dimanche 5 juillet 2020

Le point d'orgue




Contes des 4 saisons d'Eric Rohmer (1990-1998).

Dans l'ordre: printemps, hiver, été, automne. Quatre saisons qui font de la "série", avec ses variations (sur différents thèmes, contrairement aux Contes moraux, mais qui se répondent, contrairement aux Comédies et proverbes), ses rimes et ses échos, un tout, le grand Conte, un sommet d'ingéniosité narrative et de maïeutique polychrome: vert, blanc, bleu, jaune... Loin des aspects faussement marivaudiens de l’œuvre (chez Rohmer, c’est moins le jeu de l’amour et du hasard qui importe que, finalement, l’amour du jeu et du hasard)loin de l’éternel débat entre classique et moderne (que Rohmer, en maître dialecticien, a fini par rendre inopérant)... mais un système, fondé sur le désir et ses pérégrinations, que soutient la parole, mélange d’intrigues et de chausse-trappes, de chassés-croisés et de faux pasde hasards et de possibles; et à côté de cela: des formes, des couleurs, une sorte de traité esthétique qui permet d'appréhender chaque film selon des critères chromatiques, climatiques, voire cosmologiques, faisant du système rohmérien une véritable maison, une architecture de pure sensation, à la fois solide et toujours en mouvement, et aujourd'hui parfaitement finie, car c'est ça aussi qui est beau chez Rohmer lorsqu'on regarde l'œuvre dans sa totalité: l'impression d'un accomplissement. Tout y semble achevé, non seulement les cycles - Contes et Comédies -, mais le reste également, jusqu'au dernier film, prélude et point final.

Printemps, hiver, été, automne. L'ordre est bon. C'est le printemps qui ouvre la série, et l'automne qui la referme. Entre les deux, l'hiver et l'été, peu importe l'ordre, l'essentiel est dans l'exécution, qui va du vert au doré, des prémices à l'arrière-saison, ce qui passe nécessairement par le bleu, le bleu azur, ensoleillé, quelle que soit la place du blanc, un blanc cassé, tirant même sur le gris, couleur qui de toute façon n'est pas une couleur. C'est le cycle de la vie, dans son processus de maturation, la pente ascendante (le déclin n'est pas rohmérien), c'est aussi le cycle d'une œuvre, dans sa dimension organique. Et si l'hiver y arrive trop tôt, c'est que, ayant valeur de synthèse - le blanc, synthèse de toutes les couleurs -, il aurait dû terminer le cycle, qui dès lors se serait conclu sur cette réplique de Rosette, à l'adresse de Charlotte Véry: "Je sentais bien que tu sentais qu'il allait se passer des choses..." et non sur celle de Béatrice Romand à la fin de Conte d'automne: "... S'il tient à moi, si je tiens à lui, on se reverra." Certes, ce sont les aléas (en particulier dans le choix des comédiens) qui ont fait que Conte d'hiver a été tourné avant Conte d'été et Conte d'automne, mais ça ne change rien. Non seulement parce que chez Rohmer, on le sait, tout est fortuit sauf le hasard, mais surtout parce que Conte d'hiver est plus qu'un conte d'hiver (un conte divers?). Déjà en s'immisçant dans les autres contes - via quelques touches météorologiques, comme la brume qui empêche de voir la forêt de Fontainebleau dans Conte de printemps ou encore le mont Ventoux dans Conte d'automne... (pour Conte d'été, Rohmer aurait aimé des ciels d'orage, qu'il pleuve pendant le tournage, comme il se doit en Bretagne, sauf qu'il a fait beau du début à la fin) - mais, plus encore, du fait que ce conte est lui-même un "condensé" des quatre saisons. Ainsi le prologue, qui se passe en plein été et déjà en Bretagne, préfigurant le film suivant, puis l'histoire proprement dite qui commence quelques années après, à l'entrée de l'hiver, l'automne faisant office de parenthèse (une parenthèse de cinq ans), et non d'épilogue, ce qui aurait marqué la fin de l'histoire, cette histoire d'amour vécue pendant les vacances, et qui donc renaîtra, au décours d'un hiver aux allures finalement de... printemps (question amour).

Cette position paradoxale de l'hiver témoigne du caractère non linéaire de l'ensemble, car basé sur des oppositions et des effets de symétrie (dixit Rohmer), qui voit Conte de printemps et Conte d'automne s'accorder autour d'un même dispositif (une possible machination), d'un même motif (le remariage), et encadrer Conte d'hiver et Conte d'été qui, eux, s'appuient sur un schéma différent: le "polygone amoureux" (pas un triangle mais un quadrilatère, un losange peut-être, pour rappeler la société de production de Rohmer), le schéma d'été (un homme/trois femmes) étant le miroir inversé de celui d'hiver (une femme/trois hommes). Une construction générale qui, au final, n'a rien d'évident, relevant plutôt d'un ordre secret, qui fait que si Rohmer a conçu son cycle dans l'ordre "attendu" des saisons (du printemps à l'hiver), il l'a tourné en fonction d'autres critères, tributaire de circonstances à la fois extérieures et, disons, plus intimes, qu'il ne nous appartient pas d'explorer, mais dont il est clair qu'elles confèrent au cycle une part de mystère qui le rend plus extraordinaire encore que chacun des films, pourtant admirables, qui le composent. Le "tout" plus éblouissant que la somme des parties, ce que n'offraient pas les cycles précédents. Le printemps est bien là, au commencement, parce qu'il ne peut en être autrement, mais c'est l'hiver qui suit, comme un retour de balancier, parce que l'été se fait attendre, un été tardif, se prolongeant du coup à l'automne, expliquant que les raisins, à l'heure des vendanges, y soient encore verts. La fluidité de l'ensemble est conservée, mieux: elle se trouve renforcée, qui tient, dans sa combinatoire même, à l'harmonie subtile qui s'y dégage. Harmonie au sens musical du terme. N'oublions pas que Rohmer, s'il a tourné, après "l'hiver" et en attendant "l'été", l'Arbre, le Maire et la Médiathèque, puis les Rendez-vous de Parisil a aussi publié, une fois l'été passé, mais dont l'écriture a dû accompagner l'ensemble du cycle, De Mozart en Beethovenun "essai sur la notion de profondeur en musique", dans lequel l'auteur célébrait l'élan de la valse mozartienne, comme manifestation du désir, mais aussi les derniers quatuors de Beethoven, plus beaux encore, car empreints d'une joie plus profonde, libérée de toute nécessité extérieure, de toute contrainte. On n'ira pas jusqu'à comparer les derniers quatuors et les Contes des 4 Saisonsen particulier le premier, pour son rapport à la musique, introduite dès le générique avec "Le Printemps" (la sonate n°5 de Beethoven), et surtout le quatrième, devenu le deuxième, via l'allégresse dans laquelle il se termine, celle qui fait pleurer de joie... sinon de rappeler - non sans malice - que la place interchangeable du Conte d'hiver dans la chronologie du cycle est peut-être un écho à celle du 13ème quatuor, achevé après le 15ème et même - si l'on tient compte du finale de substitution - après le 16ème, le dernier des derniers quatuors.

à suivre

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