samedi 25 juillet 2020

Revoir Crash



Crash de David Cronenberg (1996).

"Maybe the next one..."

Crash... Le choc est passé, c'était il y a plus de vingt ans. Le temps l'a effacé, et revoir le film aujourd'hui ne l'a pas réactivé. Mais la mémoire, elle, est restée intacte, chaque scène du film, ainsi revu, le reconstituant avant même que la suivante ne prenne le relais, anticipation d'autant plus aisée que le film est lui-même une suite de répétitions, qui fait de sa forme une ellipse, dont la surface ne cesserait de s'élargir, autour d'un centre toujours fuyant, j'ai nommé la jouissance, celle qui passe non pas par le sexe, mais par la pensée, les mots, autrement dit le fantasme...  la jouissance de l'être parlant, toujours convoquée puisque, quelque part, toujours ratée: "Maybe the next one..."
De sorte que le film n'est pas l'exploration (encore moins la célébration) d'une sexualité mutante, porno-technologique, qui allierait la chair et le métal - ça c'est de la SF primaire, le concept de base, comme le dit Vaughan, à propos du "remodelage du corps humain par la technologie moderne" -, mais la poursuite d'un fantasme à travers un délire (signe de son impossibilité): l'idée que l'accident automobile, le crash, permettrait, vu la décharge émotionnelle qu'il provoque, d'accéder au nec plus ultra de la jouissance. Comment? Par la "libération d'une énergie sexuelle qui concentrerait la sexualité (c'est le mot employé mais c'est "jouissance" qu'il faut entendre) de ceux qui sont morts dans l'accident". Et de convoquer, en les rejouant, aux seules fins d'en jouir (en tant qu'acteurs mais aussi spectateurs, par la puissance de la reconstitution), les crashs célèbres comme ceux qui ont coûté la vie à James Dean et à Jayne Mansfield. [A minima, on peut voir le film comme l'histoire très hitchcockienne d'une femme frigide, blonde pour le coup, que l'homme, après sa découverte du pouvoir orgasmatique du crash, essaierait d'amener à la jouissance, une sorte de Marnie à la sauce Cronenberg.]
Sauf que pour accéder à ce type de jouissance, il faut être prédisposé, avoir déjà un certain penchant que d'aucuns qualifieront de "déviant" ou de "pervers", en tout cas de pathologique, au sens où il n'est pas (encore) la norme, mais que les nouvelles technologies prépareraient: l'être futur avec tous ces appareillages, toutes ces cicatrices, corps métallisé, suturé, déplaçant les sources d'excitation: la carlingue d'un avion, le cuir d'une voiture... comme les pratiques sexuelles: jouir des coutures d'une cicatrice (peu importe le partenaire), sachant que la jouissance ici n'est plus celle directement déclenchée par l'accident mais celle, plus sensorielle, des séquelles physiques qu'il a laissées, et de tous ces matériaux qui en sont le témoin, ce dont rend compte Cronenberg dans son style habituel, neutre, quasi chirurgical.
Bien sûr, on pourrait y voir la recherche d'un toujours plus de jouissance, une sorte de post-pornographie, un "après" dans cette surenchère du plaisir, qui serait comme saturé, ouvrant la voie à d'autres modes de jouir. Mais la structure du film, circulaire, qui voit la fin répéter le début, n'y invite pas. Le maître-mot ici, c'est bien le fantasme, dans un cadre certes renouvelé, mais qui, justement, vise à rappeler que les choses ont toujours été ainsi et qu'elles le resteront à jamais, quelles que soient les modalités qui leur permettent de s'exprimer. J'en veux pour preuve le choix de Cronenberg d'inscrire son film dans une temporalité différente, qui n'a rien de réelle, étant entendu que le réel serait du côté du crash, filmé à vitesse normale, comme lors des crash-tests.
Cette temporalité, ralentie, qui étire le film comme un ruban, c'est donc celle du fantasme. Elle imprègne Crash tout le long, comme de longs préliminaires, faits de caresses, de phrases murmurées (au creux de l'oreille), le film évoluant ainsi, gris-bleu, bercé par la musique atonale d'Howard Shore, avec comme point d'orgue la scène du car wash, contrepoint idéal au car crash. Mais encore. Qu'est-ce que cette langueur qui accompagne Crash, manifestation d'une attente jamais satisfaite, sinon qu'elle concerne avant tout les femmes, dont l'obsédante présence déplace peu à peu les enjeux du film, ce qui au départ s'accordait avec le projet "pulsionnel" de Vaughan.
"Maybe the next one, baby..." répète le film. C'est ce que dit Ballard (le personnage) à son épouse. Pour lui, la phrase a la même signification à la fin qu'au début. Il s'agit de savoir si la "rencontre" avec Vaughan et l'expérience du crash ont permis à sa femme d'atteindre cette jouissance qu'elle ne connaît pas. Mais pour elle, comme pour les autres femmes du film, la question a-t-elle seulement un sens? La beauté du film tient finalement à cette mélancolie que dégagent les trois femmes de Crashqui les rend désirables et mystérieuses, désirables aussi parce que mystérieuses, quand elles s'offrent au regard de l'homme en découvrant leur sein, geste sexuel mais aussi de pure tendresse, quasi maternel, qui rappelle à l'homme son premier objet de désir et confère au film cette impression de bercement, de doux tangage rythmé par la circulation routière, et seulement rompue par ce qui fait intrusion dans le corps, le pénètre ou le déchire, pénis ou bout de métal.
Qu'en est-il alors de Vaughan? Son existence n'est pas certaine, Cronenberg le dit lui-même. Il pourrait n'être qu'une chimère, née de l'imagination de Ballard: un fantasme depuis son accident, qui toucherait à la jouissance, à celle de sa femme, un fantasme qu'on partage à deux. Voir la scène où ils font l'amour, la femme attisant le désir de son partenaire, via la crudité de ses paroles (étonnant renversement des rôles), lesquelles évoquent Vaughan en train de le sodomiser - on connait la formule de Cronenberg: "I have to make the word be flesh", repris par Serge Grünberg pour son documentaire -, faisant ainsi du personnage une sorte d'intermédiaire, nécessaire à la jouissance. Possible, mais il pourrait tout aussi bien exister, et remplir la même fonction. Ce qui est sûr, c'est qu'il est l'incarnation du désir de Ballard qui croit la "jouissance" accessible, par le biais du crash, sauf qu'elle ne l'est que si la mort est au bout, la vraie jouissance ne pouvant s'accomplir que dans la mort, ce que les mises en scène de Vaughan, le petit théâtre qu'elles représentent, ne faisaient qu'approcher, au plus près, sans jamais l'atteindre, comme la limite d'une fonction, jusqu'au moment où...
Le moment où Vaughan meurt (dans le roman c'est différent, c'est avec Liz Taylor qu'il devait mourir, via l'accident parfait, préparé de longue date, sauf que sa mort, annoncée dès le début du roman, ne s'est pas accompagnée de celle de l'actrice, signifiant ainsi l'échec de ce qui aurait dû être la jouissance ultime), ou alors, si le personnage n'existe pas, le moment où il n'est plus utile à la réalisation du fantasme, et que c'est Ballard maintenant qui prend les commandes, en même temps que la place de Vaughan, au volant de sa vieille Lincoln 1963 (le modèle dans lequel Kennedy a été assassiné), pour rejouer avec sa femme, et peut-être réussir enfin, ce que lui, elle, eux deux à travers Vaughan, n'avaient de cesse de rater, dans l'acte d'amour, de l'amour physique s'entend. Et finalement ce constat, hallucinant, terrifiant, qu'entre l'homme et la femme, pour que ça tienne, que ça raccorde malgré tout, il faut que la femme frôle elle aussi la mort, quitte à le payer physiquement, à l'image de ces corps détruits, cassés, mal réparés, ne tenant debout qu'appuyés sur des cannes ou soutenus par des prothèses, acceptant ce "désir à la mort" de l'homme qu'elle aime. Pourquoi le fait-elle? Elle-même ne le sait pas. C'est comme ça, il n'y a pas à savoir...

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