Cronenberg avant Spider.
Désir et dégoût, jouissance et frustration, anéantissement et révolte: voir un film de Cronenberg est toujours une expérience éprouvante. La vision du chaos laisse le spectateur K.O. Le cinéma de Cronenberg est d’abord physique: supporter l’insupportable. Résister pour mieux voir et finalement succomber au champ d’horreur.
Désir et dégoût, jouissance et frustration, anéantissement et révolte: voir un film de Cronenberg est toujours une expérience éprouvante. La vision du chaos laisse le spectateur K.O. Le cinéma de Cronenberg est d’abord physique: supporter l’insupportable. Résister pour mieux voir et finalement succomber au champ d’horreur.
Au départ le gore, des frissons et la rage. Un savant démiurge, un accident et la contamination. Ça débute comme Frankenstein et ça finit comme Dracula. Prométhée au pays des vampires. Mais quel pays? Le Canada, Toronto: société industrielle et américanisation, viande et puritanisme. Fin des années soixante-dix: la contre-culture exorcise le cauchemar vietnamien. Apogée du gore, "théâtralisation" des corps. Le cinéma est politique.
Cronenberg construit ses films comme l’araignée tisse sa toile. Des mots en guise de filières. Les images viennent après et forment le réseau. Un réseau de corps déchirés, digérés, "déjectés". Mais aussi de corps aliénés, pris dans la toile. Le gore cronenbergien est cérébral: mutants nés de la haine d’une mère, télépathes issus de grossesses trafiquées, être-magnétoscope dont les émotions font chair sur l’écran...
Le corps dans tous ses états. Fusion entre un homme et une mouche. Dérive existentielle sous l’empire des drogues: deux corps jumeaux habités par le même esprit mais le deuxième vit peut-être dans l’imaginaire du premier; visions psychédéliques d’un écrivain junkie dans l’univers arachnéen de l’interzone. Burroughs, figure tutélaire, étouffante, expulsée dans un magma informe de corps agglomérés: le festin de l’araignée. Fin du premier acte.
Puis la métamorphose. Un monstre mi-ange mi-papillon se pose sur la toile. Le corps n’est plus qu’une image mentale. L’auto-érotisme du début - phallus sous l’aisselle de la femme, vagin dans le ventre de l’homme - débouche sur la disjonction des sexes. Alors le sexe pour fuir la réalité. Célébrer le mariage apocalyptique de la chair et du métal: relations SM avec la machine. Catharsis de la pornographie technologique. Le pare-excitations du spectateur vole en éclats devant l’hyperréalisme des scènes d’accidents. La jouissance, via le fantasme, toujours ratée, à rechercher encore. Maybe next one...
Impasse. Solitude de l’homme moderne en artiste. Comment créer son propre monde: mutation, téléportation, trip hallucinogène, orgasme dans la ferraille. Surtout ne plus revenir: couper tout contact avec le réel. S’approcher au plus près du centre de la toile. Alice du XXIe siècle: franchir définitivement le miroir. Disparaître dans un autre monde, celui du virtuel par les jeux vidéo. Ou de la folie avec Spider...
Dehors/dedans: introjection, projection; intrication, dislocation. Puissance de Cronenberg. Revoir ses films. Se dégager des images trop symboliques, des références trop criantes: Kafka et le devenir-insecte, Bacon et le vivant de la chair. Fréquenter Deleuze qui a écrit sur les deux: le rhizome chez Kafka, la Figure chez Bacon. Le héros kafkaïen est pris dans les rouages de la machine, il est machine lui-même. Peur de l’engrenage, jouissance du mécanisme. Le spectateur de Bacon est pris dans un mouvement de vertige; il est happé par l’agencement du tableau et assailli par ce qu’il voit: la chose déformée, trans-figurée. Travail de la sensation. Et chez Cronenberg? Présence des agents connecteurs - de la sphère de l’intime (le corps parasité) au champ du social (l’individu espionné); violence du sens devant cette exposition de chairs (in)humaines et d’objets-ossements. Le cinéma de Cronenberg entre désir et douleur. Mais surtout comme force créatrice en perpétuel mouvement. A la jonction du cinéma dit "mineur" et du cinéma esthétiquement dominant. Renvoi à Deleuze et Guattari sur la littérature mineure de Kafka. A Serge Grünberg aussi dans ses entretiens avec Cronenberg. Idée maîtresse: le cinéma mineur est nécessaire au cinéma dominant. C’est lui qui le fait progresser. Véritable creuset de l’expérimentation, il fait l’épreuve du cinéma et nourrit les grands films à venir. D’abord ignoré puis incorporé avant d’être éliminé. Et de revenir sous des formes nouvelles. Puissance de Cronenberg que d’être son propre vivier, à la fois l’araignée et sa toile.
Le livre ouvert. (2002)
Qui est Spider? Un nommé Dennis, un déni d’homme né. A renaître une seconde fois. Coupable d’être né, il lui faut naître à nouveau, renaître en mots, dans sa tête. Si Spider, avec ses allures de clochard hirsute, n’est pas sans évoquer un personnage de Beckett, voire Beckett lui-même, le film, avec ses allures d’autoanalyse, est peut-être l’œuvre la plus intime de Cronenberg. Un grand livre ouvert. Dans Spider le rapport au réel ne tient qu’à un fil, à un bout de ficelle, comme ceux que le personnage amoncelle dans ses poches; des objets qu’il accumule dans son "bas de laine", morceau de son être, vestige de l’histoire que lui racontait sa mère, le soir en tricotant, quand il était enfant: l’araignée qui tissait pendant la nuit son petit sac d’œufs; l’araignée qui se vidait de ses entrailles pour accomplir son œuvre. Mourir et renaître, c’est de cela qu’il s’agit dans Spider. Non plus la toile d’araignée mais le petit cocon de soie blanc suspendu à côté. A la fois l’achèvement de la toile et les prémisses de la suivante: la future araignée. Voir ainsi Spider comme un film charnière (avant le grand tournant néoclassique), à l’instar de M Butterfly, un film de ressourcement entre deux cycles. Un film qui, en prenant une certaine distance par rapport à l’ensemble de l’œuvre, viendrait l’éclairer d’un nouveau regard. L’œuvre dévoilée.
Chez Cronenberg le corps est toujours menacé de "défiguration". Perte de la figure humaine au profit d’une autre - la figure cronenbergienne - où l’humain se fond dans l’inhumain. Mais dans Spider la figure cronenbergienne a elle-même disparu, il ne reste qu’un être en mal d’espèce, d’espèce humaine s’entend. Vie psychique désagrégée, Spider cherche à reconstruire son histoire, à remonter la filière, à rembobiner le fil(m). Suivant le procédé - beckettien - du monologue intérieur, il écrit son journal, y consignant les "souvenirs" que le retour sur les lieux de son enfance fait surgir en lui. Cronenberg ne montre du journal que des pages remplies de gribouillis indéchiffrables. De même il remplace les paroles de Spider par une sorte de marmonnement incompréhensible. Seule la voix intérieure - voix in?, voix off? - reste "intelligible", comme les scènes de visions que Cronenberg nous livre à l’état brut, sans aucun artifice. Image des plus classique, pour ne pas dire archaïque, anticronenbergienne au possible, qui incorpore le personnage à l’intérieur de la scène qu’il est censé voir; image non pas du dédoublement mais du sujet dépossédé de son être; image du processus analytique qui, loin de n’être qu’une simple reconstitution du passé, est un lieu de rencontre entre le sujet et son histoire; image du procès créateur qui lui aussi est rencontre, au sens de la tuchè, entre l’artiste et son œuvre. Ainsi Cronenberg représente-t-il le lieu de la rencontre là où on s’attendait à ce qu’il signifie simplement la rencontre. Il prend ses distances au moment même où il touche au noyau psychotique de son personnage, quand le mécanisme de dissociation joue à plein. Dans ses films visuellement les plus forts (Videodrome, Naked Lunch, eXistenZ...), rien ne distinguait la folie destructrice des personnages de l’univers esthétique dans lequel ils évoluaient. Pas de dispositif, pas de représentation au sens théâtral du terme, tout se mélangeait dans une sorte de maelström de surface (la toile d’araignée). Une énergie puissante s’y dégageait. D’où vient alors ce sentiment d’impuissance qui par instants semble gagner Spider? La douleur terriblement humaine du personnage est-elle si forte que l’artiste ne peut s’en approcher? Plus exactement, l’artiste est-il si proche de son personnage qu’il ne peut ici que ressentir la douleur, sans pouvoir l’effacer?
L’ombre de Beckett plane évidemment sur Spider. Violence de la perception. Logique de la sensation. Quand la sensation permet à l’esprit de faire l’expérience du corps: je ressens donc je suis. Spider dévoile en Cronenberg son côté empiriste, ce mode de pensée au demeurant très anglais que les précédents films suggéraient déjà mais jamais de manière si frontale. Cronenberg: un artiste revendiquant farouchement son "extériorité" par rapport au système hollywoodien, et trouvant dans cette représentation du Londres des années cinquante, dans l’atmosphère morne (grisâtre) de l’Est londonien, l’éclairage blafard (jaunâtre) de ses pubs et le papier peint moisi (verdâtre) de ses petites maisons d’ouvriers, le terreau esthétique de toute son œuvre. Y retrouvant par la même occasion son berceau culturel, à mi-chemin entre la civilisation américaine à laquelle il appartient malgré lui, et ses origines européennes lointaines, quelque part en Europe centrale. C’est au-delà du roman œdipien que nous raconte inévitablement le film, au-delà de la métaphore arachnéenne qu’il file tout aussi manifestement - bref, au-delà de la référence attendue à Freud et à Kafka -, qu’il faut chercher le sens de l’œuvre. Au niveau, on l’a vu, de ce petit bulbe accroché près de la toile, prêt à se rompre. Interaction entre contenant et contenu. Expérience de la douleur primitive, cette violence du réel quand la membrane se déchire. Horreur des premières sensations à la découverte du monde. Expérience inscrite en chacun de nous et capable de se réactiver à tout moment. Ainsi à la rencontre de la sexualité ou de la mort, comme chez Spider. La mort de la maman-araignée. Sauf qu’ici le deuil n’a pas fait son travail. Le temps n’a rien effacé: la mort de la mère (vraisemblablement un suicide par le gaz) se conjugue toujours au présent. Pire, la scène est devenue "mise en scène": une scène extérieure au sujet, non symbolisée, pure construction sur le mode de l’hallucination (le meurtre de la mère par le père).
"Spider, c’est moi" a toujours répété Cronenberg. A entendre moins comme une nouvelle version de l’identification de l’auteur à son héros que comme la reconnaissance par l’auteur de cette interface fragile qui existe entre l’art et la folie. Entre le moi de l’artiste, beaucoup moins fort que ne l’affirme toute une psychologie de l’art, et le moi du psychotique, un moi altéré, fragmenté, disloqué. Ce qui chez Cronenberg était jusqu’à présent resté enfoui, dans le réseau inextricable de la toile, se trouve ici révélé au grand jour. La toile est déchirée, juste au centre. Au point où justement art et folie communiquent. Un point d’origine. Spider c’est l’histoire d’un pauvre hère, submergé par un trop-plein de douleur, assailli par l’image omniprésente de la mère - trois femmes en une: la maman, la putain, la matrone - qu’il cherche à conjurer, en "rejouant" indéfiniment le meurtre de la mère, ou en "s’asphyxiant" de la vision des gazomètres dans une extraordinaire confusion des sens. Autant de scènes qui visent à anesthésier la douleur. Détruire la douleur: telle est la peinture de Bacon, qui efface les organes de la sensation; telle est l’écriture de Beckett, qui supprime la souffrance de ne pas être perçu comme être. Spider entre Bacon et Beckett? De Bacon il ne reste que la structure du tableau: un cadre épuré, des plans rigoureusement construits à l’intérieur desquels le corps, habituellement torturé, a disparu. Disparu ne veut pas dire absent. Le corps est là mais trop fragile pour être exposé. Un corps sans enveloppe, transpercé par un déluge d’excitations. Cinq épaisseurs de chemises ne sauraient le protéger. De Beckett il ne reste que la voix intérieure: une voix d’"outre-monde", surgie de la nuit des temps. Une voix qui parle sans relâche, prisonnière de son propre écho. Des pages noircies par centaines ne sauraient l’étouffer...
Spider c’est aussi la douleur d’un artiste criant son impuissance à représenter, comme à nommer, la douleur de son personnage.
Où vont toutes ces limos la nuit? (2012)
A Dangerous Method / Cosmopolis: deux films comme deux parties d'un diptyque (c'est la première fois depuis Videodrome et Dead Zone que Cronenberg tourne deux films coup sur coup). Dans A Dangerous Method: la psychanalyse, Jung vs Freud via Sabina Spielrein, un monde finissant, la catastrophe à venir... Dans Cosmopolis: la science au service de la haute finance (via la théorie des fractales - ce n'est pas explicite mais c'est ce que j'ai compris), la prise de conscience d'un golden boy multimilliardaire en train de perdre toute sa fortune, faute d'avoir compris le yuan - dans le livre de DeLillo, écrit il y a dix ans, c'était le yen -, la fin du capitalisme postmoderne... Les deux films se répondent. Il n'est pas jusqu'au personnage de l'entarteur, joué par Amalric, qui semble faire écho à celui d'Otto Gross, incarné par Cassel, soit deux éléments perturbateurs - et en même temps complètement inoffensifs -, le premier d'un système, le second d'une théorie... Ce qui passe d'un film à l'autre, c'est bien sûr la parole, plus déliée que jamais, peut-être aussi la pulsion de mort. Reste que le défi de Cronenberg d’adapter Cosmopolis de DeLillo était autrement plus risqué (la méthode plus dangereuse?), ne serait-ce déjà - outre la langue delillienne pas facile à transposer - par le malaise que l’œuvre suscite inévitablement chez le lecteur (d’où le rejet possible), que celui d’adapter The Talking Cure d’Hampton, œuvre infiniment plus séduisante, mais où le dramaturge, à l'instar de Sabina Spielrein avec Freud, avait sacrément mâché le travail au cinéaste. Là non. Cronenberg ne se contente pas d'adapter intelligemment un texte, il recrée tout un univers, qui certes est inspiré de celui de DeLillo, mais qui, au final, lui appartient complètement tant il parvient à y greffer son propre regard (le travail d'hybridation se situe là dorénavant), rappelant ses œuvres esthétiquement les plus abouties.
Le matériau de base est assez délirant. Packer, le trader, fraîchement marié à une richissime héritière, qui écrit des poèmes (de la merde, apprend-on dans le bouquin), disposant, pour accéder à son gigantesque bureau, de deux ascenseurs qui diffèrent par la musique qu'on y diffuse - du Satie ou celle d'un rappeur soufi -, puant le fric autant que le sexe (le film est très olfactif), se trouve bloqué en plein New York dans sa limousine blindée et insonorisée ("proustée" = tapissée de liège comme la chambre de Proust), la faute à la visite du Président des Etats-Unis, les funérailles du rappeur et plusieurs manifestations anticapitalistes placées sous le signe du rat (un des slogans, emprunté au poète polonais Zbigniew Herbert: "un rat devint l'unité d'échange", allusion à une ville en état de siège, sert d'exergue au roman et au film), alors qu'il veut se rendre à l'autre bout de la ville pour se faire couper les cheveux (il y réussira... à moitié - lors d'une séquence très Mitteleuropa évoquant le Eyes Wide Shut de Kubrick - tout ça après différentes rencontres dont celle avec le médecin, hallucinante séance de toucher rectal pendant que Packer drague, tout en grimaçant, sa directrice financière en tenue de joggeuse). La parole ici procède d'une sorte de salmigondis technico-scientifico-métaphysique, pure lalangue, qui ne vise pas, évidemment, à produire du sens mais simplement à signifier l’ultra-jouissance dans laquelle baigne le personnage.
L'homme aux rats.
Le film est comme un long tunnel (la limousine) conduisant le héros vers les profondeurs (le retour aux origines), jusqu’au dernier palier (le salon de coiffure et l'image paternelle à laquelle renvoie la scène), passage obligé avant d’accéder au "sous-sol" (l’appartement dévasté de Benno, l’ex-employé devenu inemployable qui veut tuer Packer)... Pas la peine d’insister sur la dimension freudienne (voire sadique-anale) de cette déchéance programmée. Elle est dans le livre. On notera juste que cette déchéance prend ici l’allure d’une véritable déchétisation, ce qui inscrit le film dans une vision assez lacanienne du capitalisme. La limousine en est le symbole. Sorte d’aquarium ouaté, envahi d'objets pulsionnels totalement vides, gadgétisés, glissant au milieu de la ville et de ses tumultes, elle préfigure le parcours du héros, de la blancheur immaculée à la souillure. Créature à part entière, est-elle cronenbergienne? Oui et non. Oui, parce qu'elle assure la disjonction entre le dedans et le dehors, entre l'intérieur, calfeutré, et l'extérieur, le peuple des "rats"; non, parce qu'il n'y a pas d'interaction entre le dedans et le dehors, séparés non plus comme autrefois par une membrane poreuse, qui favorise les échanges, mais par une barrière parfaitement étanche, empêchant toute communication... Or si Packer est ainsi protégé, doublement protégé, par sa limousine et son garde du corps, qui est comme une seconde enveloppe, qu'en est-il une fois celui-ci exécuté et la limo rangée au parking? C'est tout l'enjeu de la dernière partie, la plus ingrate, lorsque le héros, ainsi exposé, la tête non pas "défigurée" (c’est fini tout ça) mais simplement asymétrique (des restes de tarte à la crème d'un côté, les cheveux tailladés de l'autre), comme sa prostate, se retrouve dans l'antre miasmatique de son ennemi intime et que s'engage entre eux un très long dialogue (repris in extenso du roman, Cronenberg n’ayant éliminé que les hallucinations terminales du personnage principal, peut-être parce que trop... cronenbergiennes - comme c'était déjà le cas pour Spider), dialogue un peu pénible mais nécessaire, sans quoi tout ce qui précède n’aurait servi à rien, qui va l'amener à... à quoi au fait? Je dirais: à découvrir la honte (une larme coule sur la joue de Packer, mais sans rapport avec la douleur - il vient de se tirer une balle dans la main -, ni avec sa mort prochaine). Pour Lacan, le monde moderne, capitaliste, serait marqué, entre autres, par la déchéance du père et la disparition de la honte. Difficile de ne pas voir dans l'itinéraire de Packer, voyage à rebours du capitalisme, une manière non seulement de restituer le père (à travers le personnage du coiffeur) mais aussi de retrouver la honte (à l'issue de cet ultime échange avec l'homme-déchet).
Asymétrique.
On parle beaucoup d'abstraction à propos du film. Cosmopolis s'ouvre sur une toile de Pollock et se termine sur une toile de Rothko. Est-ce à dire que le film passerait d'une abstraction à une autre, du dripping au "champ coloré"? Or ce qui caractérise la peinture de Pollock, ou plutôt sa technique, c’est sa dimension mathématique, fractale (au niveau de la densité des couleurs), comme les mouvements des marchés financiers, alors que chez Rothko l’abstraction est au contraire plus spirituelle, "tragique" même, nourrie par les mythes, ce qui nous ramène à Freud et à Jung. Au début du roman, il est dit de Packer qu’il ne consultait pas d’analyste: "Fini Freud, place à Einstein." La formule n’a rien de programmatique, elle situe le personnage dans sa position de départ (c'est la science qui gouverne). Par la suite, ce sera plutôt l'inverse. Cosmopolis, film génialement bavard, se découpe ainsi en deux parties cloisonnées, inégales, qui le rendent asymétrique (A Dangerous Method était au contraire un film parfaitement symétrique, un modèle d'équilibre). Une première partie, la plus importante (les 2/3 du film), d’aspect pollockien, fractale, qui se passe dans la limousine et occupe toute la surface: des mots vides qui "s'égouttent" dans tous les sens; une seconde partie (le dernier 1/3), d’esprit rothkien, plus spatiale, qui se passe dans l’antre de Benno, telle une scène de théâtre: la parole pleine, un peu lourde, qui cherche à faire sens. On peut évidemment préférer une partie à l'autre, on ne peut nier la cohérence de l'ensemble.
Car ce qui intéresse Cronenberg c'est bien cela: le cheminement d'un homme détaché de son corps - c'est pour cette raison qu'il fait des check-up tous les jours - et non la critique du capitalisme, cyber ou pas (juger le film sur cette base c'est faire fausse route). Faute d'avoir su écouter son corps, en l'occurrence sa prostate, Packer a oublié l'asymétrique, le petit truc bizarre qui lui aurait permis de comprendre le yuan. Mais tout ça n'a plus d'importance. Ce qui compte maintenant, c'est l'homme seul qui est en face de lui, cet homme qui le connaissait mieux que personne, mieux que lui-même, auquel il avait failli et allait faillir encore, cet homme qui disait devoir le tuer tout simplement pour ce qu'il est. L'homme, lui, l'autre, qui allait mourir, qui était déjà mort, et dont il voyait le corps, toujours là... encore détaché?
Revoir Crash...
Dehors/dedans: introjection, projection; intrication, dislocation. Puissance de Cronenberg. Revoir ses films. Se dégager des images trop symboliques, des références trop criantes: Kafka et le devenir-insecte, Bacon et le vivant de la chair. Fréquenter Deleuze qui a écrit sur les deux: le rhizome chez Kafka, la Figure chez Bacon. Le héros kafkaïen est pris dans les rouages de la machine, il est machine lui-même. Peur de l’engrenage, jouissance du mécanisme. Le spectateur de Bacon est pris dans un mouvement de vertige; il est happé par l’agencement du tableau et assailli par ce qu’il voit: la chose déformée, trans-figurée. Travail de la sensation. Et chez Cronenberg? Présence des agents connecteurs - de la sphère de l’intime (le corps parasité) au champ du social (l’individu espionné); violence du sens devant cette exposition de chairs (in)humaines et d’objets-ossements. Le cinéma de Cronenberg entre désir et douleur. Mais surtout comme force créatrice en perpétuel mouvement. A la jonction du cinéma dit "mineur" et du cinéma esthétiquement dominant. Renvoi à Deleuze et Guattari sur la littérature mineure de Kafka. A Serge Grünberg aussi dans ses entretiens avec Cronenberg. Idée maîtresse: le cinéma mineur est nécessaire au cinéma dominant. C’est lui qui le fait progresser. Véritable creuset de l’expérimentation, il fait l’épreuve du cinéma et nourrit les grands films à venir. D’abord ignoré puis incorporé avant d’être éliminé. Et de revenir sous des formes nouvelles. Puissance de Cronenberg que d’être son propre vivier, à la fois l’araignée et sa toile.
Le livre ouvert. (2002)
Qui est Spider? Un nommé Dennis, un déni d’homme né. A renaître une seconde fois. Coupable d’être né, il lui faut naître à nouveau, renaître en mots, dans sa tête. Si Spider, avec ses allures de clochard hirsute, n’est pas sans évoquer un personnage de Beckett, voire Beckett lui-même, le film, avec ses allures d’autoanalyse, est peut-être l’œuvre la plus intime de Cronenberg. Un grand livre ouvert. Dans Spider le rapport au réel ne tient qu’à un fil, à un bout de ficelle, comme ceux que le personnage amoncelle dans ses poches; des objets qu’il accumule dans son "bas de laine", morceau de son être, vestige de l’histoire que lui racontait sa mère, le soir en tricotant, quand il était enfant: l’araignée qui tissait pendant la nuit son petit sac d’œufs; l’araignée qui se vidait de ses entrailles pour accomplir son œuvre. Mourir et renaître, c’est de cela qu’il s’agit dans Spider. Non plus la toile d’araignée mais le petit cocon de soie blanc suspendu à côté. A la fois l’achèvement de la toile et les prémisses de la suivante: la future araignée. Voir ainsi Spider comme un film charnière (avant le grand tournant néoclassique), à l’instar de M Butterfly, un film de ressourcement entre deux cycles. Un film qui, en prenant une certaine distance par rapport à l’ensemble de l’œuvre, viendrait l’éclairer d’un nouveau regard. L’œuvre dévoilée.
Chez Cronenberg le corps est toujours menacé de "défiguration". Perte de la figure humaine au profit d’une autre - la figure cronenbergienne - où l’humain se fond dans l’inhumain. Mais dans Spider la figure cronenbergienne a elle-même disparu, il ne reste qu’un être en mal d’espèce, d’espèce humaine s’entend. Vie psychique désagrégée, Spider cherche à reconstruire son histoire, à remonter la filière, à rembobiner le fil(m). Suivant le procédé - beckettien - du monologue intérieur, il écrit son journal, y consignant les "souvenirs" que le retour sur les lieux de son enfance fait surgir en lui. Cronenberg ne montre du journal que des pages remplies de gribouillis indéchiffrables. De même il remplace les paroles de Spider par une sorte de marmonnement incompréhensible. Seule la voix intérieure - voix in?, voix off? - reste "intelligible", comme les scènes de visions que Cronenberg nous livre à l’état brut, sans aucun artifice. Image des plus classique, pour ne pas dire archaïque, anticronenbergienne au possible, qui incorpore le personnage à l’intérieur de la scène qu’il est censé voir; image non pas du dédoublement mais du sujet dépossédé de son être; image du processus analytique qui, loin de n’être qu’une simple reconstitution du passé, est un lieu de rencontre entre le sujet et son histoire; image du procès créateur qui lui aussi est rencontre, au sens de la tuchè, entre l’artiste et son œuvre. Ainsi Cronenberg représente-t-il le lieu de la rencontre là où on s’attendait à ce qu’il signifie simplement la rencontre. Il prend ses distances au moment même où il touche au noyau psychotique de son personnage, quand le mécanisme de dissociation joue à plein. Dans ses films visuellement les plus forts (Videodrome, Naked Lunch, eXistenZ...), rien ne distinguait la folie destructrice des personnages de l’univers esthétique dans lequel ils évoluaient. Pas de dispositif, pas de représentation au sens théâtral du terme, tout se mélangeait dans une sorte de maelström de surface (la toile d’araignée). Une énergie puissante s’y dégageait. D’où vient alors ce sentiment d’impuissance qui par instants semble gagner Spider? La douleur terriblement humaine du personnage est-elle si forte que l’artiste ne peut s’en approcher? Plus exactement, l’artiste est-il si proche de son personnage qu’il ne peut ici que ressentir la douleur, sans pouvoir l’effacer?
L’ombre de Beckett plane évidemment sur Spider. Violence de la perception. Logique de la sensation. Quand la sensation permet à l’esprit de faire l’expérience du corps: je ressens donc je suis. Spider dévoile en Cronenberg son côté empiriste, ce mode de pensée au demeurant très anglais que les précédents films suggéraient déjà mais jamais de manière si frontale. Cronenberg: un artiste revendiquant farouchement son "extériorité" par rapport au système hollywoodien, et trouvant dans cette représentation du Londres des années cinquante, dans l’atmosphère morne (grisâtre) de l’Est londonien, l’éclairage blafard (jaunâtre) de ses pubs et le papier peint moisi (verdâtre) de ses petites maisons d’ouvriers, le terreau esthétique de toute son œuvre. Y retrouvant par la même occasion son berceau culturel, à mi-chemin entre la civilisation américaine à laquelle il appartient malgré lui, et ses origines européennes lointaines, quelque part en Europe centrale. C’est au-delà du roman œdipien que nous raconte inévitablement le film, au-delà de la métaphore arachnéenne qu’il file tout aussi manifestement - bref, au-delà de la référence attendue à Freud et à Kafka -, qu’il faut chercher le sens de l’œuvre. Au niveau, on l’a vu, de ce petit bulbe accroché près de la toile, prêt à se rompre. Interaction entre contenant et contenu. Expérience de la douleur primitive, cette violence du réel quand la membrane se déchire. Horreur des premières sensations à la découverte du monde. Expérience inscrite en chacun de nous et capable de se réactiver à tout moment. Ainsi à la rencontre de la sexualité ou de la mort, comme chez Spider. La mort de la maman-araignée. Sauf qu’ici le deuil n’a pas fait son travail. Le temps n’a rien effacé: la mort de la mère (vraisemblablement un suicide par le gaz) se conjugue toujours au présent. Pire, la scène est devenue "mise en scène": une scène extérieure au sujet, non symbolisée, pure construction sur le mode de l’hallucination (le meurtre de la mère par le père).
"Spider, c’est moi" a toujours répété Cronenberg. A entendre moins comme une nouvelle version de l’identification de l’auteur à son héros que comme la reconnaissance par l’auteur de cette interface fragile qui existe entre l’art et la folie. Entre le moi de l’artiste, beaucoup moins fort que ne l’affirme toute une psychologie de l’art, et le moi du psychotique, un moi altéré, fragmenté, disloqué. Ce qui chez Cronenberg était jusqu’à présent resté enfoui, dans le réseau inextricable de la toile, se trouve ici révélé au grand jour. La toile est déchirée, juste au centre. Au point où justement art et folie communiquent. Un point d’origine. Spider c’est l’histoire d’un pauvre hère, submergé par un trop-plein de douleur, assailli par l’image omniprésente de la mère - trois femmes en une: la maman, la putain, la matrone - qu’il cherche à conjurer, en "rejouant" indéfiniment le meurtre de la mère, ou en "s’asphyxiant" de la vision des gazomètres dans une extraordinaire confusion des sens. Autant de scènes qui visent à anesthésier la douleur. Détruire la douleur: telle est la peinture de Bacon, qui efface les organes de la sensation; telle est l’écriture de Beckett, qui supprime la souffrance de ne pas être perçu comme être. Spider entre Bacon et Beckett? De Bacon il ne reste que la structure du tableau: un cadre épuré, des plans rigoureusement construits à l’intérieur desquels le corps, habituellement torturé, a disparu. Disparu ne veut pas dire absent. Le corps est là mais trop fragile pour être exposé. Un corps sans enveloppe, transpercé par un déluge d’excitations. Cinq épaisseurs de chemises ne sauraient le protéger. De Beckett il ne reste que la voix intérieure: une voix d’"outre-monde", surgie de la nuit des temps. Une voix qui parle sans relâche, prisonnière de son propre écho. Des pages noircies par centaines ne sauraient l’étouffer...
Spider c’est aussi la douleur d’un artiste criant son impuissance à représenter, comme à nommer, la douleur de son personnage.
Où vont toutes ces limos la nuit? (2012)
A Dangerous Method / Cosmopolis: deux films comme deux parties d'un diptyque (c'est la première fois depuis Videodrome et Dead Zone que Cronenberg tourne deux films coup sur coup). Dans A Dangerous Method: la psychanalyse, Jung vs Freud via Sabina Spielrein, un monde finissant, la catastrophe à venir... Dans Cosmopolis: la science au service de la haute finance (via la théorie des fractales - ce n'est pas explicite mais c'est ce que j'ai compris), la prise de conscience d'un golden boy multimilliardaire en train de perdre toute sa fortune, faute d'avoir compris le yuan - dans le livre de DeLillo, écrit il y a dix ans, c'était le yen -, la fin du capitalisme postmoderne... Les deux films se répondent. Il n'est pas jusqu'au personnage de l'entarteur, joué par Amalric, qui semble faire écho à celui d'Otto Gross, incarné par Cassel, soit deux éléments perturbateurs - et en même temps complètement inoffensifs -, le premier d'un système, le second d'une théorie... Ce qui passe d'un film à l'autre, c'est bien sûr la parole, plus déliée que jamais, peut-être aussi la pulsion de mort. Reste que le défi de Cronenberg d’adapter Cosmopolis de DeLillo était autrement plus risqué (la méthode plus dangereuse?), ne serait-ce déjà - outre la langue delillienne pas facile à transposer - par le malaise que l’œuvre suscite inévitablement chez le lecteur (d’où le rejet possible), que celui d’adapter The Talking Cure d’Hampton, œuvre infiniment plus séduisante, mais où le dramaturge, à l'instar de Sabina Spielrein avec Freud, avait sacrément mâché le travail au cinéaste. Là non. Cronenberg ne se contente pas d'adapter intelligemment un texte, il recrée tout un univers, qui certes est inspiré de celui de DeLillo, mais qui, au final, lui appartient complètement tant il parvient à y greffer son propre regard (le travail d'hybridation se situe là dorénavant), rappelant ses œuvres esthétiquement les plus abouties.
Le matériau de base est assez délirant. Packer, le trader, fraîchement marié à une richissime héritière, qui écrit des poèmes (de la merde, apprend-on dans le bouquin), disposant, pour accéder à son gigantesque bureau, de deux ascenseurs qui diffèrent par la musique qu'on y diffuse - du Satie ou celle d'un rappeur soufi -, puant le fric autant que le sexe (le film est très olfactif), se trouve bloqué en plein New York dans sa limousine blindée et insonorisée ("proustée" = tapissée de liège comme la chambre de Proust), la faute à la visite du Président des Etats-Unis, les funérailles du rappeur et plusieurs manifestations anticapitalistes placées sous le signe du rat (un des slogans, emprunté au poète polonais Zbigniew Herbert: "un rat devint l'unité d'échange", allusion à une ville en état de siège, sert d'exergue au roman et au film), alors qu'il veut se rendre à l'autre bout de la ville pour se faire couper les cheveux (il y réussira... à moitié - lors d'une séquence très Mitteleuropa évoquant le Eyes Wide Shut de Kubrick - tout ça après différentes rencontres dont celle avec le médecin, hallucinante séance de toucher rectal pendant que Packer drague, tout en grimaçant, sa directrice financière en tenue de joggeuse). La parole ici procède d'une sorte de salmigondis technico-scientifico-métaphysique, pure lalangue, qui ne vise pas, évidemment, à produire du sens mais simplement à signifier l’ultra-jouissance dans laquelle baigne le personnage.
L'homme aux rats.
Le film est comme un long tunnel (la limousine) conduisant le héros vers les profondeurs (le retour aux origines), jusqu’au dernier palier (le salon de coiffure et l'image paternelle à laquelle renvoie la scène), passage obligé avant d’accéder au "sous-sol" (l’appartement dévasté de Benno, l’ex-employé devenu inemployable qui veut tuer Packer)... Pas la peine d’insister sur la dimension freudienne (voire sadique-anale) de cette déchéance programmée. Elle est dans le livre. On notera juste que cette déchéance prend ici l’allure d’une véritable déchétisation, ce qui inscrit le film dans une vision assez lacanienne du capitalisme. La limousine en est le symbole. Sorte d’aquarium ouaté, envahi d'objets pulsionnels totalement vides, gadgétisés, glissant au milieu de la ville et de ses tumultes, elle préfigure le parcours du héros, de la blancheur immaculée à la souillure. Créature à part entière, est-elle cronenbergienne? Oui et non. Oui, parce qu'elle assure la disjonction entre le dedans et le dehors, entre l'intérieur, calfeutré, et l'extérieur, le peuple des "rats"; non, parce qu'il n'y a pas d'interaction entre le dedans et le dehors, séparés non plus comme autrefois par une membrane poreuse, qui favorise les échanges, mais par une barrière parfaitement étanche, empêchant toute communication... Or si Packer est ainsi protégé, doublement protégé, par sa limousine et son garde du corps, qui est comme une seconde enveloppe, qu'en est-il une fois celui-ci exécuté et la limo rangée au parking? C'est tout l'enjeu de la dernière partie, la plus ingrate, lorsque le héros, ainsi exposé, la tête non pas "défigurée" (c’est fini tout ça) mais simplement asymétrique (des restes de tarte à la crème d'un côté, les cheveux tailladés de l'autre), comme sa prostate, se retrouve dans l'antre miasmatique de son ennemi intime et que s'engage entre eux un très long dialogue (repris in extenso du roman, Cronenberg n’ayant éliminé que les hallucinations terminales du personnage principal, peut-être parce que trop... cronenbergiennes - comme c'était déjà le cas pour Spider), dialogue un peu pénible mais nécessaire, sans quoi tout ce qui précède n’aurait servi à rien, qui va l'amener à... à quoi au fait? Je dirais: à découvrir la honte (une larme coule sur la joue de Packer, mais sans rapport avec la douleur - il vient de se tirer une balle dans la main -, ni avec sa mort prochaine). Pour Lacan, le monde moderne, capitaliste, serait marqué, entre autres, par la déchéance du père et la disparition de la honte. Difficile de ne pas voir dans l'itinéraire de Packer, voyage à rebours du capitalisme, une manière non seulement de restituer le père (à travers le personnage du coiffeur) mais aussi de retrouver la honte (à l'issue de cet ultime échange avec l'homme-déchet).
Asymétrique.
On parle beaucoup d'abstraction à propos du film. Cosmopolis s'ouvre sur une toile de Pollock et se termine sur une toile de Rothko. Est-ce à dire que le film passerait d'une abstraction à une autre, du dripping au "champ coloré"? Or ce qui caractérise la peinture de Pollock, ou plutôt sa technique, c’est sa dimension mathématique, fractale (au niveau de la densité des couleurs), comme les mouvements des marchés financiers, alors que chez Rothko l’abstraction est au contraire plus spirituelle, "tragique" même, nourrie par les mythes, ce qui nous ramène à Freud et à Jung. Au début du roman, il est dit de Packer qu’il ne consultait pas d’analyste: "Fini Freud, place à Einstein." La formule n’a rien de programmatique, elle situe le personnage dans sa position de départ (c'est la science qui gouverne). Par la suite, ce sera plutôt l'inverse. Cosmopolis, film génialement bavard, se découpe ainsi en deux parties cloisonnées, inégales, qui le rendent asymétrique (A Dangerous Method était au contraire un film parfaitement symétrique, un modèle d'équilibre). Une première partie, la plus importante (les 2/3 du film), d’aspect pollockien, fractale, qui se passe dans la limousine et occupe toute la surface: des mots vides qui "s'égouttent" dans tous les sens; une seconde partie (le dernier 1/3), d’esprit rothkien, plus spatiale, qui se passe dans l’antre de Benno, telle une scène de théâtre: la parole pleine, un peu lourde, qui cherche à faire sens. On peut évidemment préférer une partie à l'autre, on ne peut nier la cohérence de l'ensemble.
Car ce qui intéresse Cronenberg c'est bien cela: le cheminement d'un homme détaché de son corps - c'est pour cette raison qu'il fait des check-up tous les jours - et non la critique du capitalisme, cyber ou pas (juger le film sur cette base c'est faire fausse route). Faute d'avoir su écouter son corps, en l'occurrence sa prostate, Packer a oublié l'asymétrique, le petit truc bizarre qui lui aurait permis de comprendre le yuan. Mais tout ça n'a plus d'importance. Ce qui compte maintenant, c'est l'homme seul qui est en face de lui, cet homme qui le connaissait mieux que personne, mieux que lui-même, auquel il avait failli et allait faillir encore, cet homme qui disait devoir le tuer tout simplement pour ce qu'il est. L'homme, lui, l'autre, qui allait mourir, qui était déjà mort, et dont il voyait le corps, toujours là... encore détaché?
Revoir Crash...
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