Mary Astor dans Ladies Love Brutes de Rowland V. Lee (1930).
S'il fallait établir une liste de films pré-Code (1929-1934) - oui, je sais, toujours cette manie des listes, la "lis(z)tomania", comme dit Jonathan Rosenbaum -, s'y glisseraient, outre les grands films de l'époque, comme ceux de Lubitsch, de Sternberg, de Hawks..., mais aussi les films moins réputés de grands cinéastes (je pense à Dynamite de DeMille), ou encore ces œuvres à part que sont par exemple Freaks de Browning, King Kong de Cooper et Schoedsack, Duck Soup de McCarey..., oui, eh bien, s'y trouveraient des films plus emblématiques, comme The Red-Headed Woman de Jack Conway (avec Jean Harlow) et surtout Baby Face d'Alfred E. Green (avec Barbara Stanwyck)... et puis quelques raretés, comme Laughter d'Harry d'Abbadie d'Arrast, Ladies Love Brutes de Rowland V. Lee, Quick Millions et Blood Money de Rowland Brown... C'est de ceux-là, évidemment, qu'il faudrait parler.
1. Et pour commencer, Laughter d'Harry d'Abbadie d'Arrast. Pierre Rissient l'évoque dans Mister Everywhere, son recueil d'entretiens avec Samuel Blumenfeld, mais c'est un texte de Philippe Garnier, "Un franc-tireur à Hollywood", paru dans Libération en 1998 à l'occasion du festival de Saint-Jean-de-Luz, qui nous en dit le plus; où il apparaît que "d'A d'A", comme le surnomme Garnier, fut aussi un drôle de zèbre. Je ne résiste pas au plaisir de reproduire ce texte avant de parler plus longuement du film:
Samedi à 14h30, en clôture du festival de Saint-Jean-de-Luz, aura lieu un petit événement: une copie rarissime du film américain Laughter, spécialement empruntée à la Bibliothèque du Congrès, sera montrée à quelques kilomètres de Saint-Etienne de Baïgorry, chef-lieu de canton dont l'auteur du film, Henri d'Abbadie d'Arrast, était le châtelain. Un châtelain très absentéiste, puisque notre homme, né en 1897 en Argentine où son père construisait le réseau de tramway de Buenos Aires, éduqué à Janson-de-Sailly, a très tôt été chercher fortune à Hollywood, où il fit une carrière importante mais pratiquement fantomatique.
S'il fallait établir une liste de films pré-Code (1929-1934) - oui, je sais, toujours cette manie des listes, la "lis(z)tomania", comme dit Jonathan Rosenbaum -, s'y glisseraient, outre les grands films de l'époque, comme ceux de Lubitsch, de Sternberg, de Hawks..., mais aussi les films moins réputés de grands cinéastes (je pense à Dynamite de DeMille), ou encore ces œuvres à part que sont par exemple Freaks de Browning, King Kong de Cooper et Schoedsack, Duck Soup de McCarey..., oui, eh bien, s'y trouveraient des films plus emblématiques, comme The Red-Headed Woman de Jack Conway (avec Jean Harlow) et surtout Baby Face d'Alfred E. Green (avec Barbara Stanwyck)... et puis quelques raretés, comme Laughter d'Harry d'Abbadie d'Arrast, Ladies Love Brutes de Rowland V. Lee, Quick Millions et Blood Money de Rowland Brown... C'est de ceux-là, évidemment, qu'il faudrait parler.
1. Et pour commencer, Laughter d'Harry d'Abbadie d'Arrast. Pierre Rissient l'évoque dans Mister Everywhere, son recueil d'entretiens avec Samuel Blumenfeld, mais c'est un texte de Philippe Garnier, "Un franc-tireur à Hollywood", paru dans Libération en 1998 à l'occasion du festival de Saint-Jean-de-Luz, qui nous en dit le plus; où il apparaît que "d'A d'A", comme le surnomme Garnier, fut aussi un drôle de zèbre. Je ne résiste pas au plaisir de reproduire ce texte avant de parler plus longuement du film:
Samedi à 14h30, en clôture du festival de Saint-Jean-de-Luz, aura lieu un petit événement: une copie rarissime du film américain Laughter, spécialement empruntée à la Bibliothèque du Congrès, sera montrée à quelques kilomètres de Saint-Etienne de Baïgorry, chef-lieu de canton dont l'auteur du film, Henri d'Abbadie d'Arrast, était le châtelain. Un châtelain très absentéiste, puisque notre homme, né en 1897 en Argentine où son père construisait le réseau de tramway de Buenos Aires, éduqué à Janson-de-Sailly, a très tôt été chercher fortune à Hollywood, où il fit une carrière importante mais pratiquement fantomatique.
De Henri à "Harry".
Ses anciens amis et collègues (Charles Lederer, Joe Cohn, l'acteur Ricardo Cortez ou le scénariste de Capra, Sidney Buchman) l'appelaient "Harry", et tombaient parfois sur lui dans les années 50 à Monte-Carlo, où il vivait de façon précaire à l'Hôtel de Paris sur les chèques que lui envoyait son épouse Eleanor Boarman, ex-Mme King Vidor. Pour cette raison sans doute, le nom de d'Abbadie d'Arrast ne figure dans aucun des dictionnaires du cinéma (ni le Passek, ni le Tulard), uniquement mentionné dans celui de Lourcelles, qui préconise de se pencher sur son cas.
On le trouve dès 1921 aux côtés de Chaplin, dont il devient vite l'ami et parfois le collaborateur; la véracité des milieux parisiens montrés dans A Woman of Paris (l'Opinion publique, 1923) lui doit certainement beaucoup. D'Arrast fera une poignée de comédies raffinées à goût européen pour Paramount en 1927 et 28, dont beaucoup avec Adolphe Menjou et son épouse d'alors, Kathryn Carver: Service for Ladies, A Gentleman of Paris, Serenade, The Magnificent Flirt et Dry Martini (avec Mary Astor, basé sur un livre très populaire de l'époque, sorte de spirituel manifeste de la débauche). Tout ce nitrate a bien entendu été allègrement recyclé par le studio et n'a laissé aucune trace. A l'avènement du parlant, d'Arrast retourna en France faire une pochade intitulée Sous le casque de cuir, avec des nobles et ses anciens amis de Janson-de-Sailly (dont René Clair). Son film le plus connu aurait pu être Raffles, avec Ronald Colman et Kay Francis, si d'Arrast ne s'était violemment disputé avec le producteur Sam Goldwyn. Adaptation de la célèbre pièce de Sidney Howard à laquelle Fitzgerald travailla fugacement, Raffles fut terminé par un autre Français d'Hollywood, George Fitzmaurice.
Laughter, rire caustique.
Laughter paraît être son film le plus achevé: produit aux studios Astoria de la Paramount par Walter Wanger et Herman Mankiewicz (qui avait écrit A Gentleman of Paris), c'est une comédie acerbe qui par bien des côtés préfigure le Sérénade à trois que Lubitsch fera trois ans plus tard. La présence de Fredric March, qui joue Paul, le fantasque pianiste compositeur revenu de Paris spécialement pour "sauver" l'héroïne de son mariage avec un ennuyeux financier, en accentue encore la modernité de ton. Les critiques notèrent aussi le naturalisme du jeu des acteurs, dont celui de Glenn Anders, qui joue l'autre coin du triangle, le sculpteur Ralph Le Sainte. Acteur de théâtre, Anders sera très peu utilisé au cinéma, mais toujours de façon mémorable: par Losey dans son remake de M, mais surtout par Orson Welles, qui lui donnera le rôle de l'avocat dément de la Dame de Shanghai, délicieusement nommé Grisby. Laughter est écrit avec beaucoup de zest et d'humour par d'Arrast, Douglas Z. Doty et Donald Ogden Stewart, à cette époque encore dramaturge et vibrion caustique de la fameuse "table ronde de l'Algonquin". Le scénario, aussi méchant que pétillant, sera d'ailleurs nominé aux oscars. Le film, en revanche, ne fera pas carrière en Europe, Alexander Korda en faisant un remake presque immédiatement (Rive gauche).
Dans ses mémoires, Ben Hecht déclare qu'il n'a connu que trois metteurs en scène qui n'étaient pas des ânes: Hawks, Hitchcock et d'Abbadie d'Arrast. Mais alors pourquoi cette carrière erratique? De tous les anciens amis et collaborateurs interrogés sur lui sur près de quinze ans par Pierre Rissient, un acharné dépisteur de cette étoile filante, qui a écrit le texte de présentation pour le festival de Saint-Jean-de-Luz, seul Vidor en aurait dit du mal. Mais c'est peut-être parce que d'Arrast lui a piqué sa femme. Tous les autres le disent ami délicieux et fidèle en amitié, mais insistent sur le trait de caractère qui pourrait expliquer ses infortunes: d'Arrast était absolument intransigeant sur le travail, et pouvait se montrer violent lors des confrontations avec les producteurs. Il s'est successivement fâché avec Goldwyn, Joseph Schenck, Thalberg, et même, sur le tard, avec son grand ami Chaplin. Au point qu'il a fini par se laisser coller une étiquette antisémite dans le métier. Il est probable qu'il en fut avec lui comme avec un autre surdoué "blackboulé" par les nababs, Rowland Brown (Quick Millions), qui lui aussi dut subir cette réputation: en fait, les gens ne voulaient tout simplement plus le voir, parce qu'il devait du fric à tout le monde.
Pléthore de projets non aboutis.
Certaines incartades de d'Arrast ne manquent pas de piquant: en 1933, ayant préparé un film important sur une histoire d'héritière sauvée du suicide par un vagabond ("New York", qui deviendra Hallelujah, I'm a Bum), le bouillant Français s'attira l'inimitié durable du producteur Joe Schenck lorsqu'il refusa d'utiliser dans le rôle principal Al Jolson, alors la vedette la plus populaire américaine, parce qu'il avait repéré un danseur débutant qui lui semblait plus approprié. C'est finalement Milestone qui réalisa le film, avec Jolson et l'ancien comique Harry Langdon. Quant au débutant, un certain Frederick Austerlitz qui n'avait auparavant fait qu'une petite carrière de danseur avec sa soeur et cachetonné dans un film MGM, il devait quelques mois plus tard casser la baraque au box-office avec une comédie musicale, Flying Down to Rio, premier d'une longue série de succès pour RKO, sous le nom de Fred Astaire. Mais d'Arrast semble avoir été coutumier du fait: parmi ses quelque vingt-neuf projets non aboutis, n'avait-il pas un "Cyrano" produit par Korda et un "Sergent York" avec Harpo Marx dans le rôle plus tard joué par Gary Cooper? Et n'avait-il pas, trois ans avant la version qu'en fit Frank Tuttle, exhorté la Paramount de le laisser adapter La Clé de verre de Dashiell Hammett? Et dès 1925, Maurice Chevalier le réclamait en vain pour son premier film hollywoodien, Innocents of Paris.
Il réalisa tout de même un Topaze des plus grinçants pour MGM, avec Barrymore et toute une escouade de hobereaux exilés comme lui (Luis Alberni, Albert Conti, etc.). L'année suivante, ayant épousé Eleanor Boarman, il fit avec elle un film en Espagne, La Traviesa molinera ("la Meunière mutine"), que Lorca et Chaplin disaient beaucoup admirer et que Mary Pickford acheta personnellement pour United Artists. Mais le tenace Joe Schenck, partenaire dans la compagnie, s'opposa à ce qu'une version anglaise soit distribuée. Ce fut le coup de grâce. D'Arrast rentra dans son château, puis consacra le reste de sa longue vie (il est mort d'une congestion cérébrale en 1968) à vouloir percer les secrets du baccara au casino. Jusqu'à en perdre véritablement la boule, sur la fin. Parfois ses amis cherchaient à lui venir en aide, comme René Clair à l'époque des Grandes Manoeuvres, qui lui proposait du travail. "Mon pauvre ami, ça ne me paierait même pas mes cibiches", lui faisait remarquer d'Arrast.
D'ancien rival et ami de Lubitsch, Henri d'Abbadie d'Arrast était véritablement devenu un personnage à la Guitry, partageant pauvrement sa vie entre l'Hôtel de Paris et le casino de Monte-Carlo, oublié et oublieux des falbalas du festival de Cannes à quelques lieues de là.
(Remerciements à Anne Lara et Pierre Rissient pour les documents et renseignements. Voir aussi le seul article existant sur d'A d'A: par Weinberg dans Film & Filming, 1972)
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