Les Amants réguliers de Philippe Garrel (2005).
Il y a deux façons d’entrer dans le film de Philippe Garrel, les Amants réguliers. D’abord par la Grande Porte, porte en bois massif, parée de ses plus beaux ornements - magnificence de la lumière, perfection du cadre, aura des personnages -, et que l’on n’atteindrait qu’après avoir gravi, solennellement, quelques marches, à l’instar des jeunes héros du film, montant en silence l’escalier qui mène à la chambre pour se livrer en cachette à quelques rituels interdits. Quelque chose de la procession, donc, pour accéder au lieu de la cérémonie, lieu situé au cœur de l’événement - Mai 68 -, étrange bloc de suie, concentré sur une seule nuit, coincé entre deux séances de drogue, comme si le cocktail Molotov n’avait été qu’une transition, entre le chilom et la pipe à opium. Mais il existe une autre porte, moins imposante, par où entrer, la porte de service, mieux: la porte dérobée, cette petite porte qui permet d’entrer subrepticement dans une œuvre, de s’y glisser sans difficulté, à travers ce qui, dans un film, vous attire irrésistiblement - un plan, une scène, une partie du film -, une manière finalement d’investir l’œuvre en toute intimité et d’y repérer, ça et là, quelques recoins cachés, loin du discours habituel qui accompagne chaque nouveau film d’un auteur - chez Garrel, sa quête éternelle, puisque impossible, d’un absolu du cinéma et tous ces motifs qu’il ne peut dès lors que répéter à l’infini: la question de l’origine, l’état de l’enfance, le thème de la filiation, etc. D’un côté, donc, la grande messe que représente la célébration d’une œuvre lorsque celle-ci, presque trop parfaite, et un rien intimidante, semble anesthésier tout sens critique. De l’autre, la dédicace, ces petits moments qui dans un film vous font subitement écho, sans trop savoir pourquoi, vous touchent à la fois directement et profondément, au point de vous donner l’illusion qu’ils vous sont personnellement adressés.
Ces portes accessoires, qui permettent de pénétrer dans un film par son côté le plus intime, sont nombreuses dans les Amants réguliers. J’en retiendrai deux, celles qui ouvrent sur les deux passages musicaux du film: Vegas par Nico et This Time Tomorrow des Kinks. Ces deux moments ne sont pas de simples respirations dans le film. Ils ne servent pas non plus de contrepoint à la musique originale de Jean-Claude Vannier. Ce sont de vrais éléments narratifs, des pièces essentielles à la bonne marche du film, sauf qu’ici il s’agit moins de relancer le récit que d’en suspendre provisoirement le cours, de sorte que ces deux moments viennent isoler, en l’encadrant, tout un fragment du film, lui conférant un statut particulier, celui de centre, au sens blanchotien du terme, c’est-à-dire à la fois central et fuyant, vers quoi se dirigerait l’œuvre mais sans jamais l’atteindre. Ce fragment, c’est celui de la rencontre amoureuse. Soit un nouvel espace - on est passé des petits appartements parisiens à la nudité d’une grande maison bourgeoise. Soit également une nouvelle temporalité, où le temps, celui qui suit immédiatement les événements de 68, semble arrêté. Un nouvel espace-temps qui n’est pas celui du désenchantement politique mais bien celui du ravissement amoureux. Entre la voix métallique et incantatoire de Nico, égérie warholienne et compagne de Garrel dans les années 70, et celle, tendre et ironique, de Ray Davies, leader des Kinks et auteur des plus beaux textes de la pop anglaise, le film s’écoule hors du temps et du monde, donnant ainsi tout son sens au titre. Car si les amants sont dits "réguliers", c’est surtout parce qu’ils vivent dans un temps différent des autres, un temps religieux, occupés à échanger quelques regards complices, à sourire, souvent sans raison, à confier ce qu’ils croient être des secrets, à marcher ensemble pendant des heures et, lorsque l’autre n’est pas là, à rêvasser, là encore pendant des heures. Un temps ralenti, mais aussi éphémère puisque viendra assez vite le temps des petites trahisons, lorsque l’amour doit être encore plus fort pour survivre. Dans les Amants réguliers, cela tient sur une demi-heure, pas grand-chose donc, mais d’une incroyable intensité. Avec, pour première conséquence, de relativiser la dimension politique du film (si Mai 68 est si important chez Garrel, c’est évidemment parce qu’il cristallise tous les espoirs - déçus - d’une génération, mais aussi parce que l’époque est celle de ses vingt ans, époque forcément mythique à défaut d’être heureuse, ce que nous montre la première partie avec cette vision nocturne et presque surréelle des événements). Avec, comme autre conséquence, de renvoyer à plus tard les états d’âme du poète, tout ce qui touche aux grandes interrogations de l’artiste - son rapport tourmenté à la création et au commerce -, cette métaphysique qui n’a rien de plaqué puisqu’elle a toujours travaillé Garrel, mais qui, aujourd’hui, peut exaspérer par son côté répétitif. Pour autant, l’essentiel n’est pas là. Le plus important n’est pas ce que le fragment, ainsi isolé, rejette à l’extérieur, mais bien ce qu’il condense à l’intérieur de son propre champ.
"From the black screen of my eyelids/ Closing in on you/
The image showing me that/ It is oh so true/
The young man with a wild smile/ Like Bonaparte/
He’s looking like a piece of/ Like a piece of art."
Ce que chante Nico, ou plutôt ce qu’elle psalmodie d’une voix atone, comme surgie d’outre-tombe, s’accorde avec ce que l’on voit à l’écran, François (Louis Garrel) et Lilie (Clotilde Hesme) s’épier furtivement du regard avant que le premier ne vienne enfin s’asseoir auprès de la seconde. Cette correspondance me trouble. Et si tous ces regards ténébreux qui, depuis près de quarante ans, attirent le spectateur garrélien, n’étaient finalement qu’un seul et même regard, celui de Nico, "l’écran noir de ses paupières", ce regard à la Theda Bara, célèbre vamp du cinéma muet? D’ailleurs n’évoque-t-on pas systématiquement le cinéma muet à propos de Garrel tant ses films - ses films en noir et blanc - semblent y puiser leur source? Mais chez Garrel les noirs sont trop noirs, les blancs trop blancs, pour n’y voir qu’une simple référence au muet. Pourquoi cette exacerbation? Est-ce vraiment pour retrouver la magie du muet? C’est Petr Král qui, dans son livre consacré au burlesque, décrit l’excitation que lui procurait la vision des ampoules électriques s’écrasant sur la tête de Hardy, dans Laurel et Hardy électriciens, du fait de leur blancheur excessive, comme si elles étaient en plâtre. Or ce film n’est pas un film muet - il date de 1935 - et ce qu’il y a d’excitant dans la scène n’est pas tant le gag que, comme le souligne justement Král, la sensation étrange provoquée par ces ampoules devenues trop blanches, donc irréelles, suite à la dégradation du film. Car c’est bien de cela qu’il s’agit: transformer le réel. Un blanc trop blanc transforme le réel. Et ce qui est vrai pour le blanc, l’est tout autant pour le noir. Je me souviens de mon professeur de peinture (un indécrottable impressionniste) m’interdisant d’utiliser le noir pour peindre les ombres sous prétexte - prétexte cézannien - qu’une telle couleur n’existe pas dans la nature. Tout ça pour dire que cette exacerbation du noir et du blanc témoigne aussi chez Garrel de sa volonté de sublimer le réel. Et dans le seul but d’y échapper. C’est pourquoi je ne peux m’empêcher de voir dans ce noir charbonneux et ce blanc laiteux qui caractérisent ses films, le fantôme obsédant de Nico. Rien de nouveau, me dira-t-on, Nico traverse, réelle ou rêvée, tous les films de Garrel depuis la Cicatrice intérieure. Rien de nouveau, sauf que le projet autobiographique qui spécifie l’œuvre garrélienne trouve dans les Amants réguliers une résonance inouïe, une puissance d’évocation, voire d’invocation, que je n’avais jusqu’à présent jamais ressenties (1), ni dans ses derniers films, ceux qui renouaient avec une forme plus classique du cinéma, peut-être parce que le ton de plus en plus grave de l’œuvre ne s’accordait plus avec la ferveur des images, cette exaltation, empreinte d’innocence, qui pour moi fait tout le prix du cinéma de Garrel, ni dans les tout premiers, ces films aux allures de trip expérimental, alors que bizarrement la forme, là, s’y prêtait le mieux. Ici, en revanche, impossible de ne pas être bouleversé par l’ouverture du second mouvement, tous ces petits frémissements qui signent l’émergence du sentiment amoureux, quand le garçon, timide et impatient, ne sait comment faire le premier pas et que la fille, tout aussi timide, sent le feu lui monter aux joues. Ce jeu de regards entre les futurs amants, doubles évidents de Garrel et de Nico, est d’autant plus bouleversant que Nico évoque dans sa chanson un jeune homme au sourire sauvage qui ressemblerait à Bonaparte - peut-être le Portrait inachevé de Bonaparte par David, puisqu’il ressemblerait aussi à une œuvre d’art -, et qui n’est autre, on l’aura compris, que Garrel lui-même.
Autant dire que chez Garrel, le noir et le blanc sont de vraies couleurs, à la différence du noir et blanc. Ils sont aussi colorés que, par exemple, le rouge ou le vert (on se rappelle, dans le Vent de la nuit, les déplacements de la Porsche rouge, traversant le paysage italien sur une musique de John Cale). C’est que la couleur n’a rien de réel au cinéma. C’est le gris qui est réel, du moins le gris du noir et blanc (comme l’avait bien vu Gorki, ce qui le déprimait), ce gris incolore, effrayant de réalité: la grisaille du quotidien. Mais il y a aussi un autre gris, un vrai gris, coloré celui-là. C’est le gris de Dreyer, le gris de Vampyr, vampirisant tout le film. C’est le gris de Murnau, ce gris intense, né de la dialectique entre le noir et le blanc et non de leur opposition, ce qui est différent, ce qui fait d’ailleurs que le cinéma de Murnau n’est pas véritablement expressionniste. Garrel non plus n’est pas expressionniste. Mais il est profondément murnalcien, et pas seulement parce qu’il a longtemps ressemblé au Hutter de Nosferatu avec "son boléro, ses larges manches de chemise et ses bottes cuissardes", ainsi que le décrit Dominique Païni, lorsqu’il le vit pour la première fois à la Cinémathèque en 1968. Si Garrel est murnalcien, c’est parce que son œuvre fait, comme celle de Murnau, l’expérience du passage. Eustache disait que, dans les films de Murnau, il y a toujours un passage: de la ville à la campagne, du jour à la nuit… Un passage, oui, mais dans les deux sens. Chez Murnau, les ponts sont toujours traversés deux fois. Ils le sont même des milliers de fois. Son œuvre est un scintillement perpétuel. Chez Garrel, aussi, l’œuvre ne demande qu’à scintiller, qu’à faire scintiller les gris. Car c’est un fait: plus les noirs sont noirs, plus les blancs sont blancs, plus ils font ressortir les gris, tous les gris, qui se mettent alors à scintiller, vifs-argents, comme autant d’étoiles (vegas) à la surface du film.
Et puis il y a "This Time Tomorrow" des Kinks, l’autre morceau de musique. Si la séquence introduit, dans la chronologie du récit, l’année 1969 (bien que la chanson soit en réalité plus tardive), comme le suggère le numéro 69 d’un immeuble vu en gros plan, elle vient surtout clore le fragment que "Vegas" avait ouvert. Comme pour la chanson de Nico, Garrel enregistre la totalité du morceau, fidèle à son principe de la prise continue, sans "moteur!" ni "coupez!", la seule vraie pour capturer non pas le réel - le cinéma de Garrel est profondément anti-réaliste - mais, là encore, ce qui le sublime. Car que voit-on dans cette séquence? Une danse collective, à laquelle ne participent d’ailleurs pas les deux amants (confirmant ainsi leur détachement du monde). Centrée sur un personnage que le spectateur croise pour la première fois (une des plus belles entrées en scène que l’on ait vue depuis longtemps), la caméra suit le mouvement des corps dans une succession d’arabesques, créant une nouvelle dynamique entre le noir et le blanc, ce qui renvoie au tableau - très munchéen - que peint l’un des personnages et que l’on découvrira par la suite. Qu’en déduire? Ce n’est qu’une hypothèse, mais j’ai la conviction que la séquence qui surgit ainsi à la fin de la première moitié du film - à vérifier, mais il ne m’étonnerait pas qu’elle intervienne exactement au milieu - constitue, plus que l’apogée du film (ce que serait "Vegas", forcément), son nadir, le point le plus central, donc le plus fuyant, noyau énigmatique autour duquel viendrait s’agglutiner, en dansant, toute une nuée d’électrons, la seconde moitié du film n’étant alors qu’une longue remontée vers la lumière. Et de voir le fragment qui sépare les deux chansons comme une condensation de l’œuvre garrélienne: un poème d’amour se cristallisant peu à peu, délaissant les sphères étoilées de l’amour naissant pour atteindre progressivement la crypte d’un amour enterré mais vivant, image de la mélancolie qui peut saisir dans un même mouvement la beauté d’une chose et sa fin, "un vaisseau spatial voguant quelque part sur une mer déserte", comme le chante Ray Davies (qui lui aussi a longtemps pleuré la séparation d'avec l’être aimé, en l'occurence sa femme Rasa).
Travail de l'inconsolation? Plutôt travail du Neutre, au sens où l’entendait Barthes en 1978 dans son cours sur le Neutre, plus exactement le désir de Neutre, le Neutre en tant que ce qui déjoue le paradigme, "toute inflexion qui déjoue la structure paradigmatique, oppositionnelle, du sens, et vise par conséquent à la suspension des données conflictuelles du discours", loin des images dépréciées qui accompagnent généralement le concept de Neutre, puisque se révélant au contraire d’une étonnante richesse. Je crois qu’il y a aussi dans l’œuvre de Garrel, que l’on divise volontiers en deux périodes, sans que le passage de l’une à l’autre ne soit d’ailleurs clairement défini, puisque pris dans un processus complexe de mue métamorphique - quand coexistent les vestiges de l’ancienne forme et les fondements de la nouvelle -, qu’il y a donc aussi chez lui un désir de Neutre. Désir au sens où il ne s’agit bien sûr que d’un fantasme, d’un idéal à poursuivre, ce qui ferait de l’œuvre garrélienne un processus sans fin, un geste sans cesse recommencé, toujours inachevé, le geste même du Neutre, pour déjouer les vanités de l’Art, les noyer dans le grand bain alchimique des images. L’émotion naît de cette volonté pour quitter les "hautes solitudes", ces régions aussi célestes que tempétueuses où s’enferme l’artiste trop dévoué à son art. Ou encore, si l’on veut parler barthésien, pour transcender le vouloir-saisir de l’Art en vouloir-vivre, seule façon d’échapper aux souffrances ravageantes de la création. Une volonté d’autant plus émouvante qu’il s’agit aussi de se départir de tout ce qui fait l’arrogance de l’artiste. Jamais, peut-être, autant que dans ce film, Garrel n’avait manifesté une telle volonté.
Qu’en est-il alors de notre petit fragment? D’abord y voir quelques figures du Neutre; ainsi l’androgyne: "l’homme en qui il y a du féminin, la femme en qui il y a du masculin", comme le dit Barthes. Cette image, je la retrouve bien sûr en Nico, ancien mannequin au corps androgyne (c’est elle, je crois, qui rêvait d’avoir un corps d’homme), comme je la retrouve en Ray Davies qui, lui, a souvent joué, et non sans ambiguïté, le rôle du camp. Mais elle m’apparaît aussi chez les deux amants dont les silhouettes, bressoniennes, se confondent dans la nuit: cheveux longs, jeans et chemises blanches, intersexualité plus que mode unisexe. Plus profondément, elle m’apparaît dans cette espèce de douceur mêlée de gravité qui traverse le fragment, conférant au film un sentiment de tendre exaltation. Pour illustrer l’androgynie, Barthes évoque dans son cours le sourire léonardien. "Le paradigme génital est déjoué…, dit-il, non dans une figure de l’indifférence, de l’insensibilité, de la matité, mais dans celle de l’extase, de l’énigme, du rayonnement doux, du souverain bien. Au geste du paradigme, du conflit, du sens arrogant, qui serait le rire castrateur, répondrait le geste du Neutre: le sourire." Et c’est vrai que derrière le "sérieux" de leur vingt ans, il y a chez tous les personnages du film, et plus particulièrement le héros, un petit air inquiet et souriant qui irradie tout le film, loin des glas funèbres qui accompagnaient Sauvage Innocence, certainement le plus paradigmatique des films de Garrel (et, en ce qui me concerne, le moins convaincant). Ce "rayonnement doux", il est partout présent dans les Amants…, jusqu’aux scènes habituellement les plus rudes chez Garrel, celles qui touchent à la drogue et au suicide. Dans le Vent de la nuit, drogue et suicide s’opposaient à travers les deux personnages principaux, d’un côté, Xavier Beauvois et son mal de vivre, de l’autre, Daniel Duval et son désir de mourir, une opposition qui n’excluait pas les nuances, fort heureusement, mais une opposition quand même, ce qui est toujours un risque chez Garrel. Car travaillant volontiers sur des poncifs (ce qui n’est pas un défaut) - les affres de la création, la délivrance par la mort, etc. -, son œuvre s’expose aussi au symbolique, pire, à l’excès de symbolique. Or, si "trop de symbolique éloigne du Neutre", comme le dit Barthes, plus de Neutre permettrait à l’inverse de s’éloigner du symbolique, et par là-même de déjouer les poncifs qui, bien sûr, sont du côté du paradigme.
Mais comment déjouer les poncifs? Eh bien, en premier lieu, par cette autre figure du Neutre qu’est le rite. Pas le rite primitif, ni le rite social, trop cérémonieux, tous ces rites qui visent à exorciser on ne sait quels démons, mais le petit rite que l’on pratique entre amis pour combler quelque vide existentiel. Dans le fragment étudié, la drogue, hasch ou opium, est consommée en groupe, elle est partagée. Or, par ce déplacement, de l’individuel au collectif, autour de ce qui constitue un clan, un cercle, une bande, voire un groupuscule, quand le sujet n’est plus seul, et qu’il n’est pas encore anonyme, l’image habituelle, paradigmatique, de la drogue se trouve "adoucie", comme noyée dans la douceur du "vivre-ensemble". Au point que drogue et suicide (aussi liés que le blanc et le noir) semblent se confondre dans un même état d’intensité, un état assez proche du sommeil. Le sommeil, voilà aussi une figure du Neutre, et plus décisive encore pour déjouer les paradigmes. Elle imprègne tout le film, depuis la nuit des barricades, derrière lesquelles le héros finit par s’endormir (2), jusqu’au suicide final - "le sommeil des justes" -, en passant par l’expérience extatique de la drogue, vécue comme un simple assoupissement. Avec le sommeil, le "sommeil utopique", ce sont tous les clichés sur la drogue - expérience des limites, éclats orageux de la conscience… - qui se trouvent dégradés dans une sorte de "grande vision claire" (Barthes). Exit les images conflictuelles. Le Neutre règne sans partage, de façon étale, loin du cycle à deux temps qui est propre au romantique - un jour, les flammes incandescentes de la passion, un autre, les braises languissantes du désespoir -, et de fait assez surprenante chez Garrel tant son œuvre est marquée au sceau du romantisme - un romantisme surtout allemand, "werthérien", avec tout ce que cela sous-entend aussi de pensées morbides, de délectation morose, bref, de jouissance mortifère. Dans les Amants réguliers, une telle jouissance a bel et bien disparu. Du moins s’est-elle déplacée au profit de cette autre sensation, ni agréable ni déplaisante, quasi indéfinissable, que Barthes et Blanchot ont néanmoins définie sous le terme de "fatigue", "le plus neutre des neutres", selon Blanchot. La fatigue comme figure même de l’utopie, car socialement insoutenable, et relevant, de ce fait, du domaine de l’artiste: "revendication épuisante du corps individuel qui demande le droit au repos social (que la socialité en moi se repose un moment)", ainsi que le précise Barthes. C’est que la fatigue n’est pas un état organique, ce n’est pas un concept non plus, c’est l’idée impensable de l’infinitude, "l’infinitude vivable dans le corps". Soit le contraire même de la mort. Non pas son refus, ce qui renverrait à une forme de vitalité que Garrel n’a jamais exprimée, même dans ses films les plus "optimistes", comme Elle a passé tant d’heures… ou la Naissance de l’amour, mais son détournement, une sorte de "bonheur négatif", pour citer Pyrrhon, le philosophe de la fatigue, que Barthes convoque plusieurs fois dans son cours. Ce qui ferait des Amants réguliers un vrai film pyrrhonien, un film épuisé, fatigué des bavardages dogmatiques (sur l’Art, sur la Révolution, etc.), un film superbement indécis, et que l’on ne saurait confondre, dès lors, non seulement avec tous ces films contemporains qui n’ont rien à dire, mais aussi avec ceux, plus modernistes, qui cultivent fièrement le mutisme de leurs personnages.
Reste que c’est surtout au sein de son œuvre que Garrel fait montre de différence. Avec les Amants réguliers, il nous dévoile quelque chose qui, jusque-là, était resté caché dans les autres films, dissimulé derrière les arrogances du vouloir-saisir, une sorte d’agalma, l’objet énigmatique du désir, et qui pointerait là, flottant au milieu du film, insaisissable et pourtant parfaitement reconnaissable, à travers, on l’aura reconnue, la scène de danse collective. Car, à bien y repenser, cette scène semble à la fois conjuguer les grands motifs garréliens - l’éclat fragile des images, l’opacité transparente des regards, la grâce fluide des corps… - et conjurer toutes les obsessions de l’artiste: la solitude essentielle, la religion de l’art… De sorte que le fragment qui la précède serait aussi sa porte d’entrée (secrète), l’accès à l'agalma, ce qu’il en est du désir de l’artiste. Ce qui ferait de l’image de Nico non plus l’image de l’objet aimé mais la métaphore chez Garrel de son propre désir; non plus l’icône (l’anagramme en anglais de Nico), que l’artiste reproduirait ad libitum, mais l’idole, la représentation de quelque chose de beaucoup plus puissant, suffisamment puissant en tous les cas pour le faire littéralement tomber sous ses commandements. La rencontre amoureuse, dont le fragment se veut l’écho, serait alors moins l’évocation de l’amour entre Garrel et Nico que ce qui se cache véritablement derrière le "miracle" de l’amour. Car, au-delà des fantasmes que le sujet amoureux projette sur l’autre (l’icône), il y a ce qui constitue l’essence même de l’amour, la fascination mystérieuse qu’exerce l’être aimé (l’idole) sur le sujet, une fascination qui touche au sujet lui-même, à travers son manque, et qui, dans le cas de Garrel, aurait à voir avec toutes ces figures du Neutre que j’ai recensées plus haut: l’androgyne, le rite, le sommeil, la fatigue…
Il ne s’agit pas de faire de Garrel le cinéaste du Neutre, mais de dire simplement qu’il y a du Neutre chez lui et que c’est par ce Neutre, qui tempère les oppositions, que l’œuvre m’apparaît la plus proche, donc la plus intime, loin du cérémonial attendu, lorsque l’œuvre vient se figer, dans l’insolence de sa beauté et de ses certitudes, alors qu’elle n’aspire qu’à vibrer, frémir, palpiter - hésiter aussi. Comme on le voit, le Neutre est affaire d’intensité. Et chez Garrel, la question de l’intensité - des couleurs, des expériences, des affects - est au centre de son système esthétique. Ah, l’Esthétique ! On ne peut parler de Garrel sans parler de l’Esthétique. L’Esthétique chez lui, c’est comme l’Amour chez Pétrarque. Incontournable. Mais encore? On a l’habitude de voir en Garrel, à l’aune de ses premiers films - ensembles de segments enregistrés à l’état brut et montés de manière subjective, d’où leur dimension primitive, quasi originelle -, un cinéaste de l’inachèvement qui, progressivement, se serait tourné vers des formes plus achevées d’écriture, jusqu’à atteindre un certain classicisme. Mais à l’intérieur même de l’œuvre, de son processus interne, qu’en est-il? Je ne suis pas sûr que cet inachèvement qui définissait ainsi les premiers films ait véritablement disparu. Je crois même qu’il n’a jamais été aussi présent. Le Vent de la nuit le laissait déjà entendre. Lors de la visite du palais inachevé, Daniel Duval, qui jouait le rôle d’un architecte, faisait remarquer que les Italiens étaient aussi forts dans l’inachevé que dans l’achevé. Cette allusion m’avait intrigué, mais à l’époque je n’y avais vu qu’un simple clin d’œil de Garrel sur l’agencement de ses films, entre inachevé et achevé. Eh bien, ce que le Vent de la nuit ne faisait qu’insinuer, les Amants réguliers le met en évidence: ce vers quoi tend le cinéma de Garrel, c’est à une sorte d’achèvement dans l’inachèvement. La danse au cœur du film ne dit pas autre chose: on y voit des corps virevolter avant de s’immobiliser brusquement, tel un arrêt sur image, tel un geste suspendu dans le temps, comme si les corps étaient tout d’un coup pétrifiés. Et le tableau, qui en est le pendant, le confirme: le peintre estime son tableau fini alors qu’il sent bien que quelque chose y manque. Or, ce qui suspend un geste, ce qui établit un manque, c’est aussi ce qui fascine, c’est le point de coalescence entre l’œuvre et celui qui la regarde. Le cinéma de Garrel est fait de tous ces points de coalescence qui sont comme autant de scansions du désir de l’artiste. Sauf qu’aujourd’hui ils n’accrochent plus le regard comme avant, ils se dispersent dans l’immensité de leur rayonnement.
Il y a donc du Neutre chez Garrel. Il y en a toujours eu. Un peu, fatalement, comme au début des années 80, mais jamais suffisamment pour dissiper le malaise que ses films ont souvent provoqué, soit parce qu’ils n’étaient pas assez structurés, soit parce qu’ils étaient devenus trop glaçants. Pourtant Garrel n’est pas un cinéaste du malaise. De tous les cinéastes, il est sûrement le plus "innocent", le seul à croire encore à la pureté du cinéma. Mais dans les Amants réguliers la croyance s’est transformée. Quelque chose, là aussi, a changé, qui caractérisait jusqu’à présent son œuvre: la sacralité, cette tendance chez lui à sacraliser - par le biais d’un certain hiératisme - tout ce qui touche à ses obsessions (l’art, l’amour, la mort). Ici, c’est différent. Le film cède encore, par endroits, à la sacralité, mais il est surtout empreint d’une véritable mysticité, comme immergé dans un monde sans limites, loin des images trop massives, et toujours un peu édifiantes, de la pureté. C’est ainsi que je perçois les Amants...: une gamme infinie, infiniment subtile, de gris - un camaïeu de gris -, déclinée entre la densité du noir et l’éclat du blanc; le film comme un éventail de nuances, ni pures ni impures, déplié entre deux blocs, eux, d’une incroyable pureté, ces deux blocs que représentent, au début, l’obscurité de la nuit passée derrière les barricades, et, à la fin, la blancheur du rêve où l’on voit, dans une forêt imaginaire, les deux amants en costumes d’époque, lui, en pourpoint de cuir, elle, dans une robe paysanne, écho lointain des films hallucinés que tournait Garrel en 1968. Soit, au bout du compte, l’ouverture possible d’une nouvelle voie dans l’œuvre de Garrel, comme Elle a passé tant d’heures… en son temps, une troisième voie, donc, qui ferait retour par rapport aux films de jeunesse, tout en les dépassant, via l’expérience des films suivants... (décembre 2005)
(1) Sauf peut-être dans Elle a passé tant d’heures sous les sunlights…, film entièrement hanté par le souvenir de Nico (bien que dédié à Eustache) et, à ce titre, d’une beauté déchirante.
(2) Séquence magnifique qui rappelle la "Nuit d’Austerlitz", cet épisode de Guerre et Paix dans lequel Tolstoï décrit l’évanouissement du prince André pendant la bataille d’Austerlitz et que Barthes avait placé (avec d’autres textes) en exergue de son cours sur le Neutre.
Post-scriptum (21 juillet 2020): Note sur le Sel des larmes.
Cette troisième voie, qui serait celle du Neutre, correspond chez Garrel à un état "esthétique" particulier: le calme alcyonien, ultime phase d'une œuvre qui aura longtemps navigué, de l'extase dionysiaque (époque Zanzibar, musique et grand bain sensoriel) au rêve apollinien (années de la maturité, peinture et harmonie de la forme), avant d'accéder à la sérénité, celle qui se dégage des derniers films, où chaque nouveau film semble revisiter l’œuvre de l'intérieur. Avec le risque, inhérent à ce type d'approche, de l'assèchement, rendant les films plus inégaux, plus ingrats aussi, du fait d'un certain prosaïsme et - plus frustrant encore - d'une plus grande difficulté à déjouer les poncifs (sur l'amour, les femmes, la jalousie...). Ainsi du Sel des larmes qui, passé la première partie (la rencontre entre Luc et Djemila, partie magnifique, par sa simplicité fébrile, sa presque banalité, pour capter à travers quelques regards le désir de l'un, le sentiment amoureux de l'autre... ce que Garrel a toujours su filmer, et peut-être jamais de façon aussi saisissante), se perd ensuite dans les schémas attendus de la vie à deux, avec l'amie retrouvée, jusqu'à faire fausse route (une fois les larmes de Djemila séchées et l'amie, tombée enceinte, abandonnée) dans sa représentation d'un ménage à trois et, plus généralement, de la vie d'un étudiant de province monté à Paris. De sorte que le fil qui courait, ténu, en retrait du récit, à savoir le lien avec le père (la question de la transmission, celle d'un savoir: la menuiserie, mais aussi d'un rêve caché: faire l'école Boulle), reste à l'état d'ébauche, à l'image du fauteuil en cours de fabrication auquel manquaient supports d'angles et chevilles, une forme d'inachevé, ce qui est propre aux films de Garrel, sauf qu'ici, à travers l'inachevé, c'est moins la volonté de ne pas finir qui semble s'exprimer qu'une certaine impossibilité à "bien finir".