vendredi 10 juillet 2020

Où est passé le rouge?


Conte d'automne d'Eric Rohmer (1998).

Contes des 4 saisons d'Eric Rohmer: "suite et fin".

Un cycle de maturation, disions-nous. Du vert très vert, printanier, au vert doré, automnal, en passant par le bleu, celui du ciel en été. Et le blanc, le blanc de l'hiver, qui serait la synthèse. Sauf que — 1) pour faire du blanc, il faut des couleurs primaires, en l'occurrence du vert, du bleu et du rouge — 2) la couleur de l'automne n'est pas une couleur primaire, c'est une couleur secondaire, mêlant le vert, le rouge et le jaune — 3) dans Conte d'automne, le vert est très présent, fruit, on l'a vu, d'un été qui aurait débordé sur l'automne, les vignes se trouvant encore vertes au moment des vendanges, là où elles auraient dues être rouges (ce sont celles de la vallée du Rhône). Bref, le rouge, c'est ce qu'il manque dans Conte d'automneet, puisque c'est dans ce conte qu'il avait sa place, on dira, plus généralement, que c'est la couleur qui manque à l'ensemble du cycle. Du moins, au niveau du paysage. Car du rouge, il y en a tout de même, mais en tant que valeur ajoutée, sous forme de petites taches, judicieusement réparties dans le tableau. Où exactement? Eh bien, à chaque fois, au niveau d'un vêtement (je pense tout à coup à la robe rouge des juges dans l'Argent de Bresson, seul rouge du film). Ainsi, en remontant le cycle: le pull (couleur... lie-de-vin!) de Béatrice Romand dans Conte d'automne, le maillot de bain (deux pièces) d'Amanda Langlet dans Conte d'été, l'écharpe de la petite Elise, la fille de Charlotte Véry dans Conte d'hiver et la jupe de Florence Darel dans Conte de printemps. Du rouge ("à doses homéopathiques", dirait Rohmer) pour rééquilibrer, chromatiquement parlant, le tableau et s'harmoniser avec — dans l'autre sens, cette fois — le vert, le blanc, le bleu et le vert-doré, surtout le vert et le bleu, les deux couleurs dominantes, une façon de retrouver les couleurs primaires évoquées plus haut: le vert, le bleu et le rouge, les couleurs préférées de Matisse, le peintre préféré de Rohmer.

Mais pourquoi des vêtements? Disons d'abord que des trois couleurs élémentaires, le rouge est de loin la plus discrète dans la nature et qu'elle ne s'y révèle que par "accident", pur effet de contraste. Ensuite que les quatre vêtements rouges, ainsi repérés, sont des vêtements de saison (jupe/printemps, écharpe/hiver, maillot de bain/été, pull/automne), ce qui les intègre malgré tout au décor naturel. Enfin, et surtout, que ces vêtements apportent l'élément de matière nécessaire pour faire contrepoint à l'esprit, sur quoi est fondé tout le cinéma de Rohmer, cette "pensée" qui est le moteur de ses films, quelle que soit la forme qu'elle y prend. De sorte que le "vêtement rouge", s'il apparaît comme le petit plus dans le tableau, il l'est à double titre: en tant que couleur rouge, touche d'insurrection contre la "tyrannie" du vert et du bleu; mais aussi en tant que textile, créant une sorte de tactilité qui s'oppose aux impressions chromatiques et climatiques, elles, impalpables, que distille chacun des contes. Soit l'élément en relief, certes dissonant mais indispensable pour que l'harmonie d'ensemble y gagne en intensité.
Voilà pour l'aspect esthétique. Qu'on ne saurait pour autant dissocier du reste, de ce qui se dit dans chaque film, et comment cela est dit. Ces petites notes de rouge sont l'équivalent des discordances (quiproquos, lapsus et autres confusions) qui parsèment le discours des personnages, lui-même empreint de circonlocutions, et font tout le sel de la parole chez Rohmer. Et ce qui est vrai pour la parole l'est aussi pour le geste. On sait l'extrême attention porté par le cinéaste aux gestes de ses actrices, des gestes qui font partie intégrante des personnages qu'elles incarnent (parfois de façon excessive, comme Marie Rivière dans la Femme de l'aviateur, se passant systématiquement la main dans les cheveux lorsqu'elle s'exprime). Or, contrastant avec ces gestes, qui pour Rohmer renvoient à une grâce spécifiquement féminine, il y a ceux de leurs homologues masculins, trahissant par moments une évidente gaucherie — je pense principalement à Hugues Quester dans Conte de printemps et, bien sûr, Melvil Poupaud dans Conte d'été —, ce qui apparaît comme une forme de désaccord dans la gestuelle du film, à l'instar des taches rouges et des "ratés" de la parole, sans que cela signifie nécessairement une contradiction entre ce que dit le personnage et ce que révèlent ses gestes. Simplement une rupture, légère mais perceptible, qui ne peut qu'agrémenter la "chorégraphie" de l'ensemble.

Et les digressions philosophiques? Ne pourrait-on pas les interpréter de la même manière, comme des "heurts" dans la philosophie générale qui imprègne chaque film, à travers les joutes qu'elles provoquent. Avec cette particularité qu'il y aurait dans la succession des contes, et des saisons, comme un abandon progressif du savoir et du "bien-dire" pour quelque chose de plus intuitif. Une façon de revenir à la question du début concernant l'ordre des saisons et la place de Conte d'hiver. Reprenons. C'est dans Conte de printemps où l'on parle le plus de philosophie, à travers notamment la discussion entre Jeanne et Eve: il y est question de Kant, du transcendantal, de jugement synthétique a priori... En contrechamp: la musique (celle de Schumann jouée par Natacha, qui joue aussi les "entremetteuses" entre Jeanne, jeune prof de philo, et son père). Dans Conte d'été, pas de références philosophiques, mais de longues discussions entre Gaspard et Margot, tout en se promenant au bord de la mer, sur le thème de l'indécision dans les sentiments amoureux, écho possible à Kierkegaard... En contrechamp: une chanson ("Fille de corsaire", écrite par Gaspard qui finalement se dérobera au moment du choix). Dans Conte d'automne, pas de références philosophiques non plus, pire: le professeur de philo y est discrédité par son ex-maîtresse qui fut aussi son élève mais préfère dorénavant parler de philo avec Magali, la viticultrice qui, sur la nature, la vie, la pensée, lui dit des choses beaucoup plus profondes que celles qu'il pouvait lui dire... Et pas de contrechamp, on reste au milieu des plants de vigne où pousse le muflier sauvage, comme le précise Isabelle — initiée par Magali — à Gérald, qu'elle a rencontré dans le but justement de lui faire rencontrer Magali. Et puis Conte d'hiver. Où l'on reparle philo, via Pascal et son fameux "pari", leitmotiv rohmérien, entre Loïc, l'intellectuel, et Félicie, qui a décidé de le quitter pour un autre, dans l'attente d'un troisième qui en fait est le premier... En contrechamp: Shakespeare (dont la pièce Le Conte d'hiver fait aussi du dramaturge un philosophe de la nature). Que conclure, si ce n'est que Conte d'hiver ne pouvait être le dernier des contes (ni le premier d'ailleurs) conformément à l'ordre des saisons. Qu'il existait une autre approche, celle qui valorise la nature, justifiant que le cycle des 4 saisons s'achève avec Conte d'automne. Et Conte d'hiver de s'insérer entre printemps et automne, film-contrepoint dans l'harmonie du cycle.

PS. Cette place de l'hiver qu'on pourrait qualifier de "poétique", avec ce que cela suppose aussi de mystérieux, contribue au charme des films de Rohmer, le charme au sens du "presque-rien" (ou du "je-ne-sais-quoi", je ne sais plus) dont parlait Jankélévitch. Mais ça, c'est une autre histoire...

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