois a aujourd’hui disparu (privilège du temps et de la réflexion), laissant place à une sorte d’embarras ému devant ce qui m’apparaît finalement comme une obstination chez Mankiewicz à vouloir prouver — d’où le forçage du trait — qu’il restait à 63 ans, et dix ans après l’expérience humiliante de Cléopâtre (un film qui au demeurant vaut beaucoup mieux que ce qu’on en a dit), ce grand dramaturge pirandellien qui fit les beaux jours de la Fox. En fait, ce que j’avais détesté dans le Limier n’était pas tant la thématique trop démonstrative du film que le fait de ne pas y avoir retrouvé le raffinement habituel du verbe mankiewiczien. J’avais réagi en spectateur gâté, ne supportant pas la frustration, incapable de saisir ce qu’il y avait de touchant derrière cette manipulation — même grossière — du spectateur, victime que j’étais de l’image (convenue) du jardin-labyrinthe qui ouvre le film, alors que la clé était dans le plan final: ce petit théâtre de marionnettes à travers lequel le cinéaste nous réaffirmait, une dernière fois, que la vie n’est qu’un théâtre, et que si le cinéma c’est aussi la vie, il était bien, lui Mankiewicz, un "auteur de pièces pour le cinéma". Car le dernier film est peut-être moins une réflexion de l’artiste sur son art — ce qu’il a fait tout au long de son œuvre — qu’un portrait final de l’artiste réfléchissant sur son art; un autoportrait, donc, qu’on ne saurait confondre avec l’autobiographie qui, elle, nourrit plutôt les premiers films. D’où l’impression d’une certaine distance — voire d’un vrai détachement au sens stoïcien du terme — de l’auteur par rapport à l’œuvre et surtout au spectacle qu’elle représente, ce que beaucoup interprètent comme l’expression même de la sagesse, là où d’autres n’y voient que la marque d’une profonde lassitude. D’où également la simplicité du dispositif — un espace clos suffit généralement —, ce qui, là encore, est pris, au mieux pour une forme d’abstraction, au pire pour un manque flagrant d’inspiration.
La notion de "dernier film" suppose donc l’existence d’une trajectoire dans la carrière de l’artiste, suffisamment longue pour que l’on puisse y repérer la dernière période, celle qui vient en modifier la courbe et conférer au dernier film un curieux sentiment d’épilogue (on ne saurait ainsi considérer l’Atalante de Vigo comme un véritable dernier film). Ce n’est pas que le dernier film doive nécessairement clore une œuvre — l’œuvre ne forme pas un tout et restera à jamais ouverte — mais il se dégage toujours de l’ultime création d’un artiste une détermination particulière, comme si l’artiste ressentait, quelque part, que ce qu’il était là en train de créer, l’était pour la dernière fois. Est-ce pour cela que l’on parle si facilement de "film-testament"? Testament: au sens figuré: "dernière œuvre d’un artiste quand elle apparaît comme la suprême expression de sa pensée et de son art" (Le Petit Robert), une définition qui implique une idée de surpassement, ce qui est loin d’être évident lorsqu’on regarde la plupart des derniers films, même des grands cinéastes (hormis peut-être Gertrud de Dreyer ou l’Argent de Bresson). Pourquoi? D’abord parce que les pressions extérieures (enjeux financiers, lourdeur du système, dépendance à une équipe) sont telles dans le cinéma qu’elles peuvent parfaitement étouffer la créativité d’un cinéaste, surtout vieillissant, et ne pas lui permettre d’atteindre cette "perfection" qui ferait de son dernier film son testament. Ensuite parce qu’un dernier film, on l’a dit, est un film qu’on ne regarde pas de la même façon que les autres, un film dont l’intérêt réside finalement plus dans sa capacité à modifier l’approche que l’on avait jusque-là de l’œuvre que dans sa faculté à être l’immanquable chef-d’œuvre (au sens académique et consensuel du terme) que tout le monde s’attend à voir. Il ne s’agit pas, évidemment, de rejeter un film sous prétexte qu’il se révèlerait un chef-d’œuvre, mais il est certain qu’une telle révélation ne serait dans l’appréciation du film que…, comment dire, la cerise sur le gâteau, un petit plus à prendre en compte, mais pas plus que ça tant l’essentiel est vraiment ailleurs. Où? Eh bien, dans le gâteau justement, dans ce qui constitue la "substantifique moelle" d’une œuvre et que ne laisserait percevoir — même subrepticement — que le dernier film, au grand ravissement du spectateur-connaisseur, tant il est vrai que pour apprécier à sa juste valeur un dernier film, pour l’apprécier réellement en tant que "dernier film", il faut d’abord connaître les autres films de l’auteur.

Qui dit gâteau dit Hitchcock, un enchaînement parfait pour parler de Complot de famille (Family Plot), exemple, lui aussi parfait, d’un dernier film qui n’est pas un chef-d’œuvre, mais qui n’est pas non plus un film-testament, au sens rappelé plus haut. Car le vrai testament d’Hitchcock, c’est bien sûr Marnie, ce "grand film malade", comme disait Truffaut. Qu’en est-il alors du testament d’un artiste? Ne concerne-t-il que sa dernière œuvre ou peut-il intéresser n’importe quelle œuvre de la dernière période dès l’instant qu’elle apparaît "comme la suprême expression de sa pensée et de son art"? Quand Bach, quasi aveugle, compose son Art de la fugue, il rédige sans conteste son testament artistique — qu’il signe d’ailleurs, dans la quinzième et dernière fugue, des quatre lettres B.A.C.H., si bémol la do si bécarre. Pour autant, il ne s’agit pas de sa dernière œuvre. Certes Bach est mort avant de l’avoir terminée et on ne saura jamais s’il souhaitait la laisser ainsi, ouverte à l’infini, ou s’il n’a pu résoudre la complexité des derniers accords pour atteindre cet absolu du contrepoint qu’il recherchait à la fin de sa vie (sur le sujet, qui n’est pas le nôtre, je renvoie le lecteur au très bel essai d’Armand Farrachi, Bach, dernière fugue). Toujours est-il que ce n’est pas la mort qui a empêché l’artiste de finir son œuvre. Juste avant de mourir, Bach a composé d’autres œuvres, importantes mais aucune suffisamment pour remettre en cause la valeur testamentaire de L’Art de la fugue, des œuvres qu’on pourrait, dès lors, qualifier de "codicilles". Ce qui vient après Marnie, à savoir le Rideau déchiré, l’Etau (Topaz), Frenzy et Complot de famille, ce sont aussi des codicilles, autrement dit des œuvres qui ne contestent pas à Marnie sa qualité de testament même si elles en modifient quelque peu le fond. On sait que ce film marque pour Hitchcock la fin d’une époque, celle de la grande structure hollywoodienne, et de sa collaboration avec tous ceux qui, dans le passé, contribuèrent à la réussite de ses plus beaux films. Les quatre films qui suivent ne font qu’entériner cette rupture. On y décèle un sentiment à la fois d’amertume vis-à-vis d’Universal qui ne laisse plus au cinéaste la même liberté qu’avant, notamment dans le choix des acteurs, et de regret (peut-être même de remords car Hitchcock n’était pas non plus un saint) par rapport à la cassure que représente Marnie. Il est courant de voir à travers ces films – surtout les deux derniers – un artiste à la recherche de sa splendeur passée, réactualisant, dans le style télévisuel de l’époque, certaines scènes, célèbres, de ses meilleurs films. Frenzy lorgnerait ainsi vers les films de la période anglaise alors que Complot de famille, le seul qui nous occupe, serait un véritable "clin d’œil" — c’est d’ailleurs sur celui de Barbara Harris, la fausse voyante, que se termine le film et avec lui toute l’œuvre d’Hitchcock — à ses productions hollywoodiennes de la fin des années cinquante, de Mais qui a tué Harry? (The Trouble With Harry) à la Mort aux trousses (North by Northwest). Et au critique, expert en hitchcockologie, de nous énumérer les films convoqués par telle ou telle scène, ce qui n’a évidemment aucun intérêt, si ce n’est celui de se faire plaisir (c’est déjà ça) et surtout d’entretenir l’opposition, pour le moins stérile, entre les contempteurs du film qui ne voient dans Complot de famille que la manifestation un peu vaine du savoir-faire de l’auteur, plus apte à se parodier qu’à se renouveler, et ses laudateurs pour qui le film offrirait, au contraire, tous les éléments d’une magistrale mise en abyme. Car si le dernier film n’est pas un film comme les autres, à quoi bon le comparer aux autres (je ne parle même pas des films d’un autre auteur, encore que la comparaison avec d’autres derniers films serait à la limite plus judicieuse). Le dernier film est par définition incomparable, il échappe au discours critique conventionnel, avec ses grilles de lectures toutes prêtes, car en tant que dernier film il ne détient d’autre vérité que celle justement d’être le dernier. Une vérité qui n’apparaîtra qu’après la mort (artistique ou réelle) de l’auteur et apportera ce petit plus qui rend la dernière œuvre d’un grand cinéaste nécessairement sublime. Et ce quelles que soient les qualités de l’œuvre, ce qui fait, par exemple, qu’un film manifestement mineur comme Buddy Buddy de Wilder (remake grincheux de l’Emmerdeur de Molinaro) nous touche malgré tout, et peut-être d’autant plus qu’il est précisément mineur. Ce qu’il y a de sublime dans un dernier film, et que seul le caractère ultime de l’œuvre nous permettra de saisir (j’enfonce le clou), c’est donc toujours son aspect testamentaire, mais disons, cette fois, dans tous les sens du terme: non seulement "artistique" (cette "suprême expression…, etc." qui ne concerne pas obligatoirement le dernier film) mais aussi "légataire" (ce que l’artiste nous lègue inévitablement avec son dernier film, sachant — consciemment ou non — qu’il s’agit du dernier). Ainsi le sublime dans Complot de famille ne renvoie-t-il pas tant à la valeur artistique du film (encore que la scène dans le cimetière, influencée par les peintures de Mondrian — dixit Hitchcock —, ou celle du kidnapping de l’évêque dans la cathédrale, ne jureraient pas, sinon par leur extrême concision, dans une anthologie des plus belles séquences de l’œuvre hitchcockienne) qu’à sa dimension légataire, cette volonté chez Hitchcock de laisser au spectateur, en le prenant littéralement à témoin (c’est le sens du clin d’œil final), l’image du "grand cinéaste à succès" qu’il fut, image peut-être unique dans l’histoire du cinéma tant l’expression relève de l’oxymore. Je ne peux m’empêcher de voir, dans ce qui demeure la dernière apparition du cinéaste dans ses films, l’exemple même d’un legs bouleversant. Hitchcock y apparaît en ombre chinoise derrière la porte vitrée d’un bureau de l’état civil sur laquelle est inscrit "Registre des naissances et des décès". Les plus cyniques n’y ont vu, naturellement, qu’une métaphore de la déchéance du maître (l’artiste qui n’est plus que l’ombre de lui-même) sans se soucier un seul instant que ce que reproduit en fait Hitchcock n’est autre que sa propre effigie — il ne manque plus que La Marche funèbre d’une marionnette de Gounod —, comme si l’auteur, physiquement diminué, conscient d’être arrivé à la fin de son parcours (on peut voir le fameux plan du début, quand les deux intrigues se croisent au hasard d’un carrefour, comme l’ultime échappée de l’artiste), s’effaçait définitivement derrière son image, laissant le soin à celle-ci d’assurer sa postérité.

La mort en ce jardin (secret).

Evidemment, la mort d’un cinéaste, lorsqu’elle survient pendant ou peu après le tournage d’un film, ne peut que renforcer l’aspect "testamentaire" de celui-ci. Surtout si le cinéaste, atteint par la maladie et conscient de sa mort prochaine, fait de son dernier film à la fois un acte de transmission et un geste de surpassement (surpassement qui renvoie ici autant — sinon plus — à l’effort surhumain qu’il doit déployer pour réaliser son film qu’à la manifestation, dans ce même film, de ce qui serait le plus haut degré de son art). Et c’est toute la grandeur de ces cinéastes, s’accrochant au fil de la vie par la seule passion du cinéma, que d’avoir pu donner suffisamment d’eux-mêmes pour transformer leur dernière œuvre en adieux poignants. Je pense ainsi à Nick’s Movie de Nicholas Ray et Wim Wenders, un des films les plus éprouvants — malgré les intermèdes fictionnels — qu’il m’ait été donné de voir, mais aussi un des plus émouvants par cette énergie quasi miraculeuse qui s’en dégage et qui, d’une certaine façon, affranchit le film de son dispositif morbide. Plus qu’à une mort en direct, c’est à une mise à nu de l’artiste que nous assistons à travers ce qui finalement accompagna Nicholas Ray tout au long de son œuvre: la revendication par l’artiste de sa liberté la plus totale (dont celle d’enregistrer sa propre mort), l’affirmation de sa folie et de ses pulsions autodestructrices (Ray a rêvé toute sa vie de faire l’expérience de la mort), rappelant — sans les atours, bien sûr, du lyrisme hollywoodien — la course de voitures au bord de la falaise dans la Fureur de vivre (Rebel Without a Cause). Jamais autant que dans Nick’s Movie, je n’ai ressenti si fortement le bouillonnement chaotique qui préside à toute création et qui, surtout, donne un sens à une vie. Car Nicholas Ray n’était pas que l’artiste révolté et toxicomane, à l’image de son double joué par James Mason dans Derrière le miroir (Bigger Than Life) (un plan, repéré il y a quelques années par Bernard Benoliel, permet d’apercevoir furtivement le reflet du cinéaste dans la glace de l’armoire à pharmacie que referme Mason, donnant ainsi au titre français du film une résonance inattendue), que l’on se plaît à nous présenter et dont Ferrara serait le digne héritier, c’était surtout un véritable "drogué" de cinéma, au sens justement de passionné. A ce titre, Nick’s Movie est assurément le plus extraordinaire hommage rendu par un cinéaste (ou plutôt son fantôme) au cinéma, même si la part importante prise par Wenders dans l’entreprise limite quelque peu la dimension testamentaire du film — on parlerait volontiers de "film-épitaphe ".
Parmi les films hantés par la mort imminente de leur auteur, on ne peut pas ne pas citer l’Innocent de Visconti (codicille — modifiant, complétant, annulant? — son film-testament Violence et Passion / Gruppo di famiglia in un interno) et Gens de Dublin (The Dead) de Huston (vrai film-testament, celui-là, d’autant qu’Anjelica Huston, la fille du cinéaste, y tient le rôle principal), deux films tournés en… fauteuil roulant et qui témoignent eux aussi de cette ardeur mystérieuse qui peut animer un artiste, alors au seuil de la mort, pour terminer son œuvre. Deux films que tout semble opposer — ne serait-ce qu’à travers la personnalité de leurs auteurs respectifs — mais qui se révèlent au bout du compte assez proches, comme si l’imminence de la mort favorisait les rapprochements impossibles. De Visconti, on a l’image d’un artiste déchiré, à la fois aristocrate raffiné, épris d’opéra et de théâtre, et marxiste convaincu (du moins au début), tiraillé par l’Histoire, et qui toute sa vie aurait rêvé d’adapter A la recherche du temps perdu de Proust. A l’inverse, Huston, faux dilettante et touche-à-tout génial, nous est présenté comme une sorte de bourlingueur, en quête permanente de films-expéditions, amateur de whisky et de bons livres, et qui n’aura eu de cesse, durant sa carrière, d’adapter des œuvres réputées inadaptables (Moby Dick de Melville, Reflets dans un œil d’or de McCullers, Au-dessous du volcan de Lowry…). Qu’est-ce qui pousse, pour leur dernier film, Visconti à adapter D’Annunzio et Huston, Joyce? D’abord, il ne s’agit pas pour le premier, comme on l’a écrit un peu rapidement, de faire de l’Innocent l’œuvre proustienne dont il a toujours rêvé (ou alors le Proust de Visconti se réduit à un décorum mondain, ce qui donnerait raison aux détracteurs du cinéaste qui ne voient en lui qu’un metteur en scène maniériste), comme il ne s’agit pas pour le second de s’attaquer une dernière fois, avec Gens de Dublin, à une œuvre inadaptable (d’autant que Huston ne s’intéresse qu’à la dernière nouvelle, "Les Morts", de facture plutôt classique par rapport au reste de l’œuvre). Si l’Innocent prolonge les dernières œuvres de Visconti, toutes marquées par sa fascination de la décomposition (parfois jusqu’à la complaisance, comme dans Mort à Venise, un film que je n’aime pas), cette attirance mélancolique pour la décrépitude quand elle surgit à même la beauté des choses, il s’en éloigne aussi par le portrait qu’il dresse de l’artiste, beaucoup plus troublant que celui, attendu, du vieil amateur d’art, coupé du monde, dans Violence et Passion. Au-delà du thème de la jalousie qui est le moteur du film et de sa morale nietzschéenne du surhomme, l’Innocent offre le portrait d’un homme divisé entre son image de poète décadent, célébrant les fastes d’un monde crépusculaire (on connaît la formule de Visconti: "Je suis imbu de décadence"), et celle, plus secrète, du héros stendhalien — représenté par le personnage de l’écrivain, fuyant jusque dans la mort le monde des vanités — qui fait de l’artiste un être engagé, sans retour possible, sur la voie eudémoniste de la beauté et de la passion (on connaît aussi la réplique de Visconti, à demi paralysé: "Me voilà sur un fauteuil roulant pour tourner un film, la prochaine fois, ce sera sur un brancard, mais je n’abandonnerai jamais…", ce qui, certes, relève plus de la bravade — destinée à rassurer les producteurs? — que d’une réelle conviction, mais qui surtout atteste de sa volonté d’aller, lui aussi et jusqu’au bout, à la "chasse au bonheur"). Et si Visconti modifie la fin du roman en "suicidant" celui qui se place au-dessus de la justice des hommes, ce n’est évidemment pas pour des questions morales (l’infanticide), ni même philosophiques (le libre arbitre), mais bien parce que coexistent chez lui ces deux images de la décadence d’annunzienne et de l’énergie stendhalienne, et que l’une ne saurait survivre à l’autre. Jusqu’à la fin, Visconti aura assumé, mieux: revendiqué, ces forces contradictoires qui brûlaient en lui et qui, loin de s’annuler dans une sorte d’esthétisme tiède, l’ont au contraire conduit, dans son dernier film, à cette forme d’expressionnisme dépouillé qu’il n’avait encore jamais atteint.
Paradoxalement, c’est avec Gens de Dublin que l’analyse du film (en tant que dernier film) est la plus délicate tant l’aspect testamentaire y est presque trop manifeste (et ce jusqu’au titre original: The Dead), au point que les anti-hustoniens seraient prêts à y voir l’expression ultime de ce qu’ils ont toujours dénoncé chez Huston: sa roublardise. Ici, et au terme d’un parcours parfaitement éclectique, c’est-à-dire cohérent dans sa diversité même, Huston, l’éternel voyageur (avec Welles, bien sûr) du cinéma américain, pose définitivement ses bagages. Arrivé à bon port, celui de ses ancêtres irlandais, il va enfin nous en dire un peu plus sur lui-même à travers cette adaptation de Joyce où l’on voit la convivialité d’un repas du Nouvel An soudainement gagnée par la nostalgie et un irrépressible sentiment de mort lorsque, à la fin de la soirée et à la faveur d’une vieille chanson, une des invitées se souvient d’un ancien soupirant mort d’amour pour elle (ce qui, par ailleurs, constitue également le centre du roman de D’Annunzio!). Par sa gravité, le finale fait certainement du dernier film de Huston le plus émouvant de tous les derniers films. Mais ce qui, pour moi, est plus émouvant encore, c’est qu’en choisissant cette nouvelle, Huston décide de faire de son film, pas tant le dernier film parfait que le film idéal pour ne pas se dévoiler; plus qu’un testament, Gens de Dublin apparaît en effet comme une sorte de linceul cinématographique, à l’image du manteau de neige qui recouvre la fin du film. Car il est un fait que dans ce film, Huston, trop pudique, ne nous dit rien sur lui. Enfin, presque rien: juste que le grand baroudeur, qui toute sa vie a voulu fuir l’Amérique, est enfin arrivé à destination, que la mort peut venir le chercher et qu’il l’acceptera d’autant plus facilement qu’elle représente à ses yeux l’unique événement d’une vie, le reste n’étant que littérature… Presque rien, oui, sauf que tout y est dit.

The last but not least.

En fait, c’est peut-être dans les œuvres dont le caractère ultime doit, dans un premier temps, plus à la fin de carrière du cinéaste qu’à sa mort, que l’on peut saisir au mieux ce qui fait l’unicité d’un dernier film. C’est là, dans ces films moins funestement marqués, où se fait sentir davantage la sérénité de l’artiste que sa disparition prochaine, que nous apparaît plus clairement cette étrange beauté qui caractérise l’œuvre ultime et la rend si admirable. L’admiration dans son acception la plus ancienne: ad-miratio, "qui peut se regarder sans fin", car débarrassé des pièges de la séduction facile, et jamais là où on l’attend, car situé au-delà de notre horizon d’attente. Non pas que ces films soient "déceptifs" car ils n’ont jamais été voulus comme tels par leurs auteurs, mais qu’ils déjouent notre attente par l’incapacité où l’on se trouve à les enfermer dans des schémas préétablis. Pour illustrer cette "admirabilité", et rester dans le contexte du cinéma américain des années soixante et soixante-dix, évoqué au début (ce qui me fait écarter, à regret, les derniers films de Lang, Mizoguchi, Ozu, Dreyer ou encore Buñuel), j’élirai trois films: The Cavern d’Ulmer, Frontière chinoise (Seven Women) de Ford et Nina (A Matter of Time) de Minnelli. The Cavern plutôt que War-Gods of the Deep de Tourneur, un film que je n’ai malheureusement jamais vu — mais c’est vrai que cette histoire de cité sous-marine, avec Vincent Price en faux capitaine Nemo et des hommes-poissons tout droit sortis de L’Atlantide, dégage une force poétique (le film est inspiré d’un poème de Poe) qui, associée — j’imagine — aux fulgurances habituelles de Tourneur, doit faire de son dernier film autre chose que le "naufrage" que tout le monde y a vu. Frontière chinoise plutôt que la Charge de la huitième brigade (A Distant Trumpet) de Walsh ou Rio Lobo de Hawks, deux westerns pourtant magnifiques — qui ne se résument pas, pour le premier, à sa grande scène de bataille (en dépit d’un ton faussement désinvolte, d’une certaine liberté encore revendiquée et d’un happy end qui ne trompe personne, il s’agit d’un des films — tous genres confondus — les plus désenchantés que je connaisse, la désillusion étant ici d’autant plus grande qu’elle marque l’ultime étape dans l’œuvre de Walsh d’un long processus d’anéantissement de tous ces grands rêves qui accompagnèrent les débuts d’Hollywood), et pour le second, à être le remake du remake de Rio Bravo (si Hawks reprend pour la troisième fois le motif du petit groupe replié dans une prison, c’est qu’il le connaît parfaitement et qu’il peut, à la manière d’un musicien, en décliner les multiples variations, au point qu’il faut peut-être revoir les trois films ensemble — mais avec Rio Lobo au milieu — pour apprécier, en mélomane, toutes les richesses du thème). Nina plutôt que Riches et Célèbres de Cukor, encore que le dernier film de celui qui fut le rival de Minnelli à la M.G.M. dégage, au-delà de la frivolité apparente du titre, une évidente gravité, cette gravité qui est propre aux dernières œuvres et qui, ici, donne au tête-à-tête final des deux héroïnes, devant une coupe de champagne éventé, une image de fin de fête, comme si Cukor portait là un ultime regard, vidé de son pétillement habituel (les bulles de champagne), non seulement sur ces femmes/actrices dont il a toute sa vie observé la mise en scène, mais aussi sur sa propre féminité qui lui a toujours permis de joindre au piquant de l’observation l’élégance du style (de sorte qu’il ne resterait plus, dans le dernier plan du film, que l’élégance d’un geste d’adieu). Trois films, donc, emblématiques de cette "admirabilité" que seuls les derniers films seraient à même de nous offrir avec autant d’intensité et qui s’exprimerait ici dans des registres très différents: la série B ou plutôt le bis avec Ulmer, le drame exotique avec Ford, la comédie nostalgique avec Minnelli.

The Cavern se déroule en 1944 en Italie. Suite à un bombardement, sept personnes se retrouvent enfermées dans une grotte. Soit: une bergère italienne (accompagnée de sa chèvre), mi-Manon des sources mi-Esméralda, son fiancé et cinq militaires de nationalités diverses — deux Américains, un Canadien, un Britannique (général en retraite) et un Allemand. Une idylle se noue entre l’Italienne et l’un des deux Américains (le bon — l’autre, de toute façon, c’est Larry Hagman, le futur J.R. de Dallas), alors que les tentatives pour sortir de la grotte échouent les unes après les autres… Jusqu’au jour où, dans un accès de folie, le général fait sauter la grotte, ce qui ouvre une brèche dans la paroi et permet la libération des trois derniers survivants, pendant que sa voix, entendue depuis l’au-delà, nous rappelle la Genèse: "Dieu a dit: 'Que la lumière soit'. Et la lumière fut." Ainsi résumée, l’histoire — qui, paraît-il, aurait été écrite par Dalton Trumbo, le plus célèbre blacklisté des scénaristes américains — a tout pour faire du dernier film d’Ulmer un pur produit du cinéma bis. Or, du bis il ne reste pas grand-chose dans The Cavern. Rien de la cultura bassa — ce fond culturel, archétypal, sur lequel s’appuient les meilleurs spécialistes du genre pour exprimer leur vision du monde —, si ce n’est ce plan large, "cathédralesque", où l’on découvre la jolie bergère, Rosanna Schiaffino, à sa toilette, au milieu des stalagmites et sous le regard vitreux de Larry Hagman, la présence de la chèvre (appelée à remplacer la dinde pour le réveillon de Noël!), au milieu du plan, achevant la ressemblance avec Notre-Dame de Paris. C’est que justement un dernier film échappe assez vite au genre dont il ressort. En fait, The Cavern échappe à tout, à commencer par ce qu’il convoque (au niveau mythologique, allégorique, psychanalytique, métaphysique…) à travers l’image de la caverne, car de manière trop évidente. De sorte que cette caverne apparaît moins comme un substitut du monde (en guerre ou pas) que comme le "monde ulmérien" par excellence. Un monde recréé de toutes pièces (généralement en carton-pâte), même si, ici, la grotte existe bien, où l’inventivité de l’artiste (voir les artifices imaginés pour sortir de la grotte) doit suppléer en permanence le manque de moyens (ce qui fait que l’expressionnisme chez Ulmer doit autant à ses origines allemandes — il a travaillé avec Murnau — qu’aux budgets misérables de ses films, l’obligeant souvent à laisser la moitié du décor dans l’ombre). Pour autant, The Cavern ne renoue pas exactement avec les productions P.R.C. qui firent du cinéaste le champion du film fauché et le recordman des tournages ultra-rapides. Certes, on y décèle toujours ce côté work in progress, où chaque plan semble à la fois habité par une rage jubilatoire — le plaisir de tourner — et gagné par une profonde inquiétude — l’incertitude quant à la concrétisation finale du projet. Mais cette impression se trouve ici démultipliée du fait même de la longueur inhabituelle du tournage (incurie de la production laissant Ulmer et sa femme s’occuper de tout, conditions climatiques détestables, grève des techniciens et des acteurs…). Les efforts déployés pour sortir de la caverne ne seraient rien d’autre alors que le reflet des difficultés rencontrées par Ulmer pour réaliser son film. Mieux: la caverne deviendrait le miroir de son propre itinéraire, labyrinthique et souvent obscur, pour atteindre enfin la lumière, cette lumière que représente l’accomplissement d’une œuvre.

De Frontière chinoise, il n’est nul besoin de raconter l’histoire. Ou alors l’essentiel: le destin d’une femme (jouée par Anne Bancroft), socialement émancipée (elle est médecin), sexuellement libérée (elle aime l’amour) et, par voie de conséquence, moralement condamnée (nous sommes en 1935), partie en Chine rejoindre une mission américaine, sorte d’enclave dans une région dévastée par la guerre, et qui, pour sauver le groupe, ira jusqu’au sacrifice de sa vie. Image somme toute assez typique du lonesome hero fordien, sauf que là, et pour la première fois, c’est une femme (dans le registre des "héros solitaires", car des héroïnes chez Ford il y en a eu). La force du film repose sur un jeu d’oppositions simplifié à l’extrême (émancipation/puritanisme, civilisation/barbarie…), où les tensions n’ont d’autre but que de nous préparer au dernier plan. Tout le film semble ainsi converger vers sa résolution finale: servant de "rançon" au départ des femmes de la mission (et de l’enfant que l’une d’elles vient de mettre au monde), l’héroïne — au sens tragique du terme —, vêtue en courtisane, rejoint le chef mongol, verse du poison dans sa coupe, la lui tend, accompagnant son geste d’un tonitruant "So long, you bastard!" — ce qui restera la dernière réplique de l’œuvre fordienne — et, une fois le "monstre" terrassé, boit à son tour le poison. Alors la caméra recule et l’image s’efface. Ford conclut son œuvre par un travelling arrière et un fondu au noir. A la violence de la scène, qui invitait plutôt à une coupe abrupte, Ford oppose un dernier mouvement tout en retenue. Bien sûr, on peut voir ce travelling comme le mouvement de recul de l’héroïne, juste avant de mourir (l’écran noir). Mais on peut aussi y voir le dernier geste de Ford lui-même, geste à la fois de pudeur par rapport à la violence de la scène et de distance par rapport à l’ensemble de son œuvre, un geste dont la signification est pourtant loin d’être simple (voir les multiples interprétations, souvent contradictoires, proposées par les meilleurs exégètes de Ford). Qu’une femme — mais pas n’importe quelle femme — soit ainsi le porte-parole de Ford, pour son dernier film, n’a en fait rien d’étonnant. Car si les Cheyennes (Cheyenne Autumn) n’était qu’une sorte d’adieu au genre, le western, qui fit de Ford sa légende, Frontière chinoise est, lui, un vrai testament avec ce que cela suppose aussi d’intime et d’inavoué. D’où un film tourné en studio, loin de Monument Valley et de ces grands espaces qui caractérisent le paysage fordien. D’où un film avec des femmes, pas moins de sept, loin du milieu machiste et réactionnaire qui spécifie le film d’action, sans traduire pour autant — comme certains l’ont cru pendant longtemps — le point de vue de l’auteur. D’où l’hypothèse que ce fameux "So long, you bastard", entendu à la fin du film, s’adresserait moins au barbare (Tunga Khan) ou à sa représentation — digne ici de l’imagerie la plus populaire tant les Mongols ressemblent franchement à des caricatures, cette imagerie dont s’est nourri, abondamment et de tout temps, le cinéma hollywoodien —, qu’à tout ce qu’il renvoie en terme d’oppression. Il n’est pas sûr en effet que pour Ford la barbarie affichée par les Mongols (c’est toujours l’image de l’autre, objet de tous les fantasmes, dans l’inconscient collectif américain) soit plus méprisable que l’ostracisme policé qui a conduit — on le présume — l’héroïne à quitter les Etats-Unis et que reproduit d’une certaine manière la mission américaine. Si Ford accompagne son personnage jusque dans son dernier geste, c’est que ce geste dépasse son caractère purement sacrificiel pour atteindre une autre dimension, plus universelle, qui touche autant à la question de la dignité (question qui a traversé toute l’œuvre de Ford sauf que c’est peut-être dans son dernier film qu’il nous la pose si ouvertement et de manière si souveraine) qu’à celle du suicide et de la signification, toujours obscure, que prend un tel geste. Car on ne saurait confondre la valeur symbolique que revêt inévitablement un suicide avec les motivations profondes qui poussent un individu à se donner la mort. Et c’est peut-être là le "sens" ultime du dernier travelling de Ford. Derrière la simplicité d’un mouvement de caméra, c’est toute la simplicité d’une œuvre qui nous est subitement rappelée, une simplicité qui fait de l’œuvre fordienne à la fois un bloc d’évidence (le discours du film est on ne peut plus clair) et un abîme d’interrogations tant la clarté du propos ne fait que recouvrir davantage ce qui alimente souterrainement l’œuvre. Le dernier travelling de Ford viendrait alors signifier cette part d’énigme qui existe dans chaque œuvre et qui rend le secret de celle-ci à jamais inaccessible (cf. infra, ajout du 28-06-23).

S’il est un film qui doit sa valeur testamentaire à sa dimension légataire, c’est bien Nina. Non seulement parce que le thème du film repose sur l’idée de transmission — une jeune provinciale (Liza Minnelli) revit en rêve les souvenirs prestigieux que lui raconte une vieille comtesse (Ingrid Bergman) —, mais surtout parce que cette transmission est celle d’un père, Vincente Minnelli, à sa fille, Liza. Il n’est pas anodin que Minnelli ait écrit son autobiographie, I Remember It Well, juste avant de tourner Nina. La correspondance entre les deux projets est évidente et se rattache d’ailleurs à un aspect plus général et souvent ignoré chez Minnelli: le télescopage entre sa vie privée et son œuvre. Il est difficile de ne pas voir dans la gloire passée de la comtesse la propre gloire du cinéaste à la grande époque de la M.G.M. Cette époque, Minnelli l’a toujours regrettée, ce qui imprègne son film d’une mélancolie délicieuse. Il l’a d’autant plus regrettée qu’il a toute sa vie œuvré au sein de la Métro et que le déclin de celle-ci dans les années soixante, le contraignant à quitter la "maison-mère", fut une épreuve douloureuse dont les dernières œuvres portent la trace (on a comparé l’angoisse de l’enfant dont la mère est morte et qui doit se résoudre à l’idée d’en avoir une autre, dans Il faut marier papa / The Courtship of Eddie's Father, à celle de Minnelli, à l’époque où il réalisait le film, conscient qu’il lui faudrait ensuite trouver d’autres majors pour poursuivre sa carrière). Pour autant, on ne saurait réduire Nina à un film passéiste. Ici la mélancolie n’est pas le prétexte à un ressassement nostalgique des thèmes. Elle sert au contraire le devenir du film et de son héroïne (cf. le titre original: A Matter of Time) par le biais justement de la transmission. Transmettre ses rêves, c’est leur donner une nouvelle jeunesse, c’est les réactiver, mais de l’extérieur, et éviter au film l’écueil de l’album-souvenir avec ses photos jaunies. Ce qui fait de Nina un dernier film "rêvé"; non pas le film parfait mais le plus parfait des derniers films tant il apparaît comme la preuve ultime du pouvoir sublimant de la famille dans l’œuvre de Minnelli: ce besoin chez lui d’évoluer dans un cadre familier pour que s’exprime au mieux son talent d’artiste (le point d’orgue étant la séquence magnifique du carnaval vénitien où Liza, vêtue d’un sari rouge — couleur minnellienne par excellence —, interprète, une fois les invités partis, "Do it again", chanson écrite par Gershwin et autrefois chantée par Judy Garland). Travailler avec sa fille — et accessoirement en Italie, le pays des origines — recrée un noyau familial, mieux: une véritable lignée, qui ne peut que favoriser l’inspiration de Minnelli et, en retour, le conduire à magnifier celle qui, telle une muse, lui permet de boucler superbement son œuvre. Car derrière cette histoire de métamorphose artistique, c’est bien l’itinéraire de Liza Minnelli qui nous est évoqué. A ce titre, la fin du film qui voit Nina accéder au statut de star (a star is born) alors que la comtesse se meurt à l’hôpital, offre l’image déchirante d’une authentique passation. Comme si, pour Minnelli, la relève était assurée et que, sa fille enfin reconnue (artistiquement), il pouvait se retirer. Nina conclut ainsi de façon heureuse et apaisée une carrière extraordinaire et pourtant malmenée sur la fin. Il témoigne surtout de cette capacité qu’ont certains derniers films à s’extraire de tout environnement pour mieux échapper à l’emprise du réel. Refusant l’inscription de son film dans la réalité — Rome se réduit à des reproductions, vues à travers les fenêtres, et les virées touristiques ressemblent, de par leur incongruité, plus à un pied de nez de l’artiste qu’à une véritable concession au naturalisme, plutôt vulgaire, de l’époque —, multipliant les procédés narratifs les plus classiques (cf. le reflet dans un miroir pour introduire le flash-back), Minnelli nous rappelle une dernière fois ce qui fut toute sa vie son credo: débarrasser l’œuvre de ses penchants réalistes, l’affranchir de cette pesante dialectique du rêve et de la réalité, pour en faire un pur objet de désir, flottant hic et nunc, parfaitement libre, dans la mémoire du spectateur.

The Cavern, Frontière chinoise, Nina: soit, le pouvoir de réflexivité d’une œuvre, son irréductibilité au sens, et finalement sa dimension auratique. Cela n’est pas propre aux derniers films, bien sûr, mais seuls les derniers films, ceux des grands cinéastes du moins, nous le donnent à voir avec autant d’évidence. C’est ce qui les rend si admirables. (texte paru dans La lettre du cinéma n°30, printemps 2005)

PS. Reste le cas de The Human Factor de Preminger que le texte n'évoque pas alors qu'il y avait toute sa place. C'est que le film, réalisé en 1979, n'est sorti en France qu'une vingtaine d'années plus tard, ce qui fait que lorsque j'ai écrit le texte je ne l'avais pas encore vu. Lacune réparée depuis. Un addendum serait le bienvenu.

[ajout du 28-06-23]

Complément sur le dernier film de Ford.

Note écrite en 2008 que j'ai réactualisée.

Le titre original Seven Women est un peu trompeur vu qu'il y a en réalité huit femmes dans le film si l’on compte Miss Ling, la femme chinoise qui est aussi une victime de Tunga Khan, le chef mongol. Les Cahiers, à l’époque, avaient pointé l’ambiguïté du "chiffre", sous la plume de Narboni ("La preuve par huit"), démontrant que si les femmes sont bien huit, elles ne le sont jamais ensemble, qu’il y a en fait six missionnaires plus deux "étrangères" (le Dr Cartwright et Miss Ling), deux exclues qui sont interchangeables — c’est net quand Tunga Khan prend la femme chinoise comme esclave, la retirant du groupe, puis l'échange avec la femme médecin qui devient alors sa favorite — de sorte que le chiffre sept est toujours respecté. Derrière cette acrobatie arithmétique, qui privilégie le déséquilibre et l’imprévisibilité des situations, il y avait la volonté d’inscrire Ford dans la modernité, en dépit de l’anachronisme évident de son film, et de faire du schématisme des oppositions (civilisation/barbarie, religion/athéisme, loi/désir...) un modèle de radicalité. Peut-être. Le plus important n'est pas là. Ce qui compte dans le cas de Seven Women, c'est la place du film par rapport à l’ensemble d’une œuvre, et non par rapport à l'époque. Ce que je vois dans le dernier film de Ford, c’est d’abord le portrait, magnifique, d’un personnage féminin, passant du statut de "héros fordien", avec ce que cela suppose de dureté et de tendresse (à la Duke, on dira), à celui de "femme", avec ce que cela suppose d’énigmatique, surtout pour un homme de 72 ans qui n’avait rien d’un progressiste — ses croyances le situaient plutôt du côté des missionnaires — mais qui toute sa vie soutint ceux qui se montraient, à l’instar du personnage d’Anne Bancroft, à la hauteur, c’est-à-dire, comme il est souligné à la fin du film, d’un courage et d’une générosité exemplaires, et ce quels que soient leurs idées politiques, leurs convictions religieuses et même leur sexe. Donc le portrait d’une femme et au bout du compte la question de la femme. Ce n’est pas qu’il n’y ait jamais eu de portrait de femme chez Ford — pensons simplement à Maureen O’Hara dans l’Homme tranquille, à Ava Gardner (et Grace Kelly) dans Mogambo, ou encore à Elizabeth Allen dans la Taverne de l’Irlandais (j'oublie à dessein Katharine Hepburn dans Mary of Scotland qui n'est pas franchement fordien), on remarquera sinon que tous ces films se déroulent hors des Etats-Unis, de l’Irlande à la Polynésie, en passant par l’Afrique, comme s'il fallait quitter l’Amérique pour que la femme, et son insularité, puissent se manifester — mais c’était toujours dans un rapport disons conflictuel avec l’homme et sous un angle foncièrement machiste (ah, les fessées chez Ford!). Ici pas d’homme à proprement parler: le pseudo-pasteur, "seul coq dans le poulailler" est humilié par la directrice de la mission, laquelle affiche ouvertement sa répulsion de tout ce qui touche au sexe (elle refoule par ailleurs des penchants lesbiens); quant aux guerriers mongols, ils relèvent davantage du fantasme. Pendant les deux premiers tiers du film on en parle plus qu’on ne les voit, et lorsqu’ils se "matérialisent", de façon caricaturale (comme tout bon fantasme), c’est sous une double forme: celle de la bestialité (Tunga Khan) qui répugne en même temps qu’elle fascine, et celle de la beauté virile (le rival incarné par Woody Strode, le "beau corps sexué" des derniers Ford, qu’il s’agisse d’un sergent noir, d’un chef indien ou comme ici d’un bandit mongol) qui effraie en même temps qu’elle attire. C’est pourquoi la force du film réside moins dans l’opposition marquée, et somme toute assez convenue, entre Margaret Leighton et Anne Bancroft que dans le rapport trouble que chacune entretient avec sa féminité, surtout la seconde, rivalisant avec le sexe fort là où la première ne fait que le rejeter de manière théâtrale. Si Anne Bancroft s’habille, fume et boit comme un homme, ou au contraire s’apprête comme une courtisane, il ne s’agit à chaque fois que d’une "mascarade" qui fait d’elle une figure inversée de ce que reproduit de son côté Margaret Leighton. Dans les deux cas, on a affaire à des femmes au désir insatisfait, autrefois on les aurait qualifiées de "belles hystériques", dont le comportement ne peut être qu'excessif, l’un positif puisque empreint d’humour et d’empathie, jusqu’au tragique, l’autre négatif puisque... c'est l'inverse.
Le plus incroyable dans tout ça est que ce soit signé John Ford, et que ce soit là son dernier film. On me dira que le sujet n’est pas de lui, que c’est tiré d’une nouvelle écrite justement par une femme. Il n’empêche, ce qu’il y a de bouleversant est que le cinéaste, loin de nous livrer un énième western, ce que pouvait laisser croire le générique avec sa horde de cavaliers mongols semblable à une troupe d’Indiens, nous parle au contraire des femmes et que des femmes. Laissant à d’autres le soin d’enterrer le western, il revient sur ce qu’il n’avait jamais vraiment traité dans ses films, la Femme en tant que telle, et c’est d’autant plus beau qu’il y pose le même regard que sur ses personnages masculins (soit "la femme la plus Ford du monde", pour reprendre l'expression de Mahaut Thébault dans l'édito du dernier numéro de la revue... Apaches). Le dernier plan, célèbre, qui voit Bancroft remettre au chef mongol la coupe empoisonnée puis, une fois le monstre terrassé, boire à son tour le poison et attendre la mort que Ford accompagne d’un travelling arrière et d’un fondu au noir, est absolument sublime. Juste deux remarques: la première concerne la réplique, tout aussi célèbre (puisque c’est la dernière de toute l’œuvre fordienne) de Bancroft au barbare — "so long, you bastard" — au moment où elle lui tend la coupe. Cette réplique fait écho à celle prononcée juste avant par Leighton, lorsque celle-ci qualifie la doctoresse de "putain de Babylone", et peut donc être comprise comme une réponse à distance de Bancroft à Leighton, via le personnage de Tunga Khan qui dans la séquence occupe d'ailleurs le fauteuil de la directrice. Et y voir alors l’adieu d’une femme à la cruauté d'un monde, du monde en général, peu importe qu'il soit barbare ou civilisé puisque de toute façon elle n’y avait pas sa place. La seconde remarque rejoint la première et concerne le plan proprement dit. La caméra s’éloigne de Bancroft qui reste assise sur le bureau, après avoir jeté de rage sa coupe, en même temps que s’éteint progressivement la lumière. Pour autant le fondu au noir n’est pas total puisque dans le coin on découvre à la fin du travelling le corps de Tunga Khan, jusque-là resté hors-champ. Cette réapparition du corps de l’homme (il est même éclairé pour qu’on le voit bien), au moment où s’efface celui de la femme, confère au plan un sens assez différent de celui qu’on lui prête habituellement. Comme si Ford, dans un dernier réflexe, nous ramenait à la (dure) réalité des choses, qu’il nous rappelait que la vérité du film ne résidait pas dans un mouvement d’appareil, si bouleversant soit-il, mais dans la force d’une image, déposée au pied du film; que cette vérité n’était pas dans l’opacité d’un fondu au noir, ouvrant à toutes les interprétations possibles, mais dans la blancheur éclatante d’une dépouille, vrai "point final" (en bas à droite, telle une signature) de son œuvre.

lundi 5 juin 2023

[...]


Maine Océan de Jacques Rozier (1986).

Le Rozier buisson.

"Le refus — comique et irascible — de la coupe... [apparaît] non comme la résultante d'une résistance de l'auteur (fétichisme de la chose tournée, ou répulsion, que l'on peut trouver çà et là chez Rivette par exemple, de passer par pertes le travail d'un acteur ou d'une actrice) mais bel et bien comme une résistance du matériau même."
Coller et non couper.
"(...) Il y a de ça dans le travail de Jacques Rozier, tel que ses films le laissent à voir: une sorte d'argument du pari, une forme de croyance, paisible mais absolue, en la matière même du film qui fait que le travail consiste dès lors moins à enlever qu'à tenter des agencements, des combinaisons, images et sons, paroles et musiques, visages et paysages, temps et tempi... C'est cette recherche, avec toute sa part d'aléatoire, qui explique sans doute la lente maïeutique dont procède chacun des opus de J.R., mais aussi, à l'arrivée, leur grâce, leur fragilité météorologique, leur respiration tremblée." (Hervé Le Roux, "Couper n'est pas coller", Jacques Rozier, Le funambule, Cahiers du cinéma, 2001).



Revoyant Du côté d'Orouët, le passage où Bernard Menez, dans la cuisine, accompagné de sa bouteille de gros-plant, prépare pour les filles le congre qu'il a pêché l'après-midi (séquence géniale en termes de découpage et dans les prises de vues du fait de l'exiguïté de la pièce) — c'est à partir de 1h55 sur la vidéo —, je me suis rappelé l'entretien qu'avait donné Jacques Rozier pour l'émission "Cinéma Cinémas" et dans lequel il disait que s'il n'avait pas été cinéaste il aurait aimé être marin pêcheur, ou encore que le premier film qu'il a vu enfant (en tout cas, dont il se souvient), c'était un Laurel et Hardy — il a oublié le titre, le film c'est Bons pour le service (Bonnie Scotland) — et la fameuse scène où nos deux compères font cuire dans une chambre un gros poisson à l'aide d'une bougie placée sous la grille métallique du sommier (le poisson finit ratatiné, réduit à la taille d'une sardine), une scène qui l'avait tellement fait rire qu'il en avait mangé ses gants! A voir , la scène commence à 21'42...
Tout ça pour dire que chez Rozier, la mer, les îles, les vacances, de la Corse d'Adieu Philippine à l'île d'Yeu de Maine Océan en passant par Orouët et l'île de la Tortue, sont non seulement associées à un moment joyeux de l'enfance (Laurel et Hardy), ainsi bien sûr qu'au goût du large, au sens buissonnier et "gentiment anarchiste" du terme (le burlesque), mais plus encore à un désir particulier, celui qui consiste à travailler, mieux: cuisiner (avec ce que cela suppose d'artisanal et de passionné) un matériau (un poisson, une scène) qu'on a soi-même capturé (la "prise"). Vision autarcique (le mythe de l'île déserte), robinsonienne — la robinsonnade des Naufragés de l'île de la Tortue —, comme aspiration à un autre mode de vie, un autre mode de jouir, pseudo sauvage, la vie loin de la société, en prise directe avec la nature, mais dont il apparaît au final qu'elle n'est qu'illusion, tant sa mise en pratique semble vouée à l'échec: le repas préparé par Menez se révèle un fiasco, certes parce que le poisson est trop cuit mais surtout parce que les filles, fatiguées, sans envie, n'ont plus faim, douce mélancolie précipitant le clash du lendemain.

mercredi 31 mai 2023

[...]


Anatomie d'une chute de Justine Triet (2023).

Triet c'est gagné?

Ça y est, Cannes c'est passé. Pas encore vu (évidemment, cf. infra) Anatomie d'une chute, la Palme d'or dont j'espère qu'elle viendra corriger l'impression plutôt négative que j'ai pour l'instant du cinéma de Justine Triet, n'ayant pas été convaincu par ses films précédents, qu'il s'agisse de la Bataille de Solférino, trop hystérique à mon goût, malgré Lætitia Dosch, la belle Suisse, une actrice que j'adore, et les deux "Zefira-films" que sont Victoria et Sibyl, des films très surestimés à mes yeux, malgré Virginie Efira, la jolie Belge, qui "crève l'écran" comme on dit, pas emballé par la veine soi-disant "hawksienne" du premier (encore que la partie "procès" du film, avec le dalmatien et le chimpanzé — un procès, déjà, chez Triet —, était assez réussie, une séquence qui, cela dit, m'évoquait davantage "le Tribunal des flagrants délires" que les comédies de Hawks), et pas emballé non plus, encore moins même, par l'expérience prétendument "rossellino-strombolienne" du second, ce qui me faisait écrire à l'époque (peut-être trop méchamment):

"Ce qui se déroule devant nos yeux, et qu’il faut bien qualifier d’exceptionnel, seul le cinéma le permet: assister au dévoilement des puissances infinies d’une actrice." (Cahiers du cinéma). Bah voilà, Sibyl c'est ça: un film de groupie pour groupies. Rien d'autre. Un film où l'autrice ne fait que sur-écrire ses scènes (et les empiler) pour mieux mettre en valeur son actrice (et du coup faire se pâmer le critique), un film où l'on prétend célébrer on ne sait quelle revanche de la fiction sur la réalité, et qui sonne faux du début à la fin. Parce que ce n'est pas le personnage qui doit servir l'actrice, mais l'inverse (cf. Ingrid Bergman bien sûr, mais aussi Gena Rowlands, magnifiant son personnage sous le regard lui-même amoureux de Cassavetes, ou encore Joanne Woodward, les exemples ne manquent pas...), de sorte qu'on n'ait pas comme ici une succession de numéros, sous prétexte que Virginie Efira peut tout jouer et qu'on va donc lui faire tout jouer: la psy à côté de la plaque, l'écrivaine en mal d'inspiration, la mère absente, la femme et son désir, la coach pour acteurs (n'importe quoi), etc., où se greffent souvenirs et fantasmes, bref un truc tellement pesant au niveau du scénario (vaguement égayé par une scène de sexe bien torride, ça aussi Efira sait le faire — mais si vous n'êtes pas branché "cul" elle peut à la place vous chanter une chanson)... que la vaporette, qui accompagne le personnage tout au long du film, et les anxiolytiques, que lui prescrit l'ami psychiatre, finissent par ne plus faire effet... et qu'il n'y a plus dès lors qu'à replonger dans l'alcool (parce que, last but not least, c'est aussi une ancienne alcoolique et qu'elle participe, évidemment, à des réunions d'AA)... Heureusement un autre personnage arrive à ressortir de cette horrible plâtrée, pas celui joué par Adèle E., qui rappelle un peu trop l'Adèle chialeuse, larmoyant de partout, du film de Kechiche, mais celui, plus périphérique, que compose Sandra Hüller, dans le rôle de la réalisatrice, et dont la présence donne un peu de consistance au film. Sinon Stromboli, c'est très beau, mais ça on le savait déjà.

Bref, je n'avais pas aimé, c'est le moins qu'on puisse dire. Et donc maintenant Anatomie d'une chute qui révélerait une autre Triet, si j'en crois mes petits camarades, ceux qui n'étaient pas non plus de fervents admirateurs de la réalisatrice mais qui là ont été littéralement bluffés par son film (impression "cannoise" à confirmer toutefois, disent-ils, par une seconde vision, extra-festivalière). Un film sans Efira cette fois, sans Zephyra, moins décoiffant pour le coup (hum), surtout moins protéiforme — Sibyl préfigurait d'une certaine manière la suite de la carrière de l'actrice, engagée depuis dans des rôles "caméléons", à visages multiples: Madeleine Collins, Don Juan, l'Amour et les forêts... —, visant au contraire, au niveau de l'écriture, à quelque chose de plus fluide, de plus limpide — qui a dit "premingerien"? —, avec une Sandra Hüller à l'unisson (je répète ce qu'on m'a dit), c'est-à-dire d'une "clarté parfaite dans l'ambiguïté"... Alors oui, si c'est ça, on pourra dire que le cinéma de Triet a franchi un palier, voire, qui sait, qu'avec ce film il atteint des sommets. La réponse, en ce qui me concerne, dans trois mois...

Post-scriptum.

Le vrai scandale de Cannes cette année, ce ne sont évidemment pas les propos de Justine Triet lors de la remise de sa Palme d'or, ni les réactions que ces propos ont suscité, d'un côté (Justine étrillée par la droite) comme de l'autre (Justine dit juste, dit la gauche), dans la sphère politico-médiatique (bref, Justine ou les infortunes du succès). Il n'est pas plus dans le film de Jonathan Glazer, The Zone of Interest, lauréat du Grand Prix mais aussi du Prix FIPRESCI, autrement dit célébré à la fois par le jury et par la critique, validant ainsi, en chœur, les choix esthético-éthiques du cinéaste. Non, le vrai scandale est dans le fait que pour le spectateur lambda (j'en suis un), celui qui voit les films en salles et non lors de festivals ou de séances spéciales, un seul film de Cannes (pire: aucun si on se limite à la compétition!) est sorti parallèlement à sa présentation cannoise, en l'occurrence celui qui traditionnellement fait l'ouverture, cette année Jeanne du Barry de Maïwenn (après Coupez! d'Hazanavicius l'an dernier, on est vraiment dans l'amuse-gueule), alors que d'habitude quatre ou cinq films de la sélection sortaient en même temps (ou presque) que le Festival. Là, peau de balle... Jeanne du Barry et c'est tout... pour le reste, circulez, y'a (plus) rien à voir... ah si, l'Amour et les forêts de Donzelli... mais après, il faudra attendre un mois pour découvrir Asteroid City de Wes Anderson et Vers un avenir radieux de Moretti. Comme si le spectateur de salles devait dorénavant se contenter de l'apéro, invité pour l'ouverture, et son côté grand public, mais prié ensuite de rester chez lui, le temps du Festival, qu'il pourra suivre s'il le veut, à l'écart, via les médias, à écouter les commentaires débiles des journalistes. Les quelques films qu'on lui offrait les années précédentes, non pas en pâture (quoique), mais pour qu'il soit (un peu) de la fête, c'est fini.

Bonus:

Aki Kaurismäki, Victor Erice, Pedro Costa et Manoel de Oliveira (du moins son ghost) ont fait l'actualité durant cette quinzaine avec respectivement les Feuilles mortes (en compétition officielle), Fermer les yeux (à Cannes Première), As Filhas do Fogo (en séances spéciales, un court qui a précédé le Film annonce du film qui n'existera jamais: "Drôles de guerres" de Godard) et Val Abraham qui fêtait ses 30 ans à la Quinzaine des réalisateurs (devenue Quinzaine des cinéastes) et dont le film a servi d'affiche à l'édition 2023. Ces quatre cinéastes ont un autre point commun: Centro histórico, un film de commande réalisé en 2012 dans le cadre de “Guimarães 2012, Capitale européenne de la Culture”. On peut le voir en intégralité sur Internet Archive. "O Tasqueiro", le segment réalisé par Kaurismäki, est un petit bijou.

mardi 30 mai 2023

Les mondes de Jacques Tourneur


Canyon Passage de Jacques Tourneur (1946).

Il y a presque vingt ans, suite à la rétrospective organisée par la Cinémathèque, j'écrivais mon premier texte sur Jacques Tourneur. C'était dans feu La lettre du cinéma. Le voici:

Plaisirs impromptus.

L'a-t-on remarqué? Dans le superbe collector DVD des Editions Montparnasse, regroupant les trois films "fantastiques" de Jacques Tourneur produits par Val Lewton (Cat People, I Walked with a Zombie, The Leopard Man), la photographie qui orne la tranche du coffret n’est pas celle du cinéaste, comme on serait en droit de l’attendre, mais celle de son père, Maurice [ndr: l'erreur a été corrigée lors de la réédition du coffret]. Confusion pour le moins étonnante dans la mesure où non seulement le père ne ressemble pas au fils, mais surtout que les films du second ont depuis longtemps effacé, dans la mémoire cinéphile, ceux du premier. Comme si, au-delà de la simple renommée artistique, l’ombre du père continuait de planer sur l’œuvre du fils. Que vient donc trahir ce "lapsus photographique"? Plus que l’omniprésence du père, c’est peut-être la discrétion du fils qu’il faut voir dans cet effacement de son image, ce que d’aucuns interpréteront aussi comme une manifestation de sa croyance aux fantômes (étant entendu que les fantômes, on le sait, n’impressionnent pas la pellicule). Mais encore: n’est-ce pas l’essence même du cinéma de Jacques Tourneur qui nous est ainsi accidentellement (?) révélée par le biais d’une photo erronée, cette façon inimitable de troubler le spectateur en faisant surgir l’inattendu? Car c’est bien de cela qu’il s’agit chez Jacques Tourneur: faire jaillir l’imprévu, à tout moment et sous toutes ses formes. Qu’en est-il alors de ce fameux secret qui alimente tant les exégèses? S’il existe un mystère Tourneur, il existe aussi un "mythe", celui véhiculé par tout ce qu’on a pu dire justement sur ce mystère. La récente rétrospective, organisée par le Centre Pompidou (décembre 2003 — janvier 2004), en permettant à de nombreux cinéphiles, jeunes et moins jeunes, de découvrir des films qu’ils n’avaient fait jusqu’à présent que rêver, fut sur ce point des plus instructives et, en ce qui me concerne, l’objet d’un étonnement d’autant plus profond que rien ne le laissait présager (le présent texte est né de cet étonnement): beaucoup des films découverts ne répondaient pas à l’image attendue d’un Jacques Tourneur grand prêtre de l’invisible. Ce n’est pas que la vision de ces films ait véritablement modifié mon approche de l’œuvre mais, disons, qu’elle a révélé de façon assez violente l’écart qui peut exister entre ce que l’on sait généralement d’une œuvre, à travers les textes — même les plus brillants (ainsi ceux de Lourcelles, Biette ou encore Skorecki: cf. infra) — qui lui ont été consacrés, et l’œuvre proprement dite, à l’instant de sa découverte, écart d’autant plus troublant que s’y trouve reproduit au niveau de la connaissance de l’œuvre, ce qu’on éprouve déjà lors de la vision de chacun de ses films, entre ce que l’on s’attend à voir et ce que l’on perçoit réellement.

Des visions enrichies de l’œuvre il ressort alors ceci: l’essentiel chez Tourneur est moins ce que l’on ne voit pas que ce que l’on discerne, malgré tout; moins dans le non vu, cet art de l’invisible auquel on assimile un peu trop facilement son œuvre, que dans le perçu, ces images fulgurantes dont l’apparition, au détour d’un plan, vient littéralement vous assaillir. Si le cinéma de Tourneur a été défini comme un cinéma en creux, c’est en référence, bien sûr, au travail effectué par le cinéaste à l’intérieur du genre, mais c’est aussi parce que son œuvre, en refusant l’univocité des choses, est appelée à se remplir de tout ce qu’elle convoque de l’imaginaire. Or ce pouvoir d’évocation touche autant la part "obscure" de l’œuvre que sa part "lumineuse": ce qui reste en surface, parfaitement visible, parfois si évident qu’on ne s’y arrête même plus. Un exemple? La scène est connue: derrière une porte, une jeune fille, poursuivie par un fauve en pleine nuit, hurle à sa mère de lui ouvrir. En vain. Un filet de sang apparaît sous la porte. De l’attaque nous n’avons rien vu, bien sûr, puisque nous sommes dans un film de Tourneur, en l’occurrence The Leopard Man, le dernier de la trilogie lewtonienne. Pourtant quelque chose nous saisit qui dépasse l’horreur de la situation. Pourquoi la simple vue d’une coulée de sang au bas d’une porte provoque-t-elle en nous un tel malaise? Certes, le plan s’inscrit dans la continuité dramatique de la scène — et à ce titre ne peut que susciter l’effroi — mais il semble aussi, paradoxalement, s’en détacher. Le malaise naît de ce décalage. Au-delà de l’horreur, attendue, autre chose se dégage, inattendu, en rupture avec la violence de la scène: du sang s’écoule, ténu, à l’intérieur d’une maison. L’impression de malaise vient de cette image insolite qui correspond à ce qu’on appelle une aberration, c’est-à-dire à la fois une altération de la réalité (le sang n’a aucune raison de s’écouler de la sorte — il devrait plutôt se répandre en tache d’huile) et un trouble du jugement (a-t-on déjà vu du sang entrer ainsi, comme par effraction, dans une maison?). Autant dire que si la scène provoque une si forte émotion, ce n’est pas parce que l’horreur n’y est pas montrée (ce qui se passe derrière la porte, on ne le devine que trop bien), voire simplement suggérée, mais parce qu’à la place quelque chose a surgi, là, sous nos yeux. Ce qui saigne n’est plus seulement le corps d’une pauvre fille terrorisée par le noir, c’est la nuit elle-même s’infiltrant, sous la forme d’une petite veine noirâtre, dans un carré de lumière; ce n’est plus uniquement la chair meurtrie d’une innocente, c’est le mal lui-même pénétrant, sous la forme d’une simple déchirure, à l’intérieur d’un espace. L’invisible sert aussi (et surtout) à mieux révéler les puissances du visible. Un art du surgissement qui chez Tourneur n’est pas que visuel: voir (et aussi écouter), dans I Walked with a Zombie, la fameuse séquence où l’héroïne et la femme-zombie traversent un champ de cannes à sucre pour rejoindre le houmfort. Il y a ce mouchoir blanc égaré dans la nuit et dont l’apparition soudaine semble inverser les images habituelles de la peur. Ce n’est plus l’obscurité diffuse de la nuit qui nous inquiète mais la simple vision d’une petite tache blanche. Et puis il y a ce bruit insolite, sorte de vibration métallique, qui vient se surajouter brusquement, tel un glissando, au fond sonore que composent déjà le bruit du vent, le crissement des tiges sous les pas des personnages et, à mesure que l’on se rapproche du lieu de la cérémonie, le chant vaudou rythmé par les tambours. Le bruit est impossible à identifier (il est hors-champ) et ce n’est qu’au plan suivant (mais pas un de plus car le suspense ne dure jamais longtemps chez Tourneur) que sa source nous est révélée sous la forme d’une petite calebasse trouée, suspendue à une branche, et résonnant sous l’effet du vent. Là encore, ce n’est pas le silence de la nuit, ni la stridence d’un cri, qui nous alarme mais simplement le trémolo d’un petit objet.

Ces deux exemples appartiennent aux premiers films fantastiques de Tourneur, ceux qui lui ont assuré — avec son film noir Out of the Past — sa réputation de maître des ombres. Ils jouent un rôle "euphémisant" qui est propre au genre fantastique et font naître, par cette neutralisation des contraires, un sentiment de douce violence. Pour autant, ils ne sauraient résumer l’ensemble de l’œuvre. Chez Tourneur, les émotions sont d’autant plus variées que les formes ne sont jamais les mêmes. Certes, l’impression d’étrangeté (le mouvement d’un train, dans Berlin Express, révélant que l’image du coupable perçue à travers la vitre n’était en fait que son reflet; le battement d’une portière de voiture sur le site de Stonehenge, dans Night of the Demon, la main surgissant sur la rampe d'escalier dans le même film, créant une atmosphère menaçante...) représente, avec la réaction de fascination (une robe jaune — en fait un déshabillé — éclairant la jungle où s’aventurent les "révoltés de la Claire-Louise" / Appointment in Honduras), l’affect dominant chez Tourneur, mais à bien y regarder c’est toute la gamme de l’émotif qui se trouve déclinée dans son œuvre, et ce jusqu’aux sensations les plus violentes (ainsi l’effet de sidération produit dans Wichita par la mort de l’enfant, atteint en plein cœur par une balle perdue). A cet égard, je ne peux résister au plaisir de citer deux autres types d’émotion tant l’envie est grande de décrire les scènes qui les génèrent (au point que l’on peut se demander si la meilleure façon de parler de Tourneur ne passe pas par l’énumération — jeu éminemment cinéphile — de toutes ces scènes, plus géniales les unes que les autres, qui jalonnent ses films): 1) l’ahurissement, différent de la fascination par le côté "scandaleux" qu’il sous-entend, comme dans le générique d’Experiment Perilous, une terre sauvage tapissée de fleurs (qui n'est autre, comme on le découvrira par la suite, que la terre natale du  personnage incarné par Hedy — Heidi? — Lamarr), s’animant sous l’action du vent, puis s’assombrissant sous l’effet des nuages et de l'orage, avant de disparaître, comme irradié par l’éclair, pour laisser place à ce plan hallucinant, qui ouvre véritablement le film, d’un train longeant la nuit un remblai sur des rails gorgés d’eau (anticipation du finale, où l’on découvrira, dans une maison en feu, des aquariums géants exploser et se répandre au milieu des flammes). L’emboîtement des deux plans est ici d’autant plus ahurissant qu’il survient à l’entrée du film, surgissant non plus de l’invisible mais littéralement du néant; 2) l’enjouement — car la bonne humeur n’est pas étrangère, loin de là, au cinéma de Tourneur —, quand l’élément "irruptif" ne fait qu’ajouter une petite touche badine à la scène qui le contient. Ainsi dans Circle of Danger, lorsque le couple se promène sur la lande et se retrouve au bord d’un lac baigné de silence. Le blanc sonore qui accompagne momentanément la scène suggère évidemment la naissance de l’amour. Mais l’éternuement de la fille, allergique au brin de bruyère que l’homme arbore à sa boutonnière, ne vient-il pas, en rompant brutalement cette pause romantique, évoquer de manière autrement plus inventive l’émoi amoureux du personnage?

Chez Tourneur, certaines ellipses apparaissent si incongrues — on parlerait volontiers d’éclipses — qu’il est impossible de savoir s’il s’agit d’authentiques "ruptures", visant à briser le rythme du film, ou de la simple volonté, un peu maladroite, de supprimer tout ce qui ralentit l’action. Je ne pense pas ici à cette façon, tout aussi caractéristique chez lui, de camper l’action en deux ou trois plans mais à ce que l’on pourrait appeler des "accrocs" dans la mise en scène, lorsque la fin d’une scène semble brutalement manquer (conséquence d’une coupe abrupte) ou que le raccord entre deux plans devient soudainement perceptible (comme si un plan intermédiaire avait disparu dans la collure), autant de micro-événements, trop discrets pour rompre la continuité du récit mais suffisamment marqués pour créer un vrai sentiment d’incertitude. Ce sentiment, on le retrouve partout chez Tourneur, comme à l’état naturel, jusque dans sa manière de conduire le récit. Non pas dans les incohérences du scénario, comme celles qui émaillent Out of the Past — ce qui faisait dire à Robert Mitchum que des pages du script avaient dû s’égarer lorsqu’on l’avait passé à la photocopieuse — car c’est le propre des films noirs que de cultiver de telles incohérences (et sur ce plan, Out of the Past n’est pas plus incohérent que The Big Sleep), mais dans ce relâchement narratif qui fait le charme des films de Tourneur, même les moins personnels; dans cette nébulosité, un peu cotonneuse, du point de vue qui empêche souvent de s’identifier totalement au personnage. Ainsi qui parle dans I Walked with a Zombie? D’où vient cette fameuse voix off? Si, au début, c’est bien l’infirmière qui nous raconte l’histoire, la narration semble, par la suite, glisser de la première à la troisième personne, passant insensiblement du "je" romanesque — l’infirmière — au "il" documentaire — le chanteur de calypso ou le zombi noir — pour finalement se perdre dans une sorte de "on" métaphysique où plus personne ne sait vraiment qui parle. Une incertitude, quant à l’instance narratrice, qui finit par bouleverser le temps du récit, comme si la narration était initialement conduite au passé (temps de l’évocation) par l’héroïne, puis au présent (temps de la relation) par un personnage extérieur à l’action, enfin projetée dans un temps "non historique" (temps de l’invocation) où le locuteur semble dialoguer avec les dieux (dans le plan final, la haute stature du zombi noir, se profilant au-dessus des vagues, dégage une telle profondeur d’âme que le film rejoint en intensité des œuvres aussi puissantes que Tabou de Murnau ou le Fleuve de Renoir, œuvres marquées elles aussi par le choc des cultures et l’humanisme de leurs auteurs).

On dit généralement que l’artiste est le moins bien placé pour parler de son œuvre. Soit il s’en éloigne par de savantes digressions, parfois éblouissantes, soit il la banalise par un discours de circonstance, agrémenté d’anecdotes plus ou moins savoureuses. Ce que dit Tourneur de ses films relève manifestement de la seconde catégorie. Reste que l’ingénuité de ses propos n’est pas sans faire écho à l’espèce de candeur que dégagent ses films. Il existe une incontestable innocence dans le regard de Tourneur, celle de la voyure enfantine — à ne pas confondre avec le point de vue du petit garçon dans Stars in My Crown —, où se mêlent à proportions variables (tout dépend du genre abordé) la peur du noir, l’expérience angoissante de la disparition (et de l'apparition), la croyance en toutes choses et le don d’émerveillement. Peur, angoisse, croyance, émerveillement: des mots qui résonnent chez Tourneur comme un code d’accès, permettant d’entrer dans son œuvre et d’en saisir les infinies subtilités. De sorte que la modernité n’apparaît jamais frontalement. C’est toujours de biais qu’elle vient nous interpeller par la seule grâce de la chose artiste, quand le spectateur ressent subitement, à travers la fulgurance d’un plan, toute la force émotionnelle du geste créateur, soit: la rencontre de l’artiste et de ses formes. Si Jacques Tourneur partage avec la modernité ce même goût de l’événement, il le partage presque malgré lui et c’est cette "inconscience" qui, d’un autre côté, le préserve de tout maniérisme. Ce qui frappe ainsi dans ses films, c’est qu’on n’y perçoit jamais le procédé: tout semble guidé par l’émotion des premières impressions. Comme si le film n’était qu’une suite de "premières fois". Peu importe alors qu’il s’agisse d’un grand ou d’un petit film, qu’il ait bénéficié de moyens conséquents ou qu’il n’ait, au contraire, disposé d’aucun: la chose artiste reste la même. C’est pourquoi il ne saurait y avoir de films majeurs ou mineurs chez Tourneur — qui se disait lui-même "un cinéaste moyen" — mais simplement des films, des films dont la simplicité représente, à l’égard de la modernité, une véritable "leçon de choses"... (version remaniée d'un texte paru dans La lettre du cinéma n°28, automne 2004)


A venir: Les ciels de Tourneur (sur les westerns en couleur de Jacques Tourneur).

Sinon un texte de Louis Skorecki:

Tourneur n’existe pas.

Au moment de sa splendeur (c’est-à-dire, pour lui, quand il tournait à Hollywood et, pour nous, quand nous le découvrions, éblouis, au début des années soixante, dans des cinémas de quartier pourris, et sous forme de V.F. au moins aussi pourries), il était déjà ailleurs. Ailleurs: inconscient de sa propre importance, étourdi de cinéma mais trop éperdu d’admiration pour un modèle par essence hors d’atteinte (son père, Maurice, cinéaste prestigieux que Jacques, toute sa vie, sera persuadé de ne jamais pouvoir égaler) et surtout éloigné de ses collègues, les artisans de série B les plus doués (Ulmer, Dwan, Heisler, Ludwig), par une sorte d’orgueil de dernière minute qui lui a toujours permis, quand même, de savoir qu’au bout du compte le génie, c’était lui.
(...) Jacques Tourneur: "J’ai remarqué que, dans la plupart des films, les acteurs ont tendance à crier. Le même dialogue, dit moitié plus bas, est mieux retenu, il a plus d’intensité. En dehors de cela, le son lui-même est très important, et je n’aime pas mélanger les sons. Je suis toujours de très près la synchronisation et le montage sonore de mes films. Je prends parfois de grandes libertés. Si quelqu’un est en train de parler, qu’il se lève et qu’il commence à marcher, je coupe tout le son et on n’entend pas le bruit des pas. Si un malfaiteur entre dans une maison et doit monter un escalier, je sais qu’après mon départ, les techniciens vont conserver tous les sons, l’escalier, la porte, les pas. C’est pourquoi je fais mon propre doublage de son sur le plateau. Aussitôt que l’acteur a fini de parler ou d’ouvrir la porte, je coupe le son et il y a un silence complet pendant qu’il monte et qu’il traverse la pièce. Ainsi je sais pertinemment que lorsque le film sera terminé et que je ne serai plus là, les techniciens ne feront pas de bêtises au doublage. Il m’arrive souvent de faire la chose suivante: je laisse un acteur jouer d’abord la scène comme il l’entend. Puis je lui dis: C’est très bien. Refaites exactement la même chose, mais parlez deux fois moins fort. On me reproche souvent que, de cette façon-là, mes scènes deviennent un peu ternes, un peu grises. C’est peut-être juste, mais je trouve que cela leur ajoute quand même un élément de vérité".
Tout est dit. Quel autre cinéaste hollywoodien (à part peut-être John Ford, qui se méfiait tellement des monteurs qu’il évitait de tourner un mètre de pellicule de trop, qui aurait pu servir à bricoler une autre version derrière son dos), quel autre cinéaste a, ainsi, mis au point un système hollywoodien bis — tout en le préservant par avance des altérations que le Hollywood n°un déciderait à coup sûr de lui faire subir? Aucun. Il n’y a personne d’autre.
Le plus miraculeux, c’est que l’œuvre de Jacques Tourneur est restée jusqu’à aujourd’hui exactement conforme à ce qu’il en dit. Revoyez Appointment in Honduras (si vous pouvez dénicher une copie): vous entendrez effectivement des acteurs, Ann Sheridan en particulier, qui ne hurlent pas. Chose rare: des personnages vous murmurent leur texte. Et bien sûr, toute la mise en scène suit: une manière unique (et inimitable) de filmer les acteurs comme de doux fantômes, des ombres familières. Cette tendresse pour des acteurs-revenants, alliée à une préciosité insensée du travail sur les couleurs (la robe jaune d’Ann Sheridan qui déteint littéralement, effaçant tout autour d’elle), c’est encore aujourd’hui ce qui fait le génie incroyablement timide du cinéma de Tourneur.
Un cinéma dont il faut quand même avouer qu’il nous est de plus en plus inutile, à nous qui espérons bêtement des films qu’ils ne vont pas continuer à s’enfoncer dans ce néo-classicisme mou, ultime sursaut de ciné-téléastes désespérés d’avoir perdu la recette (studios + fric + ingénuité d’artistes-artisans + inventivité d’un art industriel en plein boom) du vrai vieux cinéma classique. Un cinéma dont Jacques Tourneur représente la phase perverse la plus aboutie.
Alors, une seule question: que faire de ces films trop parfaits, de ces essences de chefs-d’œuvre, quand par hasard nous les rencontrons? Cette question s’est trouvée posée l’autre dimanche (exactement le 27 octobre 1985) quand Brion a programmé au Cinéma de Minuit, sur FR3, un des films les plus rares de Tourneur, Canyon Passage (1946). (...) ce Tourneur s’est avéré une merveille. Mais pour le voir vraiment, pour apprécier son intelligence si classique, quel effort il fallait faire! Oublier activement les films dont le cinéma et la télé nous gavent à longueur d’année, désapprendre les frous-frous d’images et de sons qu’on nous balance à coups de zooms furieux, changer de rythme de vision. Il fallait se laver les yeux.
A cette seule condition (qu’il est plus facile d’énoncer que de "remplir"), on pouvait entrer droit dans le Passage: de l’ouverture mizoguchienne (la pluie ruisselle sur un toit au premier plan, un cavalier se rapproche, la caméra redescend se mettre à sa hauteur) à une succession de vignettes paresseuses défilant au rythme le plus speed qui soit — celui de l’ellipse. Bagarres d’ombres sur un mur, un voleur aperçu fuyant à travers une vitre brisée, des paysages de rêve traversés à la vitesse du technicolor: tout Wenders qui défile en 30 secondes!
Et encore: lourdeur des corps, sentiments en suspension. Comme cette incroyable provocation de Brian Donlevy à Dana Andrews: "Pourrais-tu faire mieux ?", dès qu’il a fini d’embrasser sa Susan Hayward de fiancée. Et Dana de s’exécuter: il embrasse goulûment la fille-Susan à pleine bouche, Brian reste immobile, tassé de tout son corps trapu. La fille s’éclipse en un instant. On est déjà passé à autre chose.
Et encore: une maison qui se construit collectivement, convivialement — le sentiment du bonheur qui passe (peut-être pour la première fois) sur un écran. Des indiens à moitié nus qui apparaissent tout à coup — comme si on n’avait jamais vu d’indiens au cinéma.
Et ainsi de suite. Quel autre cinéaste saurait, le temps d’un seul film, inventer une scène aveugle dans laquelle un homme (Ward Bond) cogne de toute sa haine sur un poteau; une autre où une idée naît littéralement sur un visage (Brian Donlevy décide de devenir assassin); une autre qui attrape le regard terrifié de deux enfants (à la vitesse de la balle meurtrière — d’enfant elle aussi — de Wichita)? Personne. Il n’y a personne.
Tourneur n’existe pas, il est le seul. Pas le dernier cinéaste: le seul. Canyon Passage: à la fois une saga américaine, un western documentaire, une histoire de bonheur perdu, une épopée domestique, la fresque de mille désirs qui se croisent et le plus beau mélodrame homosexuel jamais mis en scène.
Personne ne l’a filmé avant, personne ne le filmera après. C’est comme ça. Lumière invente les images. Tourneur se charge de les détruire. Cinéma, anti-cinéma, et puis basta. Bonjour madame télévision.
J.T.: "Quelqu’un a dit l’autre jour quelque chose d’amusant: Une fleur qui se cueille toute seule commet un suicide". (Caméra/stylo n°6, mai 1986)

samedi 20 mai 2023

Hi, Llamas


The High Llamas.

(We say Hi) High High High Llamas.

Si vous aimez Brian Wilson, mais aussi Burt Bacharach, l'easy listening, la musique brésilienne, Bach, Debussy, Ravel... et des groupes comme The Left Banke, Steely Dan, Broadcast, The Sea and Cake... bref, si vous aimez Sean O'Hagan et The High Llamas, ce super best of — qui fait la part belle aux deux chefs-d'œuvre que sont Gideon Gaye et Can Cladders — est fait pour vous: (par ordre alphabétique)

The American Scene, Snowbug, 1999
— Apricots, Santa Barbara, 1992
Bacaroo, Can Cladders, 2007
Bach Ze, Snowbug, 1999
Berry Adams, Talahomi Way, 2011
Calloway, Beet, Maize & Corn, 2003
Can Cladders, Can Cladders, 2007
Checking in, Checking Out, Gideon Gaye, 1994
Clarion Union Hall, Can Cladders, 2007
Cove Cutter (Hills and Fields), Can Cladders, 2007
— Cropduster, Retrospective, Rarities & Instrumentals, 2003
Dorothy Ashby, Can Cladders, 2007
The Dutchman, Gideon Gaye, 1994
Fly Baby, Fly, Talahomi Way, 2011
— Frankly Mr Shankly , The Smiths Is Dead (Various Artists), 1996
Giddy and Gay, Gideon Gaye, 1994
Glide Time, Cold and Bouncy, 1998
The Goat Strings / The Goat Looks On / The Goat (Instrumental) (trois variations sur Let's Go Away for Awhile des Beach Boys — The Goat c'est bien sûr un clin d'œil à la pochette de Pet Sounds), Gideon Gaye, 1994
Hi Ball Nova Scotia, Cold and Bouncy, 1998
Homespin Rerun, Cold and Bouncy, 1998 [version remix: Cornelius, Lollo Rosso]
Ill-Fitting Suits, Hawaii, 1996
Instrumental Suits, Hawaii, 1996
Literature Is Fluff, Hawaii, 1996
— McKain James [vidéo: Elisa Ambrogio], Here Come the Rattling Trees, 2016
Nomads, Hawaii, 1996
The Old Spring Town, Can Cladders, 2007
The Passing Bell, Buzzle Bee, 2000
— Prelude - A Day in the Square / Here Come the Rattling TreesHere Come the Rattling Trees, 2016
Sparkle Up, Hawaii, 1996
Talahomi Way, Talahomi Way, 2011
Track Goes By, Gideon Gaye, 1994
Triads, Snowbug, 1999
Two Green Chairs, The Men from O.R.G.A.N. (Various Artists), 2002
Up in the Hills, Gideon Gaye, 1994

Clearing House, Radum Calls, Radum Calls, Sean O'Hagan, 2019

Bonus: High Llamas, Sean O'Hagan, 1990.

[ajout du 27-05-23].

Le coing et la pomme sauvage.

Jean-Louis Murat dans Les Inrockuptibles à propos du Manteau de pluie, le premier album de lui que j'ai écouté. C'était en 1991. 

"J'aime bien les chansons qui sont menées sur le ton de la conversation, ou d'un échange amoureux. Dès que le tempo est un peu élevé, les chansons te stressent. Le beat parfait, c'est le battement du cœur. Sorti du battement du cœur, je me sens gêné: j'ai l'impression d'avoir une démarche strictement commerciale quand j'accélère le tempo. Je pourrais dire tous les textes de l'album tranquillement, sans chanter. Ce tempo lent se trouve sur beaucoup de ballades de rhythm'n'blues. Tous les gens que j'aime bien, les Otis et les Sam Cooke, travaillaient dans ces eaux-là. C'est le tempo de l'amour. Moi, je ne fais que des chansons d'amour et on ne peut pas parler d'amour sur un rythme de lapin mécanique. Ce que j'aime bien chez Neil Conti (le batteur de Prefab Sprout jouant sur Le Manteau de pluie), c'est qu'il a le son de caisse claire du batteur d'Otis Redding, Al Jackson. Dans mon biberon, j'avais cette musique et cette sonorité. Ces trucs de rhythm'n'blues mais aussi Wyatt, Cohen: j'aime ce qui n'a jamais été à la mode. J'en reste aux mots, aux mélodies, aux arrangements qui vont toujours dans le sens des mots et à l'efficacité de la rythmique, sans qu'elle soit omniprésente. Mais pour moi, le grand exemple, c'est Prefab Sprout et Talk Talk. A Pessade, pour le travail sur Le Manteau, je n'avais que leurs disques, je voulais viser entre les deux. Je trouve que les mots français vont très bien sur ce genre de choses."

Et, en guise de conclusion:

Christian Fevret: — Tu as dit qu'enchanter ton mal était pour toi une nécessité. Peux-tu prendre un vrai plaisir à dire les choses dures en douceur?
Jean-Louis Murat: — Le plaisir se trouve dans le fait de bien le dire dans la chanson (...) C'est ce mélange que j'aime aussi. C'est de la rhubarbe et de l'abricot, du coing et de la pomme sauvage. Et ma foi, ça donne d'assez bonnes confitures de mélanger l'amer et le doux.

jeudi 18 mai 2023

Le banquet


La Grande Bouffe de Marco Ferreri (1973).

50 ans après, que reste-t-il — quels restes? — de la Grande Bouffe, le film de Ferreri en son temps, honni, vomi, conchié, mais aussi célébré? Que dire qui n'ait été déjà dit, redit, contredit, sur ce qui restera le plus grand succès commercial (et à vrai dire le seul) du cinéaste, bien que loin de valoir ses plus belles œuvres que sont par exemple Break-up (L'uomo dei cinque palloni), Dillinger est mort, la Dernière Femme ou encore le trop méconnu Maison du sourire? On ne reviendra pas sur la genèse du film, comme sur son accueil cannois, "hernaniesque", c'était en 1973, une époque révolue, sur tout ça je renvoie au texte de Faustine Saint-Geniès dans Sofilm: Mange, t'es mort! De même, on laissera de côté les interprétations, pour le moins attendues, qui ont accompagné le film à sa sortie: sur la société de consommation, le capitalisme, la bourgeoisie (ce que Ferreri avait résumé avec l'ironie mordante qu'on lui connaît: "la Grande Bouffe est un film bourgeois réalisé par un cinéaste bourgeois pour un public bourgeois")... Et de s'intéresser à ce que le film montre, à défaut de vouloir démontrer, et surtout expérimente.

Parce que la Grande Bouffe c'est d'abord ça: une expérience... de ce type d'expérience qu'on effectue en laboratoire, in vitro (ici une villa isolée en plein Paris), et qu'on pousse le plus loin possible, jusqu'à son extrême limite, pour atteindre non pas au savoir, la démarche n'est pas scientifique, encore moins à une sorte d'au-delà du savoir, la démarche n'est pas mystique, nulle transcendance chez Ferreri, pas tout à fait bataillienne non plus, la pensée de Ferreri n'est pas aussi radicale, mais qui touche malgré tout à la connaissance, à quelque chose d'intermédiaire entre pulsion et savoir, un ça-voir pourrait-on dire, à travers ce qui demeure l'unique préoccupation de Ferreri: l'homme... et pas seulement l'homme occidental, l'homme moderne, mais l'homme en tant que tel, l'uomo, celui qui, peu à peu mais jamais complètement, a substitué à son animalité une forme de domestication, et qui donc — si on le considère à tout âge de l'Histoire, à la fois animal et être domestiqué (cf. L'ape regina, La donna scimmia, Liza...) — se définit en premier lieu par ce qu'il a d'organique: une machine qui pour vivre doit manger et, parce qu'elle est humaine, a appris (depuis l'Antiquité, rien de bourgeois là-dedans) qu'on peut, à certains moments, vivre aussi de "bonnes choses", à commencer par celles que l'on mange, sachant au demeurant (et ça aussi depuis toujours) qu'éviter la faim n'empêche pas la fin, que l'horizon de tout cela n'en reste pas moins la mort, et qu'à ce titre "avaler" plus qu'on ne le peut c'est — au-delà d'un plaisir qui ne relève pas de ce qu'on appelle communément les "plaisirs de la table" (expliquant d'ailleurs qu'on ne boit quasiment pas dans le film) — chercher... peut-être à combler une absence (maternelle), un manque (sexuel), un vide (existentiel), en tout cas à "satisfaire" l'angoisse par le trop-plein, justifiant, puisque le bénéfice n'a forcément qu'un temps, de répéter sans fin ni faim le geste: avaler, encore et toujours, et pour que ça passe: vomir, péter, chier... Et voir ainsi jusqu'où on peut aller, jusqu'où on peut s'empiffrer, se goinfrer, avant que ça éclate, comme les ballons de Mastroianni dans Break-up que la Grande Bouffe prolonge en quelque sorte (quatre ballons que l'homme fait éclater plus un cinquième qui garde son mystère, comme ici les quatre hommes et la femme).

C'est le cinéma "physiologiste" revendiqué par Ferreri lui-même, qui le rattache à un auteur comme Rabelais [Ferreri a réalisé en 1995 Faictz ce que vouldras, un téléfilm sur Rabelais que je n'ai jamais vu], pas tant pour l'image populaire, "pantagruélique", qui lui est associée — le simple fait que dans le film on ne boive pas de vin (alors qu'on "boit-l'eau") invalide une telle correspondance —, ni même la dimension grotesque, "carnavalesque" selon Bakhtine, que revêtirait l'œuvre de Rabelais, marquée par l'ambivalence du geste, qui à la fois dégrade et glorifie (ainsi du compissage, absent du film puisque là encore on n'y boit pas, façon peut-être d'écarter toute dimension homosexuelle dans l'amitié qui lie les personnages de la Grande Bouffe), que pour ces seules fonctions biologiques, matiéristes, que sont l'ingestion, la digestion, la déjection, faisant du corps l'expression même du vivant, également de la liberté, si l'on considère le choix fait par les quatre personnages de le remplir, ce corps, ad nauseam (et non ad libitum qui suppose une limite). Du Rabelais au rabais pour le coup (la sagesse y manque outre le vin), mais du Rabelais quand même, via son côté polyglotte (on y parle français avec un peu d'italien, de latin voire du franglais par moments), via encore son côté platonicien, nous faisant passer d'un banquet à l'autre [Ferreri a aussi réalisé en 1989 une adaptation du Banquet de Platon que je n'ai pas vue non plus], au sens où il y a du Platon chez Rabelais, à travers notamment Gargantua (cf. le Prologue), si on déplace l'idée de bouffe à celle de baise, incarnée ici (même si elle est contrariée à la fin) par le personnage du pilote de ligne (Marcello), grand baiseur devant l'Eternel, alors que chez les autres le désir se trouve, ou sublimé (dans l'art cul-inaire avec Ugo le chef cuisinier), ou refoulé (l'homosexualité de Michel, le producteur télé, avec son châle, ses gants en plastique orange et son beau pull rose), ou carrément bloqué (au stade oral avec le juge Philippe, gros bébé s'il en est).

Quatre "mâles" qui forment un carré, mais fonctionnent deux par deux: deux Italiens (et leur male gaze, centré sur le fessier bien en chair de la pulpeuse Andréa, un vrai Rubens — cerise sur le gâteau, elle est rousse), deux Français (au regard plus "amoureux", qu'il soit douloureusement secret chez Michel ou gentiment souriant chez Philippe); mais encore: deux modes de jouissance ("orale" chez Ugo, une fine gueule comme on dit, et Philippe, on l'a vu, depuis longtemps initié à la "gâterie" par sa nounou; "anale" chez Michel, pétomane distingué, et Marcello, à la sexualité agressive, qui en plus fait exploser les chiottes)... jouissance qui n'a plus rien de jouissive quand les quatre lui substituent celle, mortifère, du gavage "consenti" (à la différence des oies qui traînent dans le jardin)... peut-être la manifestation ultime, stoïcienne, du libre arbitre, mais sans qu'on sache exactement de quoi il retourne, eux-mêmes ne le sachant probablement pas, pris qu'ils sont dans les rets d'un plaisir masochiste de moins en moins partagé, qui les voit disparaître les uns après les autres, chacun en représentation, sur sa propre scène: Marcello, pétrifié dans sa Bugatti bleue, Michel baignant dans sa merde sur la terrasse, Ugo, allongé sur la table de cuisine, foudroyé par la violence de son orgasme, Philippe, incliné sur son banc, sous le "tilleul de Boileau", comme s'il avait été empoisonné par le dessert trop sucré d'Andréa (deux énormes îles flottantes en forme de seins)... Andréa dont le rôle restera énigmatique, si ce n'est que c'est elle qui survit à tout ça (préfigurant Le futur est femme et plus généralement la suite de l'œuvre ferrerienne, au grand dam d'Azcona), qui surtout semble avoir présidé au destin funeste de nos quatre amis; elle, la femme, à la fois maman et putain, désormais seule avec les chiens, et la viande qu'on continue de livrer, image peut-être d'une œuvre marquée au sceau du "cynisme" (au sens philosophique du mot), pour ce qu'elle a de scandaleuse... en tout cas, si on se place du côté des formes, un drôle de paysage, qui aura vu des corps, à force de se remplir, finir par exploser, ou imploser, disparaissant ainsi du paysage au profit du corps merveilleusement rond, plein et entier auquel ils voulaient peut-être ressembler (1), sans en "mesurer" l'impossibilité (nous rappelant une fable bien connue), assujettis qu'il auraient été par Andréa, l'incarnation même de la femme.

Une expérience, disions-nous au début, poussée à l'extrême. Quant à sa finalité, mystère. J'imagine alors les chiens, présents tout au long du film, connaître, eux, la réponse et — c'est le dernier plan — nous la donner à travers leur aboiement, tel un "colloque de chiens", nous racontant ainsi la triste, peu héroïque mais véridique, histoire de la Grande Bouffe...

(1) On notera non sans humour que Marco Ferreri, alors qu'il demandait à Andréa Ferreol de grossir toujours plus pour coller au personnage, suivait, lui, parallèlement une cure d'amaigrissement. Le PVC (principe des vases communicants) a toujours sa place dans la mécanique d'une œuvre. 

lundi 8 mai 2023

[...]


4 mai 2023. Revenant de Belle-Ile... au son (joliment morrisseyien) de The Town that Cursed Your Name, le dernier album de The Reds, Pinks and Purples.

Louise Maigret, 132 boulevard Richard-Lenoir, 75 Paris.

"La poule était au feu, avec une belle carotte rouge, un gros oignon et un bouquet de persil dont les queues dépassaient. Mme Maigret se pencha pour s'assurer que le gaz, au plus bas, ne risquait pas de s'éteindre. Puis elle ferma les fenêtres, sauf celle de la chambre à coucher, se demanda si elle n'avait rien oublié, jeta un coup d'œil vers la glace et, satisfaite, sortit de l'appartement, ferma la porte à clef et mit la clef dans son sac." (Georges Simenon, L'Amie de madame Maigret, 1950)

Des films, des femmes.

2023 sera à n'en pas douter à marquer d'une pierre blanche pour ce qui est des "films de femmes", comme on dit à Créteil — et non du "cinéma féminin", ce qui ne veut rien dire —, tous ces films réalisés par des femmes et qui comptent parmi les meilleurs qu'on ait vus cette année. Les grincheux (machos) trouveront forcément à redire, du genre: "s'il y a plus de bons films de femmes c'est parce qu'il y a plus de films réalisés par des femmes", oubliant au passage que le ratio qualité/quantité est, dans le cas des films de femmes, largement au-dessus de la moyenne. Citons, rien que pour la première moitié de l'année: El agua d'Elena López Riera, Chili 1976 de Manuela Martelli, Trenque Lauquen de Laura Citarella, trois films de trois réalisatrices inconnues jusque-là (sur le film de Citarella, une pure merveille — même Neuhoff a aimé —, je reviendrai), auxquels on ajoutera l'étonnant Nous étions jeunes, le premier film (réalisé en 1961) de Binka Jeliazkova, cinéaste bulgare dont on découvre seulement maintenant les films... mais aussi des films de réalisatrices, elles, plus connues: Eternal Daughter de Joanna Hogg, Voyages en Italie de Sophie Letourneur [+ Anatomie d'une chute de Justine Triet, Palme d'or à Cannes et découvert pour ma part au BRIFF — ajout du 3 juillet 2023], et même reconnues: Showing Up de Kelly Reichardt, sans oublier la reprise du magnifique Lumière de Jeanne Moreau et, last but not least, celle de l'admirable Jeanne Dielman de Chantal Akerman, avec la non moins admirable Delphine Seyrig — "un général dans sa cuisine", comme madame Maigret —, élu "meilleur film de tous les temps" par la revue Sight and Sound (ça par contre Neuhoff n'a pas aimé)... consécration qui a surtout valeur de symbole, ne soyons pas dupe, parce que ce type de classement est devenu avec le temps davantage le reflet socio-politico-historique d'une époque que le témoin d'une cinéphilie pure et dure, très longtemps masculine, expliquant que de nombreux votants (parmi tous les professionnels du cinéma invités dorénavant à prendre part au vote) se sont sentis obligés de faire figurer au moins un "film de femme" dans leur liste, avec pour conséquence une concentration logique des votes sur Jeanne Dielman, vu la valeur du film bien sûr et le fait qu'elles ne sont pas légion les femmes cinéastes dont l'œuvre a marqué à ce point l'Histoire (qui à part Akerman? peut-être Varda pour son lien à la Nouvelle vague, voire Chytilová, pour les mêmes raisons, mais dont on n'a surtout retenu qu'un film, alors que le cinéma de Duras se révèle encore, pour beaucoup, trop radical), mais aussi le fait qu'Akerman coche tous les critères, on dira contemporains, de l'artiste "idéale", de celle qu'il faut célébrer: une femme donc, qui plus est homosexuelle, féministe, à l'œuvre toute moderne mais pas trop... une consécration que certains, qu'on qualifiera de réacs, jugent pour le coup scandaleuse, dénonçant là un effet délétère du wokisme, ce que la présence dans la liste de Beau Travail de Claire Denis (7ème! c'est n'importe quoi) et Portrait de la fille en feu de Céline Sciamma (dans les trente meilleurs films, ah ouais?) tendrait à confirmer, sauf que Jeanne Dielman (qu'à Positif on finira bien un jour par aimer, comme ce fut le cas avec Vertigo, le précédent n°1 du classement qui, lui, avait fini par détrôner l'indétrônable Citizen Kane) fait incontestablement partie des plus beaux films de tous les temps. Il faut lire le texte essentiel ("Kitchen without Kitsch") écrit par Manny Farber et Patty Patterson en 1977 et que j'ai déjà publié sur le blog: Jeanne D.

[10-05-23]

Trenque Lauquen de Laura Citarella (2022).

Trinquons à Trenque.

Trenque Lauquen fait partie de ces films qui fictionnent, pourrait-on dire, à tour de bras, qui racontent plein d'histoires, les enchevêtrent, formant une sorte de pelote fictionnelle (la première partie du film) pour mieux ensuite la dérouler (la seconde partie, plus linéaire), privilégiant à la question faussement essentielle du vraisemblable (au cinéma), celle infiniment plus riche de la cohérence, mieux: de la "co-errance", où se trouvent entraînés aussi bien les personnages que le film lui-même, de sorte que de cette errance, on ne sait rien, ou si peu, ne la comprenant (ou croyant la comprendre) qu'à la fin. Et ils ne sont pas nombreux les films dans lesquels le récit, dans un devenir que je qualifierais volontiers de blanchotien, en vient à dépasser, surpasser, le cadre très limité du "bon petit scénario", de celui bien carré qui plaît tant aux amateurs de films solidement bâtis (la pelote trop bien ficelée), si solidement qu'ils ne font finalement que répondre à leur attente. Trenque Lauquen n'est pas de cet ordre, il n'est pas carré, puisqu'il est rond (si c'est rond, etc.), comme son titre l'indique, qui est le nom d'une ville d'Argentine (Trenque Lauquen = "Le lac rond" dans la langue des Mapuches, ces Indiens autochtones du sud de l'Amérique du Sud), située au centre (au cœur?) du pays, en tout cas à proximité de la pampa, étant entendu que si le film est rond, il ne tourne pas en rond pour autant (au contraire de l'enquête que mènent les deux barbus du début), il s'étale de façon elliptique, des ellipses imparfaites, à la manière des "cercles concentriques" de Kandinsky, amplifiant le récit, via ce double agencement à la fois central (les lettres cachées dans les livres, l'étrange créature du lac...) et périphérique (ce que de telles lettres, ce qu'une telle créature, produisent en termes de fiction), en rapport avec les foyers d'une ellipse, se répandant sans direction précise, dans une sorte d'espace infini que représenterait ici la grande plaine argentine, espace idéal pour se perdre.

Car l'Argentine c'est ça aussi, un des grands foyers latino-américains du "réalisme magique", incarné entre autres par Borges, Bioy Casares, Cortázar... et tous ces récits qui mêlent, souvent à un mystère sur lequel on enquête, réalité et fantastique, érudition et plaisir du jeu (le fameux "ludus" cher à Roger Caillois), la structure en forme de labyrinthe... le film de Citarella, du moins dans sa première partie, n'est d'ailleurs pas sans évoquer La Trame céleste de Bioy Casares, mais éclairé du regard de son épouse, Silvina Ocampo, la petite sœur de Victoria qui, elle, serait comme la figure tutélaire du film, via notamment ses nombreuses correspondances (amoureuses). Voilà pour le littéraire. Quant aux références cinéphiles, impossible de ne pas penser à Ruiz dont l'œuvre doit aussi beaucoup à Borges, les rhizomes ruiziens, ces "ruizomes" qui irriguent le récit, en suivant de multiples directions, une œuvre qui procède également du trompe-l'œil, rendant certains films difficiles, sinon impossibles, à raconter alors qu'on en a suivi le déroulement sans difficulté (une définition du baroque selon Daney). Comme chez Oliveira, comme chez Lynch ("Twin Peaks"), et non Antonioni dont L'avventura ne sert ici qu'à lancer le récit, sur le thème, à fort potentiel narratif, de la femme qui disparaît et/ou s'enfuit. Côté références, la première partie avance ainsi selon un axe ruizo-lynchien, et c'est fabuleux. A partir de l'enquête menée par les deux hommes pour retrouver celle qu'ils aiment et qui a disparu sans laisser de traces, sinon un petit mot glissé sous l'essuie-glace de la voiture ("Adieu, adieu, je m'en vais, je m'en vais", un message dédoublé comme s'il était adressé à chacun des deux hommes, car tout marche par deux dans ce film), le récit se plaît à ouvrir (sans les refermer) une suite de tiroirs, qui convoquent à la fois des figures historiques, emblématiques du féminisme (Lady Godiva, Alexandra Kollontaï) et une certaine Carmen Zuna, personnage fictif, celui qui, via sa correspondance torride avec l'être aimé, se dissimulait dans les livres de la bibliothèque, et qu'incarne, à un moment du film, la réalisatrice, personnage auquel va s'identifier l'héroïne après avoir percé son mystère (je n'en dis pas plus)...

Pour cela, il faut passer par la seconde partie du film, plus fluide, voire amniotique, où l'héroïne révèle par le biais d'un enregistrement radiophonique (qu'écoute l'un des deux barbus, joué par le compagnon de la réalisatrice) ce qui s'est réellement passé: sa rencontre mystérieuse avec deux femmes elles-mêmes mystérieuses, un couple lesbien, dont l'une, la scientifique, est enceinte, et à qui l'héroïne, qui est botaniste, doit rapporter des fleurs jaunes pour nourrir la créature que les deux femmes élèvent en secret (métaphore, méta-flore, du récit qu'il faut alimenter): un être humain ou animal, en train de devenir femelle, ce qui n'est pas sûr, d'autant qu'on ne le verra jamais. Tout ça est assez délirant, c'est de la SF à la sauce Fregonese (pour rester argentin), selon un dispositif cette fois plus depalmien que lynchien... C'est moins stimulant que dans la première partie, mais c'est poétiquement plus fort, jusqu'à "ouvrir" complètement le film, quand tout le monde disparaît: le couple lesbien et la créature... des extra-terrestres? (il y avait un bâtiment en forme de soucoupe volante à Trenque Lauquen), laissant l'héroïne seule, celle-ci s'engageant alors dans la pampa, "clocharde céleste" au milieu de la nature avec laquelle elle semble faire corps. Les "ronds" du film (le lac, le ventre des femmes, les boucles du récit...) c'était donc ça: la vie sous forme de cycles, le mythe de l'éternel retour, la cosmogonie... fort de quoi, le récit ne pouvait que rester ouvert. Mais le film, lui, est fini... Et c'était magique.