vendredi 3 juillet 2020

Il primo Moretti




"Michele" Moretti, ou six personnages en quête d'auteur.

Il y a plusieurs façons de découper la filmographie de Nanni Moretti. La plus simple est celle qui distingue trois périodes:
1) la période "Michele" qui concerne les six premiers longs métrages (Je suis un autarcique, Ecce bombo, Sogni d’oro, Bianca, Palombella rossa, auxquels on ajoutera La messe est finie dans lequel "don Giulio", le personnage du prêtre joué par Moretti, pourrait très bien, aux dires mêmes du réalisateur, se prénommait Michele dans le civil), soit les films tournés dans les années 70 et 80, période elle-même divisée en deux parties: une première regroupant les trois premiers films, centrés sur les différentes façons de vivre le collectif (de l’expérience désastreuse du théâtre expérimental au tournage chaotique d’un film introspectif, en passant par les errements d’un groupe d’auto-conscience), alors que la seconde a pour cadre les grandes institutions que sont, respectivement, dans les trois films suivants, l’Ecole, l’Eglise et le PCI (Parti communiste italien).
2) la période "Nanni", la plus intimiste, qui couvre les années 90, où Moretti joue son propre rôle (Journal intime et Aprile), et se prolonge en 2001 avec la Chambre du fils dans lequel il incarne un psychanalyste prénommé "Giovanni", soit le vrai prénom du cinéaste, prénom qu’il réutilisera en 2015 pour Mia madre.
3) la période qu’on pourrait appeler "Ni-ni", ni Nanni ni Giovanni, située entre la Chambre du fils et Mia madre, période plus floue qui voit d’abord Moretti, lors du finale du Caïman (2006), incarner le personnage de Silvio Berlusconi, puis dans Habemus papam (2011), interpréter à nouveau un psychanalyste, celui à qui on fait appel pour aider le pape à surmonter sa dépression. On peut d’ailleurs rattacher à cette période Santiago, Italia (2019), le documentaire qui pour l’instant clôt la filmographie de Moretti et dans lequel, à un moment donné, le cinéaste intervient lui-même devant la caméra pour interpeler un ancien chef de la junte chilienne.

Comme on le voit, la frontière entre les personnages de fiction que Moretti interprète et ceux où il est Nanni Moretti a toujours été très mince et tend même à devenir de plus en plus poreuse, notamment dans les derniers films, où se mêlent l’homme public, qui occupe la scène, politiquement parlant, et l’homme privé, en proie à des questionnements plus personnels (la paternité, la mort de la mère, les affres de la création...). De sorte que c’est la partie inaugurale de l’œuvre, quand le personnage que joue Moretti se nomme Michele (et de façon plus précise Michele Apicella, du nom de jeune fille de sa mère), qui apparaît la plus probante, quant au rapport chez Moretti entre l’auteur et l’acteur, et le fait que ceux-ci soient finalement indissociables. C’est là où se manifeste l’aspect le plus satirique de son œuvre, qui voit l’acteur construire son personnage de Michele et permettre à Moretti de se dévoiler – "Michele" Moretti, rien à voir avec l’actrice Michèle Moretti –, en tant qu’acteur et auteur, avant qu’intervienne en plus la personne Moretti (à partir de Journal intime), rendant l’exposition plus complexe.
Avec Michele, le cinéaste pose ainsi les bases sur lesquelles va se constituer le sujet Moretti: un personnage issu de la petite bourgeoisie, aux idées ancrées à gauche, très à gauche même, et en crise: toujours en conflit avec cette société qu’il juge sévèrement, dans l’esprit de la contestation des années 60, mais sans pour autant s’engager, par la voie de l’action, ce qui fait que la critique ne débouche sur rien, ne faisant qu’affirmer encore plus l’intransigeance du personnage, l’impossibilité chez lui d’une quelconque adaptation, ce qui ne peut conduire qu’à l’échec (entérinant par là-même la fin de l’espérance soixante-huitarde). Dans les trois premiers films, ce désaccord entre le moi et le monde se fait sur un mode caricatural, grotesque, hérité de la comédie italienne, conformément à la radicalité du personnage. Il y a quelque chose d’immature dans cette façon qu’a Michele de tout rejeter en bloc, conférant au personnage un côté très adolescent. Il s’en suit dans les films de cette période, du fait même de l’absence d’action, du caractère velléitaire du personnage, incapable d’agir par peur du "vivre-ensemble" (à tous les niveaux: relation amoureuse, vie familiale, expérience collective), une fragmentation du récit qui enchaîne les scènes sans véritable progression (au sens où elles conduiraient à une forme de dépassement du personnage), donnant l’impression au contraire d’un surplace narratif, marque d’une œuvre fixée dans le présent, celui du désenchantement, par rapport au passé et la promesse d’un bonheur irrémédiablement perdu, sachant qu’il n’y a rien à espérer non plus du futur. Il n’en reste pas moins que si chaque film, pris individuellement, suit la même trame, mal dialectisée (du fait que ça reste inachevé), on peut déceler une progression d’ensemble du personnage (en même temps que l’écriture de Moretti devient de plus en plus fluide), entre le Michele de Je suis un autarcique et celui de Palombella rossa. Si dans les trois premiers films, le personnage revendique son autarcie, dans Bianca et La messe est finie, il témoigne d’une envie sincère de s’ouvrir aux autres, mais fait preuve parallèlement d’une telle rigidité – que n’arrange pas son comportement revêche – que cela ne peut qu’échouer; un échec que Palombella rossa (sous la forme d’une ultime crise existentielle, la plus radicale) tentera de surmonter en repartant de zéro.

Il apparaît ainsi chez Michele une quête inlassable (car impossible à satisfaire) pour atteindre le bonheur. Chaque film est la répétition du même ratage, se différenciant par les "exigences" du personnage qui conduisent au ratage, la manière dont ça rate et comment le personnage y réagit à la fin. Dans Je suis un autarcique, les exigences de Michele – outre celles qu’il exprime en matière de cinéphilie, préférant les films populaires d’autrefois aux films italiens actuels, tel le Pasqualino de Lina Wertmüller – se confondent avec les aspirations politiques de l’après-68, matérialisées ici par son intégration à un groupe de théâtre avant-gardiste, aux allures de secte. L’échec est inscrit d’avance, le film s’attachant à enregistrer l’inexorable délitement du groupe. L’immaturité artistique dont témoigne dans le film l’épreuve du théâtre se double d’une autre immaturité, celle de Michele dans sa vie privée, qui vit seul avec son fils – un enfant sur lequel il n’a aucune autorité – dans un appartement dont il n’oublie pas de rappeler chaque mois à son père de payer le loyer (écho possible au fait que le film, tourné en super 8, avait été financé par le propre père de Moretti, qui apparaîtra d’ailleurs régulièrement dans ses films, dans des petits rôles à valeur signifiante quant aux rapports entre le père et le fils, et ce jusqu’à la fin du cycle "Michele"). Il pleure au téléphone quand il appelle la mère de l’enfant, celle-ci lui rétorquant, entre autres, qu’il n’a pas "l’air doux". La fin du film marque celle du groupe dont le chef essaie après la dernière représentation de justifier les ambitions (le réalisme, les provocations, le "quatrième mur" qu’il faut briser) devant un public qui petit à petit déserte la salle, alors que dans les coulisses les comédiens attendent, avant de partir, eux aussi, chacun de leur côté. De cette expérience, il ne reste qu’un sentiment de profonde solitude, d’autant plus fort chez Michele que son fils, auquel il avait fini par s’attacher, a été récupéré par la mère, une femme que Michele ne reverra plus jamais (belle scène d’adieu, filmée sans paroles, qui le voit couper et offrir une mèche de cheveu à la femme), considérant finalement le fait qu’elle l’ait quitté comme "inévitable et juste", ce qu’il associe au "séparatisme des femmes". Soit la disjonction, non seulement entre l’individu et le collectif, mais aussi l’homme et la femme (Lacan parlerait du non-rapport sexuel), que le film met en scène et que le reste du cycle s’attachera à développer.

Dans Ecce bombo, Michele est retourné vivre chez ses parents, qu’il tyrannise quotidiennement, ainsi que sa jeune sœur qu’il accuse de faire grève dans son lycée une semaine avant la fin des cours uniquement pour être en vacances plus tôt. Lui-même est répétiteur, les deux élèves qu’il aide pour leur examen se révélant particulièrement incultes, plus prompts à citer la liste des joueurs du Grand Inter que celle des présidents de la république italienne. C’est l’époque des radio libres (savoureuses scènes avec l’auditeur exposant les idées de son copain éthiopien) et des reportages télé, plus nuls les uns que les autres, sur la jeunesse romaine. Michele fait partie d’un groupe d’auto-conscience, dans l’esprit féministe des années 70, sauf que le groupe est exclusivement masculin et qu’il ne sort pas grand-chose de ces réunions, si ce n’est des blagues potaches, prétendument dadaïstes, qu’on fait au téléphone. Pour Michele, c’est surtout l’occasion de séduire l’épouse d’un des membres du groupe, une relation qui restera évidemment sans suite, Michele étant incapable de vivre avec une femme, comme il l’avoue lui-même, attribuant cette incapacité à un "défaut de fabrication" ("je ne donne rien aux êtres, je me méprise"); sachant également que ce qu’il aime dans la relation avec une femme c’est le début (tomber amoureux, faire la cour, les préliminaires...) et la fin, quand on se quitte, les souvenirs qu’il en reste et l’envie de se revoir parce qu’on ne sait pas quoi se dire. Si le film prend par instants des accents felliniens ("Ça fait très Fellini", dit un des personnages à la vue de tous ces couples en train de danser à la nuit tombée sur la terrasse d’un café), c’est surtout à travers le désœuvrement des cinq du groupe, qui rappelle I vitelloni, ces jeunes oisifs qui vivent aux crochets de leurs parents, une façon de vivre que la mère de Michele fustige, leur reprochant de jouer les décadents alors qu’ils sont restés au stade des boums et des disques de Lucio Battisti. Ce à quoi Michele lui répond (phrase devenue célèbre): "Maman, qu’est-ce que tu sais de nous, les jeunes?", réplique emblématique de l’incompréhension qui existe entre les deux générations, mais aussi des questions sans réponses que se pose Michele sur sa propre condition, comme en témoigne un peu plus tard sa rencontre avec une ancienne amie de lycée qu’il interroge avec insistance pour savoir comment elle vit concrètement et qu’elle lui répond: "je vois des gens... je fais des choses" (phrase devenue culte, elle aussi, car résonant avec la situation d’une bonne partie de la jeunesse italienne, soucieuse d’autonomie mais sans travail). Au-delà des agressions verbales dont Michele est coutumier, contre sa mère qui parle mal (un italien empreint de dialecte), son père qu’il finit par gifler, le poussant à "abandonner le domicile conjugal", les femmes avec qui il se montre jaloux et possessif, ou encore les films sans morale d’Alberto Sordi, chez qui "rouges ou noirs c’est pareil", il se dégage d’Ecce bombo une réelle tristesse, une douleur même, dont Michele est porteur, à l’instar de la jeune femme dite schizophrène mais surtout mélancolique que le groupe décide d’aller voir à la fin, une promesse rapidement oubliée, sauf par Michele, qui se retrouve seul face à elle sans rien pouvoir lui dire, comme si leur angoisse respective se faisaient écho. Reste le titre, Ecce bombo – "voici le bomb-homme", l’homme à la bonbonne? –, emprunté au cri du marchand ambulant qui transporte sa bonbonne sur un triporteur et qu’aperçoit le groupe un matin, après une nuit passée sur la plage, un titre mystérieux, à l’image de cette période dont le film rend compte, non seulement trouble, sur le plan politique, mais surtout incertaine, pour toute une jeunesse.

Avec Sogni d’oro, Michele change de statut. C’est un cinéaste, reconnu dans les milieux intellectuels, mais à qui l’on reproche, lors des débats où il est invité, de faire toujours le même film (le portrait à son image des jeunes d’aujourd’hui) et de méconnaître "le paysan de Lucanie, le berger des Abruzzes et la ménagère de Trévise" (c’est le running gag du film). Le télescopage entre Moretti et Michele est ici à son comble, ce qui explique peut-être que l’autodérision soit également poussée à son maximum. Michele est un personnage assez odieux, arrogant, qui méprise les autres, à commencer par ses collègues réalisateurs. Toujours aussi hargneux et colérique, il se révèle encore plus violent que dans le film précédent, frappant régulièrement son assistant, pire: allant même jusqu’à battre sa mère. Cet aspect du personnage contraste, en même temps qu’il s’accorde, avec son côté grand enfant, qui vit encore avec sa mère, raffole des pâtisseries (ah! la Sachertorte) et aime faire des parties de football miniature. Un côté régressif que symbolise le film qu’il est en train de tourner, au titre explicite: La mamma di Freud, où l’on découvre un Freud aussi infantile que lui sinon plus (il a besoin que sa mère lui chante une berceuse pour s’endormir). Quant à l’amour, il n’est même plus balbutié, il est d’emblée posé comme impossible, ne s’exprimant que sur le mode du rêve (le personnage s’imagine en professeur amoureux de son élève). C’est dans Sogni d’oro que se dévoile la dimension schizoïde du personnage (ce que Bianca illustrera), avec d’un côté ce qu’il est – un metteur en scène à l’égo démesuré, plus narcissique que jamais (c’est son portrait qui trône dans sa chambre, au-dessus du lit, et non plus celui de Buster Keaton) –, et de l’autre, son double halluciné, présent sous deux formes: l’une comique, c’est le personnage bouffon de Freud; l’autre tragique, c’est le personnage tourmenté du professeur. Deux formes qui ne peuvent conduire qu’au fiasco, comme attendu, le délire en plus. Tout au long du film Michele est confronté à un rival qui prépare une comédie musicale sur la "génération 68". Pour les départager la télévision organise un "combat" dans l’esprit de ce que sera la chaîne Canale 5 de Berlusconi et ses programmes de télé-poubelle, sommet de vulgarité. Dans l’ultime épreuve, où les deux candidats déguisés en pingouin doivent briser un œuf géant en résistant aux seaux d’eau que leur balance l’équipe adverse, Michele est battu. Fou de rage devant ce qu’il vit comme une humiliation, il invective le public ("pubblico di merda!"). La rupture avec celui-ci est consommée. Et probablement aussi avec la critique qui par la suite vient assister dans l’indifférence à la projection de son film, présenté par Michele, sans conviction aucune, comme son plus beau. Plus seul encore qu’au début, le personnage prend conscience de son rejet, ce que traduit le dernier plan, imaginaire, où, retrouvant la jeune fille qu’il aime, le double de Michele, sourd au monde qui l’entoure (il n’entend pas ce qu’elle lui dit), commence à se métamorphoser, révélant la "monstruosité" qu’il a en lui... Transformé en loup-garou (voire une sorte de Mr Hyde si l’on tient compte de la scène précédente qui le montrait agresser les passants avec sa canne, une référence possible à l’Opale de Jean Renoir), le cauchemar vire à l’horreur, entraînant la fuite de la jeune fille, terrifiée, mais aussi la sienne, lancé à ses trousses en criant: "Je ne veux pas mourir!", réponse du double au modèle original qui, au sortir de l’émission de télé, voulait mourir. Comme si, en dépit des avatars et du sentiment d’exclusion, dans un monde dont il n’attend plus rien, l’imagination, la fiction, et donc le cinéma, restaient la seule issue possible, quelque chose de suffisamment fort pour que resurgisse, in extremis, l’envie de vivre.

Sogni d’oro marque ainsi la fin de la première partie du cycle. Le personnage est arrivé à un point de rupture. Pour aller plus loin, il lui faut une nouvelle trajectoire. Dans Bianca, Michele manifeste une étrangeté qui le rend plus opaque que précédemment. Peut-être s’agit-il de son double, celui de Sogni d’oro. Michele est professeur de mathématiques et tombe amoureux d’une jeune femme, Bianca, interprétée par la même actrice (Laura Morante), surgie comme par magie et qui, lorsqu’elle l’aperçoit la première fois, en train d'épier derrière la fenêtre de l’école, pousse le même cri d’épouvante que dans l’épilogue. Comme si, de Sogni d’oro, c’est la partie onirique que Bianca prolongeait, développant ainsi la part monstrueuse du personnage. Michele a été muté dans un lycée "alternatif", le lycée Marilyn Monroe, une école pour le moins excentrique, dont les méthodes d’enseignement – placées sous l’égide de Jerry Lewis et Dean Martin (ainsi que Dino Zoff, l’équipe d’Italie vient de remporter la Coupe du monde de football) – résonnent avec celles du théâtre expérimental de Je suis un autarcique. Toujours irascible et sujet à des accès de violence (qui le verra se battre avec ses élèves), comme à des moments de pure régression (il calme ses angoisses en dévorant la nuit des tartines de Nutella qu’il extrait d’un énorme pot – pour pas mal d’Italiens, dont Moretti?, le Nutella serait de gauche), le personnage se singularise par son côté intrusif: observant, questionnant, sans cesse les autres, dès l’instant qu’il s’agit de couples censés connaître le bonheur, ce bonheur que, lui, n’atteindra jamais, parce que le voulant "absolu". Si Michele ne peut finalement que rêver au bonheur, à travers le personnage de Bianca (dont le nom évoque une figure diaphane, mi-réelle mi-fantasmée), sans pouvoir le vivre concrètement, du fait de ses principes, c’est à l’extérieur, par sa position de voyeur, qu’il y accède, via le bonheur des autres, comme s’il s’agissait du sien. D’où le sentiment de trahison quand celui ou celle du couple d’en face (le film fait écho à la Femme d’à côté de Truffaut) manque à ses devoirs de "bonheur conjugal". Et l’envie dès lors de supprimer le fautif, de le rayer de ses fiches qu’il a rédigées sur chacun, méthodiquement. Le personnage est fou, il va sans dire. Or le fait que les meurtres commis dans le film ne soient pas montrés, Moretti se contentant des aveux de Michele au commissaire, crée non pas un doute (tout l’accuse) mais un flou autour du personnage. Qui est-il réellement? Un personnage divisé, égaré entre ses différentes personnalités, entre le Michele bis, personnage maniaque, à la logique implacable, en proie à des interrogations angoissantes (cf. la scène où il se trouve désorienté devant le carré magique de Dürer que lui soumet un élève – sachant que chez Dürer, le carré magique est associé aux idées noires); et son double criminel, qu’on ne voit pas, masqué par les bizarreries de Michele, mais néanmoins présent, précipitant le personnage dans l’enfermement que constituent la folie et finalement la prison.

Après, le personnage n’est évidemment plus le même. Dans La messe est finie, il devient prêtre (une forme de rédemption?) et change de nom. Et dans Palombella rossa, parce que l’expérience religieuse n’aura pas été concluante, il perd la mémoire, meilleure façon d’effacer le passé. Les deux films ont valeur de régénération. Le premier voit donc Michele (alias "don Giulio"), comme rajeuni (Moretti y est imberbe), rentrer au pays (il est nommé dans une paroisse abandonnée, près de Rome), après avoir célébré un mariage où il a rappelé les trois choses les plus importantes auxquelles les mariés sont astreints: 1) la fidélité réciproque; 2) l’éducation des enfants; 3) ... la fidélité réciproque, clin d’œil de Moretti au Michele de Bianca obsédé par l’infidélité de ses voisins, qui trouve ainsi en don Giulio un successeur, un nouveau Michele, lavé de ses fautes (il a aussi un passé de gauchiste) et dont le célibat le préserve des angoisses de la vie amoureuse (contrairement au prêtre défroqué qu’il remplace), voué à "aider" les autres (les anciens amis, la famille), mais dans les règles cette fois de sa mission. Sauf qu’il a conservé le tempérament impulsif et coléreux (cf. la scène irrésistible où, invité à déjeuner chez l’ancien prêtre et son épouse, la façon avec laquelle il est reçu, celui-ci en débardeur, elle en pantoufles, sans compter les tortellini immangeables, finit par le faire exploser) qui sied au personnage. S’il ne passe pas à l’acte, il n’en garde pas moins l’envie par moments de frapper ses ouailles, une violence contenue qu’il libère du coup sur les membres de sa famille: la sœur qui veut se faire avorter; le père qui, inversement, veut faire un enfant à sa jeune maîtresse. Et à côté, comme pour relâcher la tension, ces mêmes comportements infantiles, comme, par exemple, jouer au circuit de voitures électriques. C’est que sa vision du monde reste toujours aussi biaisée, faussement altruiste (ses actions sont guidées par ce qu’il tolère ou pas et non par une véritable éthique). Ce que le film, en revanche, révèle de nouveau, c’est l’attachement à la mère. La mère aimante et malheureuse qui s’est suicidée, un geste que don Giulio ne lui pardonnera jamais, dit-il... non parce qu’il a vécu avec elle les plus beaux jours de sa vie, mais parce qu’elle était là pour l’écouter lui raconter ces moments où il était heureux. La fin est magnifique, peut-être ce que Moretti a filmé de plus beau. Lors d’une ultime messe, qui boucle le film (puisqu’on y célèbre comme au début un mariage), Michele/Giulio rappelle que "nul ne peut être aimé comme par sa propre mère" et que s’il croit au bonheur, la solitude, elle, n’apporte pas le bonheur. C’est pourtant ce à quoi il se résout. Conscient de n’avoir rien pu pour les autres, mais sous le coup aussi de la douleur, il a décidé de partir très loin, vers les terres australes, là où le vent rend fou. Avec pour seul bagage, le souvenir de ce qu’était le bonheur (le temps des nougatines, mi-chocolat mi-caramel, et des premières mandarines de l'année, que la mère offrait lors des fêtes), ce que lui rappellent, à leur manière, les paroissiens quand, maintenant que "la messe est finie", ils se mettent à danser, en couples, dans l’église, sur "Ritornerai" de Bruno Lauzi. "Tu reviendras", c’est leur réponse à son envie de partir, un message adressé aussi, indirectement, à la mère, à travers cette célèbre chanson des années 60...

Si Nanni Moretti est un cinéaste autocentrique, Michele, lui, se révèle plus complexe, paradoxal, incapable de trouver l’équilibre entre le moi et les autres, à la fois narcissique, égocentrique (qui a besoin du regard des autres) et égotiste (qui dans son discours ramène constamment tout à soi). On lui chantait "Ritornerai" à la fin de La messe est finie et, de fait, il est revenu. Encore une fois. Pour un dernier tour de piste, en l’occurrence de piscine, avec Palombella rossa, sous les traits d’un cadre du PCI, le Parti à l’heure de son déclin, comme l’étaient précédemment l’Ecole et l’Eglise. Autant dire que le personnage est à reconstruire (entièrement), et ce par le biais de l’amnésie dont il est victime au début, permettant, le temps d’un match de water-polo (un sport que Michele pratique depuis vingt-cinq ans et qu’il aime surtout, se rappellera-t-il, pour les voyages en car, les insultes du public et les coups de pieds de l’adversaire – le match se joue "à l’extérieur"), de refaire progressivement surface, grâce aux souvenirs qu’ont de lui les autres ("ti ricordo...") et son goût du langage – essentiel chez Moretti –, le film rappelant aussi, par les thèmes abordés, tous les films précédents (Palombella rossa est comme un palimpseste). Et ainsi, une fois "reconstruit", après s’être confronté de nouveau aux staliniens, aux fascistes, aux catholiques et aux journalistes, de revivre l’expérience de l’échec, via le pénalty final... forcément raté. Mais Palombella rossa, dont le titre évoque le "lob", spécialité de Michele quand il tire au but – de la trajectoire parabolique du lob à la parabole (politique) proprement dite –, vaut également par sa symbolique, la symbolique de l’eau, déjà présente dans La messe est finie (cf. le générique), qui donne aux scènes dans la piscine l’image d’un retour aux origines. C’est le retour à la mère (prolongeant, donc, le finale de La messe, et avant l’hommage que constituera vingt-cinq ans plus tard Mia madre), la nostalgie de l’enfance dont il reste le penchant pour les sucreries, ce bonheur à jamais disparu, le seul finalement que Michele ait vraiment connu. Bonheur aussi des années 60, époque idéalisée, qui est celle des rêves, des illusions, des croyances en tout genre. Ce à quoi renvoie, au-delà de sa vision du bolchevisme, le film de David Lean, le Docteur Jivago, dont Michele espère, quand il revoit (revit) la fin, qu’Omar Sharif, vieilli et épuisé, réussisse à rejoindre Julie Christie, alors qu’il connaît le film par cœur. Ce moment de croyance qui fait qu’on oublie provisoirement la fin, qu’on se plaît à rêver d’une fin qui n’arrivera pas, c’est le temps de l’utopie, d’un ailleurs nostalgique qui n’existe pas. On sait que le personnage va mourir mais là, à l’instant où il s’élance pour rattraper celle qu'il a toujours aimée, il vit encore et on y croit. La mort de Jivago, c’est la "mort" de Michele, qui marque l’échec du processus d’apprentissage que représente la période "Michele Apicella" chez Moretti. Mais croire, de façon irréaliste, à une autre fin possible, c’est croire aussi à la renaissance de Michele, par ce retour à la mère, cette mère qu’il retrouve après un second accident, répétant celui du début. Et pour Moretti, à travers l’image du grand ballon rouge qui tel un soleil se lève dans le ciel, la possibilité d’un nouvel horizon.

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