samedi 4 juillet 2020

The Left Banke (2)




De g. à d.: Steve Martin, Michael Brown, Tom Finn, Jeff Winfield, George Cameron.

Les enfants du baroque.

Le texte de Christophe Conte, paru dans Les Inrockuptibles (n°40, novembre 1992), à l'occasion de la sortie de la compilation There's Gonna Be a Storm.

Honnêtement, quel possesseur de Slow, le dernier album des Sneetches, ne s'est jamais demandé à qui appartenait la version originale de "She May Call You Up Tonight"? Quel amateur de pop-songs n'aurait pas traversé des océans pour retrouver la trace des créateurs de ce chef-d'œuvre de trois minutes? Il est vrai que rôde autour des Left Banke une étrange atmosphère où la dévotion hystérique de quelques-uns n'a d'égal que l'amnésie de tous les autres. En résumé, The Left Banke est l'archétype du cult-band. Porté aux nues par une poignée d'adorateurs, largement pillé par des générations de groupes mais scandaleusement ignoré lorsqu'on évoque les grandes heures des sixties, alors qu'ils en sont probablement la plus belle horloge. Jusqu'ici, seul le précieux label Bam-Caruso avait daigné redonner vie à ces pépites à coups de rééditions qui firent le bonheur des fans dans les années 70-80. Après la disparition du label, ces compilations se faisaient elles-mêmes si rares et convoitées qu'on en arrivait à se demander si les Left Banke ne disparaîtraient pas purement et simplement de la surface de la terre, emportant leur génie en des lieux moins hostiles, retrouvant cet éternel d'où ils semblaient avoir un jour été extirpés. Par miracle, Mercury vient de publier l'intégrale des enregistrements du groupe - ving-six titres entre 66 et 69 - et, pour le novice, c'est la certitude de prendre une claque aussi sévère que s'il écoutait pour la première fois les Beatles ou les Byrds.

La genèse des Left Banke est à elle seule une entorse aux poncifs selon lesquels le rock puise obligatoirement son essence dans les conflits entre parents et enfants. Né dans un quartier aisé de New York, le jeune Michael Lookofsky a tout pour devenir l'un de ces symboles grossiers de l'Amérique triomphante. Il est poli, discipliné, beau comme un séraphin et largement choyé par un père, violoniste de profession, Harry Lookofsky, qui lui une offre une éducation de petit prince. Des fonts baptismaux, Michael se retrouve directement assis derrière un piano à étudier les œuvres classiques que lui enseigne son père. Dans cette enfance aussi délicatement protégé qu'une pierre précieuse, rien ne vient troubler le feutrage des gammes ou le balancier confortable du métronome. Il faudra que quelques années s'écoulent et qu'à travers le velours du salon familial un intrus parvienne enfin à s'immiscer.
En effet, le vent des quatre prolos de Liverpool a pris une telle allure de bourrasque lorsqu'il atteint les côtes américaines que même les oreilles pures de Michael ne pourront y rester hermétiques. Le rubber soul des Beatles bouleverse l'adolescence lactée du jeune prodige, qui informe sur-le-champ son géniteur de son intention de se frotter aux rythmes dégénérés du rock'n'roll. Loin d'être courroucé, Harry Lookofsky cède aux caprices de son chérubin et décide même de lui faciliter la tâche. Puisque son père possède un studio d'enregistrement, Michael, qui a choisi de se rebaptiser Mike Brown, va faire ses premières armes en compagnie de Christopher and The Chaps. Leur premier (et dernier) single, "They Just Don't Care", co-écrit par Michael et produit par son père, sort en 66 mais, dès la fin de 65, l'ossature des Left Banke est déjà constituée. Les autres membres ont végété jusqu'ici dans divers groupes vocaux ou rhythm'n'blues comme The Castels, The Morricians ou The Magic Plants et c'est lors d'une séance d'enregistrement de ces derniers que Tom Finn, le bassiste, est présenté au père de Michael Brown.
Avec deux amis de Finn, George Cameron et Steve Martin, Brown a enfin trouvé des musiciens capables de donner corps au projet révolutionnaire qu'il a secrètement derrière la tête: un panachage inédit de musique baroque et de mélodies pop. Encore imprécis, les deux premiers titres composés par Brown ne trouvent aucun écho favorable de la part des maisons de disques et le groupe se sépare avant même l'enregistrement du moindre single. Alors que Brown, dépité, s'exile en Californie, les trois autres membres du groupe continuent d'enregistrer un titre qu'il a laissé en chantier, "Walk Away Renée", en y ajoutant des chœurs et en polissant les plus infimes détails. Un contrat est finalement signé avec le label Smash, une division de Mercury. "Walk Away Renée" sort en single fin 66 et décroche la timbale presque aussitôt, tant sa structure et sa densité ne ressemblent à rien d'entendu jusqu'alors. Certes, les Left Banke ont des allures d'enfants gâtés, avec un petit Mozart comme leader et le père de celui-ci qui leur permet d'évoluer dans les plus performants studios new-yorkais, auxquels le rock n'a d'ordinaire pas accès. Si on passe au banc d'essai toute la production de l'époque, aucun concurrent ne peut tenir la distance. Les Left Banke ont un son incroyablement limpide et ample qui, un quart de siècle plus tard, semble encore avoir été conçu la veille. Les prises sont impeccables., des cordes qui caressent la chanson comme des sirènes homériques, un hautbois à la fierté royale et des milliers de scintillements donnent à ce coup d'essai un caractère céleste. Ce n'est d'ailleurs pas pour rien que les Four Tops, quelques années plus tard, placeront à leur tour "Renée" en haut des charts. La face B, "I Haven't Got the Nerve", montre un autre aspect de l'écriture millimétrée de Brown, avec son gimmick de clavecin saccadé qu'aucun autre groupe sixties ne saura jamais imiter. Avec cette première pierre, les Left Banke ont d'ores et déjà construit l'essentiel d'une légende en devenir.

La petite histoire dit qu'un jour, Tom Finn arriva au studio au bras de la fameuse Renée et que Mike Brown fut littéralement sidéré par sa beauté, au point de composer sur-le-champ trois chansons, "Walk Away Renée", bien sûr", mais aussi "Pretty Ballerina" et "She May Call You Up Tonight", soit trois merveilles absolues. "Pretty Ballerina" est justement choisi comme second single avant la parution du premier album en mai 67. Michael Brown, revenu au bercail entre-temps, y fait exploser son art du clavier et des constructions en cascade, et place la barre toujours plus haut. Il poursuit ainsi sa quête, faisant sonner la pop comme un prolongement du baroque XVIIIe, osant faire côtoyer les Concertos brandebourgeois et le beat de Ringo Starr, mettre dans le même bain la Water Music de Haendel et celle des Beach Boys, faire résonner dans la même cathédrale le "Canon" de Pachelbel et la douze cordes de Roger McGuinn. Afin de donner le plus noble corps à ses ambitions, Brown possède un arsenal de claviers impressionnant et cherche sans arrêt de nouvelles pièces pour multiplier ses sources sonores. Ainsi, dans une interview de l'époque, il lance un appel pour trouver un clavinet, ancêtre du piano ayant la particularité de sonner comme un clavecin électrique. De cette patience d'orfèvre naît ainsi le premier album qui, outre les premiers hits, comporte une série de chansons d'égale beauté, avec quelques incursions vers des climats plus country-folk, histoire d'éviter l'écueil d'une trop envahissante préciosité. Mais la part belle est faite aux tissages majestueux qui caractérisent le groupe depuis l'origine. Sur certains titres, on distingue à peine les guitares, alors que les claviers et toute une armée de cordes se taillent la part du lion, laissant ainsi la voix cristalline de Steve Martin s'étendre comme sur des coussins d'air. L'incroyable génie de Brown est pourtant d'avoir su rester humble, de n'avoir jamais cédé à la grandiloquence. Seul Scott Walker, avec des ustensiles aussi lourds à manier mais dans un registre relativement éloigné, saura faire preuve d'une aussi divine justesse. Nombreux sont ceux en revanche qui, en voulant mélanger la musique classique et le rock, finiront dans les ornières du ridicule. Par respect pour la mémoire de Freddie Mercury, nous ne citerons personne.

Dès lors, le génie des Left Banke est si unanimement célébré qu'ils se retrouvent convoités de toutes parts, multiplient les tournées et enregistrent même des musiques publicitaires dont une, pour les véhicules de location Hertz, est un pur joyau. En 67 pourtant, Brown, très impressionné par l'itinéraire de Brian Wilson, décide à son tour de ne plus se consacrer qu'aux disques et d'éviter tout concert pour se concentrer sur le travail en studio. Curieusement, il va exister à cette époque deux groupes portant le nom de Left Banke, l'un étant constitué du seul Michael Brown, l'autre comprenant le reste du groupe initial. Deux singles sortent donc simultanément, "Ivy Ivy" de Michael Brown et "She May Call You Up Tonight" par les Left Banke. Ces deux titres se font de l'ombre et créent une confusion telle qu'ils ne connaîtront ni l'un ni l'autre le succès public. Le groupe se ressoude donc peu après pour travailler sur le deuxième album et enregistre un nouveau single, "Desirée", considéré par beaucoup comme le sommet de toutes les folies de Brown. C'est probablement la raison pour laquelle celui-ci décide d'abandonner à nouveau le groupe pour concrétiser un nouveau projet appelé Montage. Réduit à un trio, les Left Banke publieront quand même le second album en 69. A l'origine intitulé Dark is the Bark, il portera finalement le titre ironique de Left Banke Too. Jugé inconsistant par la critique de l'époque, ce deuxième opus renferme pourtant quelques trésors, dont certains portent encore la griffe de Michael Brown. Mais l'absence de celui-ci se fait sentir dans le manque de direction, d'orientation. Les Left Bank, malgré un excellent single, "Goodbye Holly", ne survivent pas longtemps à ce départ. Avec Montage, dont l'album éponyme sort en 68, Brown poursuit son œuvre d'horloger, compose et arrange quelques uns de ses meilleures chansons. Moins surprenant, plus léger que le premier album des Left Banke, Montage reste néanmoins l'une des œuvres les plus singulières des sixties, à l'image de Pet Sounds ou Odessey and Oracle. Plus que jamais, Brown se réfugie dans les territoires désuets du baroque, rêve à l'élégance des concertistes en queue de pie, magnifie l'aura de ce grand pianist qu'il désespère de ne pas incarner aux yeux du monde. Deux chansons de l'ère précédente retrouvent ici une seconde lecture plus intimiste: "Desirée" et surtout "Men Are Building Sand", l'une des plus fines compositions de Brown dont la version des Left Banke était restée inédite jusqu'à la parution de la présente anthologie. Deux chansons de l'album de Montage apparaîtront également sur la bande-son de Hot Parts, un film d'Andy Warhol, qui comporte aussi deux autres chansons écrites par Brown pour Steve Martin, le chanteur d'origine des Left Banke. Ce sera la dernière collaboration entre Brown et un membre de son ex-groupe. En 78, une reformation sur le tard des Left Banke sans Michael Brown, donnera lieu à un album, Voices Calling, tragiquement dispensable. Pour Brown également, les seventies sonneront le glas de l'inspiration. D'abord embauché comme clavier au sein des Stories, un groupe de pop-rock doué pour les refrains mais aux muscles un peu trop saillants, il apporte sa touche unique sur quelques titres honnêtes avant de quitter le groupe après le second album. Ensuite, il signe un contrat avec la firme Sire, à l'origine pour un projet de musique classique, et se retrouve à nouveau enrôlé derrière un groupe, The Beckies, pour lesquels il écrit encore une ou deux chansons appréciables avant de s'effacer pour de bon.

Le seul péché commis par les Left Banke aura été de négliger cette dimension organique qui offre une pérennité aux groupes. Ils n'auront eu finalement d'autre existence que celle perçue au travers de leurs disques. Sans cette prédisposition au mythe, à la sanctification, que beaucoup s'octroient en raison de leur comportement et non de leur musique, nul groupe ne peut résister à l'usure des mémoires. Pourtant, malgré l'opacité qui a empêché durant des années le génie des Left Banke de percer au grand jour, on peut parier que quelques-uns les ont toujours gardé en secret, comme une perpétuelle source de jouvence, infiniment pure, conservée intact à l'abri des pollueurs. Ainsi, Marc Almond peut-il jurer sur la tête de son petit ami n'avoir jamais entendu "Shadows Breaking Over My Head"? Et les autres, tous les autres, groupes jeunes ou moins jeunes qui se sont essayés un jour à la confection de chansons pop, peuvent-ils ignorer l'existence de ce groupe qui est sans doute la plus parfaite illustration de  tous leurs fantasmes?
Si tel est le cas, cette exhumation définitive, désormais intégrée au patrimoine des quelques disques indispensables, devrait engendrer bien des vocations. Plus que les Beatles ou les Kinks, qui font aujourd'hui autorité en la matière, les Left Banke, parce qu'encore vierges, rassemblent tous les atouts pour devenir, a posteriori, la plus foudroyante manifestation de ce que l'on nomme communément le rêve pop, ce paradis coincé dans une bulle et au regard duquel les mots qui prétendent en rendre compte sont désespérément faibles.

Bonus:

Things Go Better
Hertz Rent-a-Car

Deux des trois jingles enregistrés en 1967 par The Left Banke (pour Coca-Cola, Hertz et Toni, une laque pour cheveux). Ces petits morceaux d'une minute sont parus sur un bootleg édité par Winfield Records (probablement Jeff Winfield).

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